Skip to main content

Full text of "L'Artiste; revue de l'art contemporaine"

See other formats


^ê^^m 


1 

^àtT 

1^ 

i^ 

ByiK^ 

PURCHASED  FOR  THE 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 

FROM  THE 

CANADA  COUNCIL  SPECIAL  GRANT 

FOR 


HISTORY  OF  ART 


► 


L'ARTI  STE 


58«   ANNEE 


1888 


TYPOGRAPHIK 


EDMOND    MONNOYER 


LE     MANS    (Sarthe) 


LARTISTE 


T{EVUE    VE    TqA\IS 


HISTOIRE     DE     L'ART     CONTEMPORAIN 


58*     ANNÉE 


1888 


TOME     PREMIER 


PA  R  I  S 
AUX     BUREAUX     I)K     L'ARllSTE 

44,       QUAI       DES      ORFÈVRES,       44 

MDCCCLXXXVIII 


im 


L'Artiste 


MAISON    DE    MILLET 

a  Gruchy-Grcville. 
Imp.  A.  Porcabmif . 


AU    PAYS    DE    MILLET 


(GRUCHY-G RE VILLE) 


ux  dernières  vacances  —  époque  où 
il  est  convenu  que  les  Parisiens  doivent 
s'échapper  de  Paris  —  le  vent  du 
hasard  nous  poussa  du  côté  de  Cher- 
bourg. A  la  gare,  une  patache  nous 
prit,  qui  après  avoir  roulé  pendant 
l'espace  de  trois  lieues,  dans  la  direc- 
tion de  l'ouest,  nous  déposa  au  lieu 
dit  Landemer,  au  front  d'une  haute 
falaise,  devant  une  porte,  au-dessus  de 
laquelle  on  lit  :  maison  millet. 
Nous  truu\ons  asile  chez  le  frère  cadet  du  grand  artiste,  honnête  menuisier 
qui  tient  là  une  petite  hôtellerie-restaurant,  où  les  bons  Cherbourgeois  viennent, 
en  parties  joyeuses,  le  dimanche,  tabler  et  chanter  après  boire  sous  la  tonnelle  : 
séjour  absolument  rustique,  dont  le  confort  élémentaire  est  relevé  par  la 
pureté  de  l'air  et  le  pittoresque  de  la  situation. 

Devant    nous,    c'est-à-dire    au    nord-est,    la    Manche    avec    ses    immensités 
relatives.  Je  dis  relatives,  parce  que,  à  six   ou   sept  kilomètres  derrière  nous, 
1888  —  l'artiste  —  T.  I  I 


L'ARTISTE 


c'est-à-dire  au  sud-ouest,  se  trouve  une  autre  rive  faisant  face  aux  vastitudes 
beaucoup  plus  imposantes  de  l'Atlantique.  , 

Nous  sommes  au  point  d'étranglemement  de  la  langue  de  terre  qui,  sous 
le  nom  de  la  Hague,  forme  entre  deux  mers  une  sorte  de  région  bien  distincte, 
tant  comme  configuration  du  sol,  que  comme  nature  de  végétation  et,  je  crois 
même  aussi,  comme  type  d'habitants. 

A  l'est,  au  lointain,  Cherbourg  et  sa  fameuse  digue,  qui  lui  cache  la  vraie 
mer;  plus  près  une  longue  plage  sableuse,  que  bordent  des  prairies,  au  travers 
desquelles  s'aventurent  quelques  arbres  tordus  et  tourmentés  par  les  rafales 
du  large.  A  droite  des  prés,  la  base  légèrement  inclinée  de  coteaux  à  pente 
douce,  tout  feuillus.  De  ci  de  là  des  villas,  des  chalets,  des  hameaux,  des 
villages,  que  dominent  deux  ou  trois  petits  clochers. 

Juste  au  bas  de  notre  logis,  dans  la  coupure  que  fait  un  ruisseau,  jasant  au 
fond  d'une  herbeuse  vallée,  commence  cette  Hague  aux  aspects  particuliers. 

De  là  part,  pour  accidenter  capricieusement  le  rivage,  la  falaise,  dont  les 
hauts  profils  mordent  à  noires  dents  sur  le  pourpre  ardent  des  couchers  de 
soleil  —  non  pas  la  falaise  dite  normande,  butte  crayeuse  se  ravinant,  s'écroulant 
à  pic  sous  les  attaques  du  flot,  mais  la  sourcilleuse,  la  fière  falaise  de  granit, 
déjà  tout  armoricaine. 

Comme  rivage,  un  chaos  de  blocs  que  blanchit  la  vague  ou  que  noircissent  le 
soleil  et  les  brumes;  aux  flancs  escarpés  un  revêtement  obscur  d'ajoncs  et 
de  fougères;  au  sommet,  tantôt  de  lourdes  croupes  nues  d'un  gris  de  fer, 
tantôt  des  pics  aux  silhouettes  farouches,  toutes  barbues  de  lierre  sombre, 
toutes  moustachues  d'herbes  folles. 

Ça  et  là,  au  fond  des  criques  qui  festonnent  la  côte,  des  grottes  ouvrent  leur 
gueule  sinistre,  où  la  haute  mer  vient  se  tordre  et  mugir.  A  travers  les  pentes, 
pacages  communaux,  errent,  laissés  à  eux  mêmes,  deux  pieds  entravés, 
quelques  moutons  aux  ternes  toisons.  En  bas,  le  douanier,  allant  et  venant, 
d'une  marche  ennuyée,  de  l'une  à  l'autre  des  huttes  de  terre  et  de  paille  où 
il  s'abrite  pendant  la  pluie,  tache  de  son  triste  habit  vert  et  du  brillant  de 
sa  carabine  le  sentier  roux  que  ses  pas  ont  tracé. 

Si  nous  gagnons  le  haut  pays,  formant  plateau  sur  un  espace  de  quelque  deux 
lieues  de  large,  entre  les  deux  versants  opposés  des  falaises,  partout  une 
végétation  assez  intense,  d'ailleurs  favorisée  par  un  climat  brumeux,  mais 
exceptionnellement  doux,  où  le  fuchsia,  l'hortensia,  l'oranger  et  certains 
palmiers  même,  peuvent  hiverner  en  pleine  terre;  mais  sans  cesse  passent 
d'une  mer  à  l'autre,  par-dessus  cette  presqu'île  ou  pointe  de  continent,  les 
souffles  salins,  qui,  jetant  un  hâle  bronzé  sur  toutes  les  verdures,  semblent 
frtipper  d'interdit  tout  essor  qui  gênerait  leur  passage. 

Là,  point  d'arbre  qui  puisse  librement,  finement,  follement   écheveler   son 


AU    PAYS   DE   MILLET 


feuillage,  point  de  haie  même  qui  darde  hardies  vers  le  ciel  ses  pousses 
nouvelles.  Là,  rien  ne  s'élève  que  pour  se  rabattre  bientôt.  Presque  nulle  pointe 
visant  le  zénith.  En  vain  chercheriez-vous  à  tailler,  même  sur  le  saule,  même 
sur  le  coudrier,  le  bâton  droit  du  voyageur.  Toute  ramure  se  tord,  se  pelotonne, 
s'enchevêtre  sur  elle-même,  comprimée  par  les  haleines  de  l'océan. 

Là,  d'ailleurs,  ni  taillis,  ni  futaies,  non  plus  que  larges  champs  en  culture.  A 
peine  quelques  lopins  de  céréales  ou  de  racines  potagères.  Partout  ailleurs, 
des  pâtures  permanentes  closes  de  haies,  nues  pour  la  plupart,  quelques-unes 
plantées  de  pommiers  bas  et  plats. 

Entre  ces  haies  touffues,  se  cachent  pour  le  passage  des  bestiaux  et  des  gens 
qui  vont  aux  clôtures,  des  chemins,  des  sentiers  creux  et  comme  couverts;  en 
les  suivant,  point  de  plus  longue  échappée  pour  le  regard  qu'une  autre  haie,  vue 
au  bout  du  champ,  à  travers  la  barrière  qui  sert  de  porte  à  cette  enceinte. 

Sur  ce  territoire,  à  peine  ondulé,  une  ou  deux  vallées  cependant  se-  creusent, 
qui,  dans  leur  profondeur,  où  court  un  clair  ruisseau,  cachent  de  tout  autres 
aspects.  En  ces  contre-bas,  dont  les  replis  défient  les  vents  de  mer,  liberté 
pleine  aux  prés  de  verdir  gaîment,  à  l'arbrisseau,  à  l'arbre  d'élancer,  d'étaler 
leurs  rameaux.  Là,  se  voient  de  légères  feuillées,  peintes  de  touches  claires 
drapant  les  moulins,  dont  on  entend  le  joyeux  tic  tac  et  qui,  tout  blancs  poudrés, 
font  coquette  mine  au  milieu  de  ces  luxuriantes  fraîcheurs  :  seul  franc  sourire, 
seule  note  un  peu  bruyante  en  cette  mélancolique  région,  d'un  coloris  que  je 
voudrais  qualifier  silencieux  et  sourd. 

Un  jour  donc  nous  avions  trouvé...  —  nous,  c'est-à-dire  le  jeune  graveur  dont 
L'Artiste  a  déjà  publié  quelques  planches,  et  moi  —  nous  avions  trouvé  et 
suivi,  au  bruit  de  sa  claire  chanson,  un  de  ces  ruisseaux  qui,  après  quelques 
détours  dans  la  vallée,  nous  avait  forcément  conduits  au  rivage  désolé;  ses 
douces  eaux  tombaient  là  en  cascade  brillante,  dans  un  gouffre  de  roches  brunes, 
où  la  langue  écumeuse  et  clapotante  du  flot  amer  venait  les  boire. 

Pour  savoir  si  par  là  existent  quelque  autre  de  ces  oasis,  nous  longeons  la 
côte.  Bientôt  un  fil  humide,  coupant  la  falaise,  nous  fait  prendre  un  sentier  qui 
raye  obliquement  la  pente,  à  travers  les  bruyères.  Et  quand,  après  une  rude 
escalade,  nous  croyons  que  nos  regards  vont  plonger  dans  une  gorge  verte,  de- 
vant nous  se  montre  une  morne  ondulation  de  champs,  qu'entrecoupent  encore 
ces  mêmes  haies  obscures,  par-dessus  lesquelles  un  hameau  disperse  des  murs 
d'un  gris  de  cendre,  et  des  toits  couverts  de  lames  de  pierres  verdàtres,  empâtées 
de  chaux  d'un  blanc  cru. 

A  ce  moment  passent  près  de  nous  un  homme,  une  femme  allant  o  faire  »  de 
l'ajonc  et  de  la  bruyère  sur  la  falaise  :  tous  deux  chaussés  de  gros  sabots  plats  et 
camards;  l'homme,  la  face  perdue  jusqu'aux  lèvres  sous  le  cône  d'un  vieux 
feutre  éraillé  ;  aux  flancs  une  large  ceinture  brune  ;  une   main  dans   le  gant  de 


L'ARTISTE 


cuir  qui  doit  la  protéger  des  piqûres  de  l'ajonc  ;  la  femme  coiffée  de  deux  madras 
décolorés,  l'un  serrant  la  tête  jusqu'au  sourcils,  l'autre  formant  par-dessus,  pour 
abri  de  soleil,  barrette  à  deux  versants.  Au-dessous  d'un  corsage  de  cotonnade, 
une  épaisse  jupe  noirâtre  tombe  à  plis  lourds  des  hanches  rebondies.  Nous  leur 
demandons  le  nom  de  ce  hameau  :  «  Gruchy,  répond  l'homme.  —  Le  village  de 
Gréville  doit  être  sur  la  gauche?  —  Ah  1  pardon  !  sur  la  droite.  —  Est-il  encore 
loin  d'ici?  —  Ah  1  pardon!  cinq  minutes  au  plus.  —  Ce  chemin-là  doit  y  con- 
duire? —  Ahl  pardon  1  il  vous  faudra  prendre  à  gauche  du  lavoir,  puis  tourner 
à  droite,  après  une  grande  cour.  » 

«  Ahl  pardon!  »  et  toujours  «  Ah!  pardon!  »  chaque  fois  que  la  réponse 
appelle  la  négative.  Dans  le  langage  du  pays  la  particule  non  semble  sans  doute 
comporter  un  trop  blessant  démenti  :  o  Ah  !  pardon  !  »  la  supplée  invariablement. 

Très  curieux  d'ailleurs,  mais  parfois  assez  difficile  à  entendre,  le  langage  local, 
français  dénaturé  et  non  patois  proprement  dit  :  traînant,  contenu,  avec  de 
molles  inflexions  et  des  finales  flûtées;  maintes  fois  le  cAe  y  remplace  le  s  ou 
le  c  doux,  et,  par  contre,'  le  que  substitue  sa  dureté  à  la  douceur  du  cAc normal; 
la  diphtongue  y  perd  sa  dualité,  et  volontiers  le  pronom  s'en  esquive. 

Par  exemple,  la  robuste  vachère  —  qui,  malgré  les  ardeurs  de  l'été,  aura  mis 
sur  elle  tous  les  jupons  qu'elle  possède,  pour  que  l'épaisseur  de  sa  taille  la  fasse 
considérer  comme  une  belle  barque  (gaillarde),  —  la  vachère  vous  dira,  parlant 
de  la  bête  qu'elle  trait  :  «  C'est  n'bonne  vaque,  ma  n'est  pas  bi  douche;  :^ aurait 
bitôt  d'né  in  coup  dé  chabot  (C'est  une  bonne  vache,  mais  elle  n'est  pas  bien 
douce,  elle  vous  aurait  bientôt  donné  un  coup  de  sabot.)  » 

Nous  passons.  Longeant  un  ados  pierreux,  nous  arrivons  au  lavoir,  creusé 
en  plein  rocher,  devant  une  de  ces  massives  maisons,  à  peine  ajourées,  bâties  et 
couvertes  de  pierres,  qui  sont  les  chaumières  du  pays.  Là  une  vieille  femme  est 
agenouillée  qui  tord  et  bat,  sur  la  dalle  oblique,  quelques  nippes  sordides.  Pour 
nous  regarder  passer,  elle  soulève  la  corne  du  gros  mouchoir  bleu  dont  elle  a 
noué  les  pointes  sous  son  cou  et  qui  nous  cachait  son  visage. 

Une  génisse,  montrant  à  un  fenêtron  d  etable  son  mufle  fauve  et  son  œil 
stupide,  nous  salue  d'un  rauque  beuglement. 

«  En  prenant  à  gauche  du  lavoir,  ont-ils  dit,  nous  devons  arriver  dans  une 
grande  cour  ».  Cette  cour,  la  voici  sans  doute  :  espace  séparant  une  maison 
d'habitation  à  porte  basse,  à  fenêtres  étroites,  des  granges,  étables  ou  remises 
formant  un  long  bâtiment  qui  du  pied  au  faîte  ne  montre  que  pierres  grises  ou 
dalles  verdàtres.  Sur  le  sol,  jonché  de  bruyères  sèches,  une  charrette  dételée,  des 
brouettes,  des  faux  disent  les  travaux  de  la  ferme.  Entre  la  maison  et  les  granges, 
seul  horizon  du  logis,  dans  une  sorte  de  haute  ruche  pointue,  bâtie  de  cette 
même  et  éternelle  pierre  grise,  s'ouvre  une  niche,  où  l'on  voit  la  poulie  et  la 
chaîne  d'un  puits. 


AU    PAYS    DE    MILLET 


Mais  dans  ce  mur,  au-dessus  de  la  porte,  une  pierre  plate  est  encastrée,  où 
quelques  mots  ont  été  gravés.  Nous  lisons  : 


Le  peintre  J. -François  Millet 
est  né  dans   cette  maison 

LE    4    OCTOBRE    l8l5 


Non  seulement  c'est  là  qu'il  est  né,  mais  qu'il  a  vécu  ses  vingt  et  une  premières 
années,  me  dit  la  fermière  —  la  sœur  de  l'illustre  défunt  —  qui  est  venue  sur  le 
seuil,  pendant  que  le  jeune  graveur  est  allé  tout  aussitôt  s'installer  sur  le  bran- 
card de  la  charrette,  pour  crayonner  un  souvenir  de  cette  demeure  désormais 
historique. 

n  Entrez,  Monsieur  ».  —  J'entre.  L'intérieur,  où  l'exquise  propreté  dit  l'ordre 
et  l'aisance,  est  resté  ce  qu'il  était  au  temps  de  l'enfance  du  peintre. 

Haute  cheminée,  meubles  et  sièges  de  sapin  bruni,  escabeaux,  horloge  dans 
sa  gaine. 

«  C'est  là,  voyez-vous,  près  de  cette  fenêtre  (à  vitres  étroites,  au  travers  des- 
quelles ne  se  voient  que  le  puits  gris  et  les  granges  grises),  c'est  là  qu'il  se 
mettait  toujours  «  depuis  tout  petit  »  pour  faire  ses  dessins.  Oh!  oui,  depuis 
tout  petit!  Un  jour,  à  peine  avait-il  quatre  ans  alors,  le  père  demandait  aux 
enfants  le  métier  qu'ils  voudraient  prendre...  «  Moi,  dit  François,  je  ferai  des 
0  /lommes  (des  bonshommes)  ».  Il  en  faisait  déjà.  Et  il  en  a  fait,  chez  nous,  pendant 
au  moins  vingt  ans,  tout  en  travaillant  à  la  ferme,  sans  que  personne  y  fit  trop 
attention,  et  sans  qu'on  pensât  que  François  dût  jamais  quitter  l'état  de  paysan. 
Mais  voilà  qu'un  jour  des  messieurs  virent  ses  dessins.  Ils  dirent  au  père  de 
l'envoyer  à  Cherbourg,  à  l'école  de  la  ville.  On  l'y  envoya.  Il  avait  vingt  et  un 
ans  et  quelques  mois;  il  eut  le  premier  prix.  Ce  prix  lui  valut  une  pension  de 
la  ville  pour  aller  à  Paris.  11  y  alla.  Et  c'est  seulement  depuis  qu'il  ne  fut  plus 
paysan  de  son  métier. 

—  Est-il  resté  quelques-uns  de  ses  dessins  d'enfance? 

—  Aucun  dans  la  famille.  Tout  s'est  perdu,  ou  à  peu  près.  Un  bourgeois  de 
Cherbourg  —  qui  a  d'ailleurs  un  chalet  à  Landemer,  à  côté  de  l'auberge  de  mon 
frère,  —  a  cependant  dans  ce  chalet,  une  grande  image  de  berger  avec  des 
moutons,  et  aussi  le  dessin  qui  valut  à  François  le  prix  de  la  ville.  —  Il  vous  le 
montrera  volontiers.  » 

(Nous  les  vîmes,  en  effet,  au  retour.  Le  dessin  de  concours  est  une  tête 
classique  quelconque,  vigoureusement  hachurée  au  crayon  noir.  L'autre  dessin, 
quoiqu'une  note  manuscrite  mise  au  bas  dise  que  le  jeune  paysan  le  fit  sans 


L'ARTISTE 


avoir  encore  jamais  vu  ni  tableau,  ni  gravures,  est  très  e'videmment  inspiré, 
comme  composition,  de  quelque  image  d'  Estelle  et  Némorin,  venue  d'Épinal  ou 
de  Montbe'liard,  car,  assis  dans  une  attitude  de  trumeau,  une  fontaine  à  ses  pieds, 
le  berger  joue  du  chalumeau;  une  houlette  est,  je  crois,  près  de  lui;  mais  le 
paysage  est  bien  pris  dans  la  falaise  rocheuse  qui  avoisine  le  hameau  natal;  mais 
le  berger  est  bien  un  homme  du  pays  ;  mais  les  moutons  sont  bien  des  bêtes  des 
bruyères.) 

Le  croquis  de  la  maison  est  achevé.  Nous  nous  dirigeons  sur  Gréville,  ce 
village  dont  la  vieille  et  simple  église,  depuis  qu'elle  figure  à  l'état  de  chef-d'œuvre 
pictural  au  Louvre,  est  devenue  l'objet  d'un  pèlerinage  artistique. 

Le  chemin  suivi  nous  mène  en  face  du  portail  sans  style  précis,  dont  l'âge  nous 
échappe,  mais  qui  date  assurément  d'avant  la  conquête  française  de  cette  terre 
normande. 

Dans  le  cimetière  qui  entoure  l'église,  bien  que  les  couches  funèbres  y  soient 
très  nombreuses,  à  peine  quelques  petits  monuments  (érigés  sans  doute  par  des 
familles  bourgeoises,  nouvelles  venues  au  pays,  car  on  n'en  voit  aucune  dans  le 
tableau  de  Millet,  fait  il  y  a  dix-sept  ans),  couvrent  çà  et  là  une  dépouille  mortelle. 
Partout  ailleurs  de  longues  rangées  de  tertres  bombant  le  gazon;  mais  pas  une 
croix  ne  les  surmonte,  pas  un  nom  rappelé  sur  le  bois  noir  ou  sur  la  pierre 
blanche,  pas  une  fleur  plantée  ou  déposée,  pas  une  couronne;  aucun  hommage 
enfin  de  ceux  qui  sont  encore  à  ceux  qui  ne  sont  plus.  Est-ce  abandon  réel,  ou 
forme  plus  intime  du  pieux  souvenir?... 

Comme  nous  cherchons  à  nous  rendre  compte  du  point  perspectif  où  l'artiste 
a  dû  se  placer  pour  disposer  son  célèbre  tableau,  un  prêtre  sort  de  l'église.  Jeune 
encore,  à  physionomie  très  ouverte,  très  accueillante,  l'aimable  desservant  nous 
est  aussitôt  un  zélé  cicérone.  Après  un  coup  d'oeil  donné  au  pauvre  mais  très 
caractéristique  intérieur  de  l'église,  où  pour  toute  œuvre  d'art  ne  se  voient  guère 
que  quatre  bizarres  images  d'animaux,  servant  de  chapiteaux  aux  colonnettes 
d'une  voussure  de  chapelle,  où  elles  symbolisent  les  évangélistes,  nous  nous 
dirigeons,  à  travers  le  cimetière,  vers  une  maison  dont  les  fenêtres  regardent  de 
biais  le  côté  sud  du  vieil  édifice.  C'est  la  très  rustique  mais  très  proprette  petite 
auberge,  où  papa  et  maman  Polidor  —  deux  des  plus  braves  gens  de  toute  la 
Hague,  nous  dit  M.  le  curé  —  donnèrent  en  1870,  l'hospitalité  au  peintre  et  à  sa 
famille,  que  la  venue  des  Prussiens  avait  chassés  de  Barbizon.  Il  prit  sa  vue  d'une 
des  fenêtres  du  premier  (celle  de  la  petite  salle  à  manger,  où  de  nombreux  tou- 
ristes s'asseoient  chaque  année,  pour  avoir  devant  eux,  pendant  le  repas,  l'original 
du  chef-d'œuvre,  à  côté  est  la  chambre,  le  lit,  qu'occupa  le  peintre,  et  qui  pen- 
dant la  belle  saison,  restent  bien  rarement  inoccupés,  non  plus  que  deux  ou  trois 
autres  chambrettes  où  logeaient  les  enfants.  Ah!  c'est  qu'il  y  en  avait,  des  enfants! 
«  Figurez-vous,  monsieur,  qu'ils  nous  arrivèrent  à  onze  personnes  !  le  père,  la 


AU    PAYS   DE   MILLET 


mère,  les  huit  petits  et  la  servante,  nous  dit  maman  Polidor,  dont  la  ronde  et 
bonne  face  s'e'panouit  franchement  au  souvenir  de  cette  familiale  invasion  ; 
vous  comprenez,  la  maison  n'est  pas  bi  (bien)  grande;  mais  il  n'y  avait  pas  à  dire  : 
fallait  bi  s'arranger,  on  fit  comme  ça  qu'on  put,  et,  ma  fi,  on  s'arrangit...  Et, 
voyez-vous,  c'est  tant  seulement  alors  que  les  onze  furent  sur  le  départ  qu'il  y 
eut  un  moment  d'ennui...  Nous  les  aurions  voulu  garder  toujours.  » 

Le  soleil  baisse,  il  fout  reprendre  la  route  de  Landemer.  Le  brave  cure',  tout 
simple,  tout  cordial,  vrai  type  —  comme  tous  nous  l'ont  dit  plus  tard  —  du 
modeste  mais  vaillant  pasteur  d'âmes,  veut  nous  reconduire  jusqu'au  bout  du 
village.  Chemin  faisant,  nous  comprenons  qu'il  n'est  pas  sans  e'prouver  quelque 
satisfaction  chre'tienne  en  rattachant  à  son  église  le  nom,  l'œuvre  de  l'artiste 
qu'il  n'a  pas  connu,  mais  dont  la  mémoire  personnelle  est  bien  vivante  au  pays, 
où  la  famille  est  encore  assez  nombreuse,  car  ils  étaient  huit  aussi  dans  la  maison 
paternelle. 

«  Famille  pieuse,  nous  dit-il  :  enfant  il  assista  souvent  le  prêtre  aux  saints 
offices;  jeune  homme,  presque  jusqu'à  son  départ,  il  resta  thuriféraire  aux  jours 
de  grandes  fêtes...  Dans  le  charme  de  ce  tableau  si  apprécié  pour  sa  saisissante 
simplicité,  croyez-vous  que  rien  ne  soit  dû  aux  souvenirs  que  la  vue  de  cette 
vieille  sainte  maison  évoquait  dans  l'esprit,  dans  le  cœur  du  petit  paysan 
devenu  grand  peintre  ?» 

Si  maintenant  vous  me  demandez  pourquoi  j'ai  cru  devoir  noter,  rappeler 
tout  cela  :  sites  et  physionomies,  lieux  et  gens,  aspects  et  propos  ;  c'est  qu'il  m'a 
semblé  qu'en  ce  qui  touche  à  la  formation,  à  l'enfantement  d'une  haute  per- 
sonnalité, d'un  vigoureux  tempérament  artistiques,  rien  ne  saurait  être  indiffé- 
rent ou  inutile  à  recueillir  des  moindres  comme  des  plus  fortes  influences  qui 
ont  dû  concourir  à  cette  formation,  à  cet  enfantement. 

On  connaît  l'homme,  on  connaît  l'œuvre  ;  peut-être  se  les  expliquera-t-on 
mieux  en  connaissant  le  pays... 

EUGÈNE  MULLER. 


SOUVENIRS  D'UN   DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  (0 


COLLECTIONNEURS 


M.   DE    LA  SALLE 


N  i85i,  mon  petit  appartement  du  quai 
Conti,  et  ma  collectionnette  de  dessins 
qui  tenait  alors  dans  un  léger  porte- 
feuille, étaient  honorés  d'une  visite  qu'ils 
n'attendaient  guère.  C'e'tait  ce  bon  M.  de 
la  Salle  qui,  la  politesse  et  la  courtoisie 
même,  venait  de  sa  rue  de  Clichy,  regar- 
der, avec  ses  yeux  complaisants,  les 
quelques  feuillets  rapportés  jadis  par 
moi  d'Aix  en  Provence,  et  que  j'avais 
peu  à  peu  grossis  d'un  certain  nombre  de 
croquis  français,  rencontrés  dans  les 
cartons  des  marchands  du  quai  ou  de  la  place  du  Carrousel.  J'avais  été  conduit 


(i)  Voir  VArtiste  de  i883   à  1887  passim,  et  plus  spécialement  d'Août,  Septembre 
et  Octobre  derniers. 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS 


chez  lui  par  M.  Reiset,  dans  son  joli  petit  pavillon,  dès  longtemps  disparu,  au 
bas  de  la  rue  de  Clichy,  alors  que  M.  Reiset  lui-même  demeurait  rue  de  la 
Chaussée-d'Antin,  et  M.  Lacaze  rue  Neuve-des-Mathurins,  tous  ces  gros  amateurs 
étant  comme  groupe's  dans  ce  beau  quartier,  d'où  les  percements  et  de'molitions 
les  ont  plus  tard  fort  disperse's,  à  grand  écart  les  uns  des  autres.  —  Depuis  lors, 
je  n'ai  jamais  désappris,  à  travers  tous  les  tiraillements  des  expositions,  le  chemin 
des  appartements  divers  que  n'a  cessé  d'occuper  dans  les  mêmes  parages  cet 
excellent  homme  dont  l'aménité  était  si  attirante,  et  chez  lequel  on  éprouvait  le 
besoin  de  se  retremper,  de  loin  en  loin,  au  milieu  des  œuvres  les  plus  délicate- 
ment choisies,  réchauffées  par  la  causerie  la  plus  amoureuse  des  choses  d'art,  et 
par  les  sentiments  les  plus  nobles;  car  cet  amateur,  auquel  je  n'ai  vu  d'égal 
comme  discernement  primesautier  en  matière  de  goût  que  son  fidèle  ami, 
M.  Reiset,  n'excluait  de  ses  enthousiasmes  rien  de  ce  qui,  en  tout  genre  et  en 
toute  époque,  était  marqué  du  sceau  de  la  beauté  supérieure  :  bronzes  antiques, 
terres  ciiites,  marbres  ou  bronzes  de  la  Renaissance,  tableaux,  dessins,  dessins 
surtout,  gravures  anciennes  et  modernes,  lithographies;  et  tout  cela  rayonnât 
autour  d'un  petit  médaillon  qui  était  le  portrait  de  sa  mère. 

Tauzia,  au  cours  de  l'un  de  ses  voyages  d'Italie,  avait  copié  sur  son  calepin 
l'inscription  suivante  d'une  pierre  tumulaire,  rencontrée  par  lui  dans  le  cloître 
de  l'église  Santa-Croce  à  Florence,  la  Santa-Croce  des  grands  tombeaux  ita- 
liens :  «  Ici  repose  Hélène  de  Montgeroult,  comtesse  de  Charnage,  née  à  Lyon  le 
2  mars  1764,  décédée  à  Florence  le  20  mai  i836.  »  Et  au-dessus  une  lyre. — 
Cette  Hélène  de  Montgeroult  c'était  la  mère  de  M.  His  de  la  Salle.  Gruyer,  dans 
l'excellente  notice  sur  M.  de  la  Salle,  lue  par  lui  à  l'Institut  en  1881,  s'est  longuement 
occupé  de  cette  belle  Hélène  de  Nervo,  célèbre  dès  sa  première  jeunesse  par  ses 
talents  extraordinaires  comme  musicienne,  mariée  en  premières  noces  au  mar- 
quis de  Montgeroult,  trouvant  place  presque  aussitôt  (elle  avait  à  peine  dix-neuf 
ans),  parmi  les  plus  renommées  virtuoses  du  salon  de  M™"  Lebrun,  —  veuve  en 
92  de  ce  général  de  Montgeroult,  mort  prisonnier  à  Mantoue,  —  puis  passant 
deux  années  en  Angleterre  à  donner  courageusement  des  concerts  qui  lui  assu- 
rèrent le  pain  de  l'avenir;  —  remariée  en  94  <à  M.  His,  alors  rédacteur  du 
Moniteur;  —  devenue,  en  g5,  mère  de  celui  qui  sera  son  fils  unique  (i)  et  adoré 

(i)  M.  His  de  la  Salle  avait  un  frère,  du  même  père,  qu'on  appelait  M.  His  de  Butenval, 
le  comte  de  Butenval  ;  celui-ci  avait  suivi  assez  brillamment  la  carrière  diplomatique. 
J'avais  retrouvé  M.  de  Butenval  à  Versailles,  quand  j'y  demeurais  moi-même,  et  il 
m'avait  montré,  chez  lui,  outre  quelques  antiquités  recueillies  durant  ses  stations  dans 
le  Levant,  et  dont  certaines  furent  offertes  par  lui,  plus  tard,  au  Louvre,  tout  un  mobi- 
lier, curieux  par  ses  formes  très  contournées- et  baroques,  particulières  au  Portugal  du 
xvnie  siècle,  qu'il  avait  rapporté  de  ce  pays  où  il  avait  représenté  la  France.  M.  de 
Butenval  était  naturellement,  comme  ses  confrères  en  diplomatie,  pour  lesquels  le  nom 
n'est  pas  sans  importance,  soucieux  des  origines  de  sa  famille,  et  il  me  souvient  qu'il 
m'avait  interrogé,  me  sachant  de  Basse-Normandie,  sur  le  nom  patronymique  d'His  qui 


10  L'ARTISTE 


et  auquel  elle  léguera  le  nom  et  la  terre  de  la  Salle.  Cette  terre,  achete'epar  elle, 
près  de  Senonges,  en  la  même  anne'e  gS,  sur  ses  e'conomies  d'Angleterre,  son  fils 
se  plaira  pieusement  toute  sa  vie  à  en  surveiller  lui-même  les  plantations  ;  —  puis 
elle  se  remariera,  pour  la  troisième  fois,  aux  premiers  temps  de  la  Restauration 
avec  le  comte  de  Charnage  dont,  on  l'a  vu,  elle  ne  répudia  pas  le  nom  pour  son 
monument  funéraire.  Le  délicieux  petit  portrait  que  l'anglais  Cosway  dessina 
d'elle,  —  à  Londres  sans  doute,  —  en  sa  pleine  beauté,  et  que  nous  voyons 
aujourd'hui  au  Louvre,  au  milieu  des  merveilles  léguées  par  son  fils,  donne  l'idée 
de  la  femme  la  plus  gracieuse,  la  plus  élégante  de  formes,  et  la  plus  séduisante; 
de  cette  grâce  qui  fit  l'attrait  de  Joséphine  de  Beauharnais,  et  dont  le  crayon  de 
Prud'hon  a  exprimé  le  charme  ondulant,  délicat,  mystérieux  et  alangui.  Joignez 
à  cela  la  science  la  plus  consommée  et  la  plus  brillante  de  son  art,  un  don  émi- 
nent  de  composition,  qui  la  firent  choisir  comme  professeur  dès  l'origine  du 
conservatoire  de  musique,  et  lui  valurent  l'amitié  respectueuse  et  constante  de 
Gretry,  de  Cherubini,  de  Méhul,  de  Gossec,  de  Sarrette,  de  Baillot,  de  Viotti,  et 
de  tout  ce  que  l'école  française  d'alors  comptait  de  grands  artistes.  Girodct  aussi 
était  de  ses  assidus,  et,  dès  i8i3,  attirait  dans  son  atelier  le  fils  de  Mme  de 
Montgeroult,  quand  celui-ci  comptait  dix-huit  ans  à  peine;  mais  le  peintre  avait 
sans  doute  remarqué  dans  ce  grand  jeune  homme,  inséparable  de  sa  mère,  un 
goût  déjà  sensible  pour  l'art  qui  devait  passionner  sa  vie,  et  M.  de  la  Salle, 
presque  enfant,  put  voir  chez  Girodet  quelques-uns  de  ces  dessins  de  maîtres 
qu'il  devait  tant  aimer,  entre  autres,  chose  fort  étrange  pour  le  temps,  des  des- 
sins de  Watteau. 

En  1814,  à  19  ans,  M.  de  la  Salle  s'engage  dans  les  gardes  du  corps  de 
Louis  XVIII  qui  vient  d'entrer  à  Paris  ;  après  le  20  mars  i8i5,  il  suit  son  roi  à 
Gand,  et  à  peine  rentré  en  France  est  décoré  de  la  Légion  d'honneur,  le  1 5  juillet, 
«  comme  sous-lieutenant  au  2"  régiment  de  cuirassiers  de  la  garde  royale, 
passe  lieutenant  le  10  mai  1822,  et  se  retire  du  service  le  12  mai  1826,  pour  se 
consacrer  entièrement  à  sa  mère,  dont  la  santé  s'était  gravement  altérée.  »  Je 
prends  plaisir  à  transcrire  ici,  d'après  la  notice  de  Gruyer,  les  états  de  service 
de  cet  honnête  homme  qui  ne  prêta  jamais  dans  sa  vie  qu'un  serment  politique, 
celui  de  18 14,  et  qui  durant  cette  vie  si  simple,  si  droite,  et  d'une  dignité  si  haute 
et  si  mâle,  ne  connut  qu'un  devoir,  son  dévouement  absolu  à  sa  mère,  et  après 
elle  qu'un  culte,  celui  des  plus  nobles  arts,  dont  l'Italie  lui  avait  révélé  les  plus 
hauts  sommets,  quand  il  y  avait  accompagné  M"'"   de  Montgeroult,  à  Padoue, 


était  celui  de  son  frère  et  le  sien;  je  lui  avais  rappelé  que,  dans  les  dernières  années 
de  la  Restauration,  un  M.  His  était  député  de  la  ville  d'Argentan.  M.  de  Butcnval  s'en 
alla  poursuivre  son  enquête  dans  ces  parages,  et  je  crois  bien  lui  avoir  oui  dire  qu'il 
avait  trouvé  de  ce  côte  des  cousinages  et  le  vrai  filon  de  sa  famille.  N'était-il  pas 
ministre  plénipotentiaire  dans  les  derniers  temps  de  l'Empire  i 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  ii 

à  Pise,  et  à  Florence  où,  je  l'ai  déjà  dit,  il  devait  laisser  les  restes  de  cette  mère 
tant  aimée,  dans  le  Campo-Santo  des   Italiens  les  plus  illustres. 

Ils  ont  gardé  jusqu'à  la  fin  de  leurs  jours  cette  affabilité,  cette  aimable  cour- 
toisie, la  distinction  naturelle  de  gens  bien  élevés,  le  respect  d'eux-mêmes  et  des 
autres,  ces  hommes  de  la  Restauration  qui  fut  l'âge  d'or  de  l'urbanité  française, 
aussi  bien  dans  le  monde  de  la  bourgeoisie  grandissante  que  dans  celui  de  ses 
deux  aristocraties.  Ils  sont  restés  reconnaissables  à  la   convenance  réservée  de 
leurs  attitudes    et    de  leurs  manières  prévenantes  et  dignes,  et  on  eût  retrouvé 
jusqu'au  bout,  dans  M.   de  la  Salle,  dans  ce  grand  vieillard   de  haute  et  noble 
stature,  l'homme  du  monde  accompli,   éduqué  par  une  mère  de   bonne  race, 
l'ancien  officier  de  la  garde  royale.  Certes  il  n'avait  rien  dans  son  visage  aux  traits 
arrondis,  un  peu  gros  et  sensuels,  —  le  très  galant  homme  demeura  toujours  un 
homme  fort  galant,  —  rien  qui  rappelât  la  fine  beauté  de  sa  mère;  mais  il  vous 
accueillait  avec  un  si  bon  sourire,  et  une  cordialité  si  avenante  !  Il  prenait  tant 
de  plaisir  à  vous  raconter  l'histoire  de  ses  précieuses  trouvailles,  et  s'exaltait  si 
chaleureusement  devant  le  génie  des  maîtres,  dont  il  vous  faisait  toucher  et  péné- 
trer les  chefs-d'œuvre  !  Son  goût  à  lui-même  s'était  formé  et  développé  avec  tant 
de  bonne  foi  et  dans  des  conditions  si  naturelles!  Quelles  images  pouvaient  mieux 
tout  d'abord  attirer  les  yeux  et  tenter  la  bourse  d'un  jeune  lieutenant  de  cuiras- 
siers que   les   lithographies   militaires  de   Charlet  et   d'Horace  Vernet,    et  lui, 
chargé  du  service  de  la  remonte  à  Caen,  que  les  suites  de  chevaux  du  normand 
Gericault  (i)  ?  Puis,  par  l'entraînement  fatal,  de  ceux-là  il  passa  aux  autres,  à  tous 
ces  charmants  crayonneurs  sur  pierre  qui  ont  fait  de  la  lithographie  l'art  le  plus 
vivant  et  le  plus  populaire  en  France  de  1820  à  1840;  et  déjà  les  lithographies 
de  Prud'hon,  de  Bonnington,  d'Eugène  Lami,  d'Eugène  Delacroix,  de  Decamps, 
plus  tard  de   Raffet  et  de  son  dernier  amour,  Gavarni,  l'ont  dès  longtemps  jeté, 
de   proche   en  proche,   dans  la  familiarité    des  vraies  estampes,  des  gravures 
savantes,  des  pointes  les  plus  fines,  des  plus  savants  burins,  depuis  Mantegne  et 
Marc-Antoine,  depuis  Albert  Durer,  Rembrandt,  Van  Dyck,  jusqu'à  J.  Cousin, 
Pesne,  Nanteuil,  Claude,  Drevet  et  Watteau.  Rien  de  ce  qui  est  pièce  de  maître, 
ou  pièce  habile  de  petit  maître  ne  lui  est  indifférent  ;  mais  toujours  il  faut  que 
l'art  y  soit,  et  la  qualité  de  l'estampe.  Il  suit  déjà  les  belles  ventes,  et  déjà  con- 
naît la  porte  des  bons  marchands  qui  plus  tard  connaîtront  si  bien  la  sienne,  car 
ils  sauront  qu'il  paye  largement  les  épreuves  qui  l'auront  tenté.  Entre  temps,  il 
ne  peut  se  défendre  d'acquérir  ci  ou  là  quelque  peinture  ancienne,  voire  de  ces 
primitifs  alors  si  peu  appréciés  et  auxquels  un  très  délicat  pouvait  seul  se  laisser 

(i)  Je  ne  saurais  oublier  le  beau  soir  où,  après  un  joyeux  dîner  de  camarades,  j'arri- 
vais juste  à  point  à  l'Hôtel  Buliion  pour  m'y  faire  adjuger  l'œuvre  lithographie  de 
Gericault  réuni  en  volume  par  son  ami  Charlet;  et  ce  volume,  à  en  juger  à  sa  fatigue, 
avait  été  bien  feuilleté  par  toute  sa  génération  d'élèves. 


12  L'ARTISTE 


prendre.  Mais  c'est  le  voyage  d'Italie,  où  il  accompagne  sa  mère  dont  la  santé 
est  irréparablement  atteinte,  c'est  le  voyage  en  Vénétie  et  en  Toscane,  de  i834 
à  i836,  qui  va  affermir,  affiner  encore  et  développer  son  instinct  naturel  qui  se 
laissait  aller  jusques-là  à  sa  fantaisie  d'amateur  élégant,  et  lui  ouvrir  l'esprit  doré- 
navant aux  jouissances  supérieures.  Quand,  après  les  derniers  devoirs  rendus  à 
sa  mère,  il  revient  de  Florence,  les  yeux  pleins  des  souvenirs  ineffaçables  de  ces 
peintres,  de  ces  sculpteurs  jeunes,  fiers,  naïfs  et  superbes  qu'il  a  adores  là-bas, 
il  rapporte  à  Paris  ses  caisses  pleines  de  bas-reliefs  en  bronze  du  Donatello  et 
de  ses  élèves,  de  son  délicieux  marbre  de  Mino  de  Fiesole,  la  Vierge  à  l'enfant, 
et  d'un  choix  sans  nombre  de  figurines  et  de  plaquettes  d'orfèvres,  et  de  plu- 
sieurs centaines  de  ces  chefs-d'œuvre  de  médailleurs  italiens  dont  son  fidèle 
ami  M.  Armand  a  depuis  lors  écrit  l'histoire. 

C'était  le  temps  où  M.  Reiset  venait,  lui  aussi,  de  rentrer  d'Italie,  sous  les 
mêmes  ardentes  impressions.  Tous  deux  savaient  par  cœur  les  mêmes  fresques 
d'Assise  et  de  Padoue,  du  Campo-Santo  de  Pise,  des  Carmes,  de  Saint-Marc,  et 
de  Sainte-Marie  Nouvelle  de  Florence,  depuis  le  Giotto  et  Orcagna,  et  Masaccio, 
jusqu'au  Lippi  et  au  Ghirlandajo;  les  mêmes  sculptures  de  la  chaire  de  Pise, 
d'Or-San-Michele,  du  Baptistère  et  de  la  chapelle  de  Saint-Laurent.  Tous  deux 
avaient  étudié  aux  Offices,  avec  la  même  passion,  la  même  collection  des  dessins 
formée  par  les  Médicis  ;  et  quand  ils  se  joignent  à  Paris,  ils  sont  désormais 
inséparables.  Ils  se  retrouvent  chaque  jour  aux  mêmes  ventes  de  l'Hôtel  Bullion, 
et  chez  les  mêmes  marchands,  les  Defer,  les  Guichardot  et  les  Blaisot  de  ce  temps- 
là  ;  ils  pourchassent  fraternellement  le  même  gibier,  qui  est  désormais  les  dessins 
de  maîtres.  Tous  deux  les  veulent  de  premier  ordre;  et  comme  leur  goût  est  sûr  et 
ferme,  et  leur  esprit  large  et  voyant  le  beau  où  qu'il  soit,  ils  ne  se  renferment 
point  étroitement  dans  une  école,  mais  choisissent  l'excellent  dans  toutes.  Et 
parce  qu'ils  ne  marchandent  pas,  les  plus  précieux  morceaux  et  les  plus  rares 
des  anciens  amateurs  viennent  tout  d'abord  les  trouver  chez  eux.  Cepen- 
dant il  est  un  maître  dont  tous  deux  s'étaient  épris  d'une  passion  particulière  : 
c'était  le  grand  maître  français,  Nicolas  Poussin.  Il  semble  qu'ils  aient  eu  à 
cœur  d'accaparer,  dans  leurs  deux  collections,  tout  ce  qu'a  tracé  sur  des  milliers 
de  feuilles,  compositions  et  paysages,  depuis  ses  illustrations  de  VAdonis  du 
cavalier  Marin  jusqu'aux  griffonis  tremblants  de  sa  vieillesse  vénérée,  la  plume 
intarissable  du  peintre  des  Andelys.  Ils  les  resèmeront  plus  tard  sans  compter 
parmi  leurs  visiteurs,  mais,  en  attendant,  ils  se  délectent  de  ses  moindres  cro- 
quis, de  ses  études  d'après  les  bas-reliefs  antiques,  de  ses  premières  pensées  tant 
de  fois  tournées  et  retournées  pour  ses  tableaux,  de  ses  lignes  d'horizons,  notées 
avec  tant  de  grandeur  en  ses  promenades  dans  la  campagne  romaine.  Claude, 
aussi,  les  séduit  et  les  charme  et  ils  n'en  laissent  guère  échapper  une  belle  pièce. 
Et  ainsi  parallèllemcnt,  et  sans  jamais  se  faire  la  guerre,  et  toujours  s'expurgeant 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  i3 


pour  arriver  à  la  beauté  parfaite,  se  forment  ces  deux  cabinets  de' dessins,  les 
plus  choisis  dans  leur  quintessence  et  les  plus  nobles  qu'aura  connus  notre 
siècle. 

J'ai  dit,  à  propos  de  M.  Reiset,  comment  les  deux  amis  trouvèrent  moyen, 
en  1846,  de  feuilleter  ensemble,  au  Louvre,  les  volumes  où  M.  de  Cailleux  avait 
réuni  la  fleur  des  dessins  non  exposés,  et  ce  qu'ils  rencontrèrent,  à  leur  grande 
admiration,  dans  ces  53  volumes.  J'ai  dit  comment,  le  lendemain  du  jour  où 
M.  Reiset  est  nommé  conservateur  de  ces  dessins,  il  dédie  à  M.  de  la  Salle  la 
description  de  ses  propres  portefeuilles  entreprise  sur  le  conseil  de  son  ami. 
Quand  M.  Reiset  en  vient  à  composer,  avec  son  art  et  sa  conscience  ordinaires, 
ses  salles  de  dessins  français,  il  s'aperçoit  que  dans  la  dernière  de  ces  salles,  les 
modernes  de  vraie  importance  lui  manquent  pour  bien  caractériser  l'époque  de 
si  grande  marque  qui  va  de  David  à  Ingres;  il  n'a,  pour  combler  ces  lacunes, 
que  des  échantillons  insuffisants.  Il  s'en  va  faire  appel,  j'allais  dire  au  patriotisme 
de  M.  de  la  Salle,  qui  lui  laisse  emporter,  au  prix  coûtant  (avec  lui,  cela  va  sans 
dire),  ce  qu'il  faut  au  Louvre  de  Gros,  de  Gérard,  de  Girodet,  de  Prud'hon  et  de 
Géricault.  Quinze  ans  après,  la  générosité  de  M.  de  la  Salle  n'y  peut  tenir,  et 
ses  dons  commencent.  Parmi  ses  innombrables  Poussin,  il  a  groupé  une  série 
d'études  pour  les  sept  Sacrements;  il  les  donne  au  Louvre,  vous  les  pouvez  voir 
là-haut,  près  de  la  salle  des  Boîtes.  Il  donne  son  admirable  bas-relief  de  Mino 
de  Fiesole,  et  le  conservateur,  par  parenthèse,  tarda  bien  à  l'en  remercier.  Plus 
tard  encore  il  offrira  au  Louvre  et  y  enverra  ce  qu'il  a  de  meilleur  en  peintures 
modernes,  de  Prud'hon,  de  Géricault,  de  Léopold  Robert,  tout  cela  en  atten- 
dant le  grand  legs  qu'il  prépare  et  dont  il  tient  à  se  séparer  de  son  vivant. 

Le  Louvre  à  bénéficié  abondamment,  depuis  trente  ans,  d'une  certaine  dispo- 
sition morale,  que  n'avaient  pas  connue  nos  pères  et  dont  pourtant  le  germe 
était  déjà  déposé  en  eux,  sans  qu'ils  s'en  doutassent,  par  l'esprit  même  de  la 
révolution,  l'incertitude  et  l'émiettement  des  héritages,  l'éparpillement  de  la 
famille,  la  maison  patrimoniale  de  l'ancêtre  incapable  d'assurer  désormais  son 
abri  aux  souvenirs  et  reliques  de  deux  générations,  voire  même  un  lendemain  aux 
curiosités  rassemblées,  pour  son  ornement  et  sa  richesse,  par  un  fils  épris  d'art 
ou  de  littérature.  Voilà  qui  devait  amener  fatalement  la  dispersion,  à  dates  quasi 
prévues,  de  toutes  les  collections  anciennes  ou  de  celles  formées  en  notre  siècle  ; 
et  si  les  braves  cœurs  qui  leur  avaient  consacré  leur  vie,  leur  ardeur  de  chaque 
jour,  leur  fortune,  leur  tout,  ressentaient  pour  elles,  une  fois  qu'elles  avaient 
pris  corps,  l'horreur  du  néant,  la  passion  trop  juste  de  la  durée,  la  monomanie 
de  la  perpétuelle  survivance,  alors  il  cherchaient  l'asile  sacré,  inviolable  au 
caprice  des  temps  et  des  révolutions,  auquel  ils  pourraient  confier  après  eux  la 
garde  de  leur  trésor.  Et  le  Louvre,  et  les  autres  musées  de  Paris  et  de  la  province 
s'offraient  naturellement,  avec  leur  garantie  de  bons   soins,   de  dignité   et  de 


14  L'ARTISTE 


pérennité.  Ce  n'est  pas  un  petit  honneur,  ni  qui  doive  chatouiller  médiocrement 
un  collectionneur  passionnément  amoureux  des  belles  œuvres  conquises  par  lui, 
que  de  les  voir,  dans  ces  grands  dépôts  nationaux,  continuer  et  grossir  les  sou- 
venirs de  munificence  de  nos  rois,  y  rivaliser  avec  les  chefs-d'œuvre  rassemblés 
par  eux  durant  les  trois  derniers  siècles,  et  profiter  au  développement  du  goût 
dans  notre  pays.  Et  pourtant  ce  n'est  guère  que  depuis  trente  années  qu'on  a 
vu  les  legs  et  donations  magnifiques  se  multiplier  au    Louvre  ;  jusques-là  nos 
musées  ne  s'enrichissaient  que  par  leurs  achats  dans  les  ventes  célèbres.  Il  sem- 
blait que  personne  n'eût  idée  que  l'État,  cet  Etat  plus  riche  et  plus  puissant  que 
les  princes,  pût  devenir  le  légataire  glorieux  des  amateurs  soucieux  de  l'avenir 
de  leurs  collections,  et  qui  ne  laissant  pas  d'héritiers  besoigneux,  n'entendaient 
point  qu'on  dispersât  au  lendemain  de  leur  mort,  un  ensemble  de  merveilles 
savamment  et  péniblement   formé,  un  ensemble  qui,  de  leur  vivant,  avait  déjà 
illustré  leur  nom.  —  Et  voilà  que  l'on  dirait  que  l'exemple  de  l'un  ait  entraîné 
l'autre  :  après  Sauvageot,  Lacaze  ;  après  M.  Lacaze,  M.  de  la  Salle,  M.  Gatleaux 
et  M.   Duchatel,  et  Maurice  Cottier,  et  M.  Thiers,  et  M.  Hauguet-Coutan,  et 
M.  Ph.  Lenoir  et  le  baron  Davillier,  etc.  Et  qui  jurerait  que  ce  sentiment  si  pro- 
fondément personnel  et  inné  en  tout  collectionneur,  de  préserver  à  tout  jamais 
les   séries  précieuses  de  ses  galeries  de  toute  dispersion  navrante,  n'a  pas  été 
pour  quelque  chose  dans   la  donation  royale  que  vient  de  faire  à  l'Institut  de 
France  Mgr  le  duc  d'Aumale?  Sauvageot,  le  bon  et  charmant  Sauvageot  a  légué 
son  inestimable  réunion  de  curiosités  du  moyen  âge  et  de  la  Renaissance,  d'un 
choix  si  raffiné  et  si  délicat,  et  qui  valait    des  millions,  quand  lui-même  avait 
mené,  à  côté  de  ces  bijoux  et  pour  en  multiplier  peu  à  peu  les  variétés,  la  vie  la 
plus  économe  et  la  plus  médiocre,  dans  cette  mansarde  si  plaisante  et  si  encom- 
brée du  faubourg  Poissonnière,  où  l'on  craignait  de  se  mouvoir  en  un  geste  trop 
brusque,  —  Sauvageot  avait  légué  là  son  bien  et  son  âme,  dans  la  pensée  très  nette 
que  les  catégories  de  ses  chers  bibelots  n'iraient  point  à  la  salle  des  enchères  se 
livrer  aux  écus  de  ces  concurrents  millionnaires  qui  lui  avaient  fait,  en  ses  der- 
nières années,  les  acquisitions  si  difficiles  et  les  trouvailles  si  rares.  —  Il  eût  bien 
ri,  à  coup  sûr,  mais  d'un  rire  mêlé  de  narquoiseries  salées,  s'il  eût  vu  auprès  des 
petites  salles  où  s'empilaient  à  l'étroit,  dans  le  Louvre,  les  délicieuses  raretés 
qu'il  avait  tant  caressées,  la  suite  de  splendides  salons  attribués.  Dieu  sait  avec 
quelles  exigences,  aux  vulgaires  porcelaines  et  aux  bourgeoises  aquarelles  entre 
lesquelles   disparaissaient  les  quelques  jolis  bronzes,  encore  trop  récurés,  et 
qu'avec  tant  de  pompe  et    une  infatuation  si  naïve,  M.  Thiers  léguait  à  la 
patrie. 

Dis-moi  ce  que  tu  laisses,  je  te  dirai  ce  que  tu  as  été.  Certes  le  hasard  des 
rencontres  peut  faire  entrer  chez  un  collectionneur  bien  des  œuvres  d'art  qui 
n'ont  quasi  rien  de  commun  avec  son  propre  goût  ;  quand  vient  l'heure  de  l'in- 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  i5 


ventaire,  elles  apparaissent  chez  lui  comme  e'trangères  et  ne  sauraient,  semble-t-i), 
lui  avoir  jamais  appartenu.  Mais  après  avoir,  comme  ministre  de  l'inte'rieur, 
puis,  comme  repre'sentant  du  pouvoir  suprême,  gouverné  les  arts  de  son  pays, 
ne  laisser  sa  maison  pleine  que  de  copies  à  l'aquarelle  ou  en  marbre  reprodui- 
sant les  oeuvres  acceptées  par  l'admiration  banale,  et  n'ayant  pas  plus  de  valeur 
que  d'honnêtes  chromolithographies  assez  criardes,  quelques  gentils  petits  bron- 
zes, et  la  plus  ridicule  série  d'assiettes  et  de  coquetiers  de  Sèvres  ou  de  Saxe,  et 
pousser  sa  vanité  jusqu'à  imposer  ces  misérables  babioles  au  Louvre,  comme 
reliques  vénérées  du  plus  glorieux  des  citoyens  français,  c'est  du  même  coup 
donner  la  mesure  de  ce  patriote  et  de  ce  connaisseur. 

M.  Thiers  est  le  bourgeois  —  lui-même  s'est  donné  ce  titre  —  il  en  tirait  gloire 
et  même  vanité.  Le  madré,  en  prétendant  incarner  en  lui  tous  les  bourgeois  de 
France,  tenait  avant  tout  à  s'en  faire  une  armée,  armée  sans  nombre,  et  souve- 
rainement ambitieuse,  l'armée  de  tous  les  orgueils  et  de  toutes  les  suffisances,  et 
qui  portait  dans  son  bagage  toutes  les  prétentions.  Ambitions,  orgueils,  suffi- 
sances, M.  Thiers  se  sentait  de  force  à  tout  porter  gaillardement  en  sa  petite 
personne  ;  mais  ce  sont  les  prétentions  qu'il  a  le  mieux  incarnées,  et  de  ce  côté 
il  a  été  l'unique  et  parfaite  image  de  cette  bourgeoisie,  dont  il  fut  à  bon  titre 
l'idole  et  qui  se  mira  en  lui. 

Si  vous  aviez  à  désigner  un  amateur  d'un  goût  mince,  petiot,  chétif,  et  con- 
damné d'avance  à  une  éternelle  étroitesse,  vous  diriez  :  c'est  un  collectionneur 
de  Boissieu.  —  Eh  bien  !  ce  fut  là  le  début  de  M.  Thiers  en  matière  d'art;  il 
collectionna  les  Boissieu.  Il  fit  longtemps  la  fortune  de  ce  retors  Guichardot, 
qui,  de  celui  de  ses  yeux  que  ne  cachait  pas  un  bandeau  noir,  voyait  si  clair  dans 
le  cœur  de  ses  clients  et  savait  si  à  point  jusqu'où  il  pouvait  abuser  de  leur 
manie.  M.  Thiers  recueillit  pieusement  tous  les  états  des  moindres  eaux-fortes 
de  Boissieu;  il  adora  dans  toute  sa  sécheresse  le  génie  pseudo-hollandais  du 
froid,  patient  et  minutieux  petit  maître  de  Lyon,  lequel  n'était  pas  fait,  on 
l'avouera,  pour  lui  ouvrir  jamais  l'esprit  à  la  pénétration  des  grands  maîtres. 
Exemple  :  M.  Thiers  n'avait  qu'un  dessin,  soi-disant  de  Léonard;  et  ce  dessin 
était  de  soixante  ans  postérieur  au  Vinci. 

On  a  fait  grand  bruit,  pour  porter  M.  Thiers  aux  nues,  des  quelques  lignes 
qu'il  a  consacrées  dans  son  Salon  de  1822  à  la  'Barque  du  Dante  de  Delacroix. 
On  en  a  fait  un  prophète  extraordinaire,  un  devin  quasi  illuminé  du  plus  auda- 
cieux génie  de  la  peinture  moderne,  et  partant  un  apôtre  de  cette  peinture. 
Cela  semble  quelque  peu  fabuleux,  quand  on  songe  que  M.  Thiers,  dans  tout  le 
courant  de  sa  vie  de  politique  ou  d'historien,  a  plutôt  passé  pour  mystificateur 
que  pour  devin,  et  quand  on  se  rappelle  ses  railleries  sur  l'avenir  des  chemins 
de  fer;  quand  surtout  on  lit  dans  ce  même  Salon  ses  apologies  fantastiques  des 
peintres  les  plus  poncifs  de  l'école  académique  d'alors.  On  n'a  jamais  réfléchi  que 


i6  L'ARTISTE 


M.  Thiers  était  l'assidu  le  plus  familier  de  l'atelier  et  des  soire'es  du  baron 
Ge'rard,  et  que  celui-ci,  en  vrai  artiste  de  grand  goût  et  de  grand  sens,  avait  du 
premier  coup  pe'nctré  les  qualités  singulières  de  l'œuvre  magistrale  du  débutant, 
et  n'avait  pas  caché  son  enthousiasme,  et  s'en  était  généreusement  ouvert  au 
jeune  peintre  lui-même.  M.  Thiers  ne  faisait  donc  point  là  œuvre  d'audace  per- 
sonnelle ni  téméraire  ;  il  mettait  en  prose,  à  l'usage  du  Constilulionnel,  les 
exclamations  très  motivées  qu'il  avait  entendu  sortir  des  lèvres  du  peintre  le 
plus  autorisé  de  France  en  ce  moment,  et  l'étonnant  eût  été  qu'il  s'aventurât  à 
contredire  le  jugement  du  baron  Gérard. 

Quanta  sa  manie  si  mesquine  des  copies,  elle  ne  datait  pas  d'hier  :  le  17  sep- 
tembre 1834,  M.  Gavé,  chef  de  la  division  des  Beaux-Arts,  adressait  à  M.  Thiers, 
alors  ministre  de  l'Intérieur,  un  rapport  qui  commençait  par  ces  mots  :  <i  Par 
arrêté  en  date  du  18  juin  i833,  vous  avez  chargé  un  de  nos  peintres  les  plus 
distingués,  M.  Sigalon,  de  se  rendre  à  Rome  pour  y  exécuter  les  copies  des 
peintures  de  la  Chapelle  Sixtine,  des  Prophètes  et  des  Sybilles  par  Michel- 
Ange...  »  Va  pour  la  collection  de  ces  copies  peintes  à  l'école  des  Beaux-Arts,  à 
côté  des  moulages  de  la  sculpture  ;  mais  que  nous  font  ces  grandes  miniatures 
du  cabinet  Thiers,  moins  intéressantes  que  des  photographies,  à  deux  pas  du 
musée  des  dessins,  à  côté  des  premières  pensées  de  la  propre  main  de  Léonard, 
de  Michel-Ange  et  de  Raphaël  ?  Ainsi,  je  le  répète,  ce  ramasseur  de  banalités,  cet 
amateur  de  prud'hommeries,  cet  esthéticien  convaincu  des  choses  à  contre-goût, 
occupera  à  tout  jamais,  et,  comme  pour  imposer  aux  générations  à  venir  le 
culte  du  médiocre,  les  salles  les  plus  princières  du  Louvre,  celles  que  Lefuel 
avait  préparées  jadis  pour  la  collection  de  l'administrateur  du  premier  palais  du 
monde;  et  le  nouvel  architecte  les  aura  décorées  splendidement  à  nouveau  pour 
y  étaler  en  plus  éblouissante  lumière  toutes  ces  pauvretés  où  se  complut  la 
manie  du  petit  homme.  Et  cela  pendant  que  ce  même  Louvre,  où  la  place  est  si 
rare,  marchande  à  ces  grands  connaisseurs,  à  ces  vrais  éducateurs  du  goût 
public,  à  ces  vrais  bienfaiteurs  désintéressés,  qui  furent  M.  de  la  Salle,  M.  La- 
caze,  M.  Sauvageot,  M.  Gatteaux,  M.  Hauguet,  la  place  à  peine  suffisante  pour  y 
ajuster  à  rangs  pressés  les  merveilles  dont  ils  ont  enrichi,  et  enrichi  tout  de  bon 
nos  collections  nationales  1  Qu'il  eût  mieux  fait  pour  son  propre  honneur, 
M.  Thiers,  me  disait  avec  raison  l'un  de  mes  amis,  de  conserver  à  leur  clou  ou 
sur  leur  étagère,  dans  la  place  qu'il  leur  assigna  de  son  vivant,  en  sa  maison,  ces 
innocentes  amusettes  de  l'homme  d'État  1  Place  Saint-Georges,  c'eût  été  un 
musée,  le  musée  Thiers,  ornement  et  richesse  et  but  de  pèlerinage  de  son  quar- 
tier, le  monument  complet  de  sa  personnalité  et  de  sa  gloire,  si  vraie  gloire  il  a 
mérité.  Chaque  objet  n'eût  point  été  une  œuvre  d'art,  mais  pour  ses  séides  une 
relique,  tandis  qu'au  Louvre  oq  ne  le  pèse  et  on  ne  le  doit  peser  que  comme  ama- 
teur, on  raille  et  on  raillera  éternellement  son  faux  goût,  ses  prétentions  enfan- 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES   BEAUX-ARTS 


tines  de  connaisseur  ;  sa  collection  fait  tache  dans  le  palais  à  côte'  de  celles  des 
autres  donateurs,  et  l'on  ne  songe  qu'à  en  mesurer  la  valeur  avec  l'importance 
ridicule  de  la  place  qu'elle  y  usurpe.  Bien  en  a  pris  aux  tableaux  de  M.  Lacaze, 
d'occuper,  par  première  possession,  la  galerie  des  anciennes  se'ances  royales. 
M.  Duchâtel  a,  Dieu  merci,  trouvé  un  retiro  à  la  taille  de  ses  cinq  cadres  de 
grande  valeur.  M.  Gatteaux  a  dû  se  contenter,  pour  les  dessins  marqués  de  son 
timbre,  de  se  mêler,  dans  les  meubles  tournants,  aux  autres  études  et  croquis  de 
maîtres  provenant  de  l'ancienne  collection.  Pour  M.  de  la  Salle,  dont  le  présent 
égalait,  aux  yeux  des  vrais  connaisseurs,  les  donations  les  plus  somptueuses  qui 
aient  été  faites  au  Louvre,  la  direction  de  ce  Louvre  lui  a  mesuré  trop  chiche- 
ment, dans  deux  étroits  couloirs,  une  place  peu  digne  de  la  reconnaissance  natio- 
nale. «  M.  delà  Salle,  observe  à  bon  droit  Tauzia,  n'imposa  jamais  de  conditions 
en  retour  de  ses  libéralités  multiples;  à  l'exemple  de  son  ami  M.  Lacaze,  il 
donna  simplement  et  généreusement,  sans  songera  réclamer  quelque  salle  parti- 
culière dans  le  Louvre,  ou  même  une  plaque  commémorative  ;  il  ne  voulait  pas 
laisser  soupçonner  que  la  vanité  eût  la  moindre  influence  sur  ses  détermi- 
nations, » 

Le  bon  M.  de  la  Salle,  cet  homme  aimable  entre  tous,  ses  collections  firent 
les  délices  de  sa  vie  ;  elles  entourèrent  sa  vieillesse  comme  celle  d'un  sage,  d'a- 
mis attentifs  à  le  voir  et  à  l'entendre,  et  qui  n'étaient  autres  que  des  fervents  de 
la  même  religion.  Le  dimanche,  se  rencontraient  volontiers  chez  lui  ses  fidèles 
anciens  et  nouveaux  :  M.  Reiset,  M.  Armand,  M.  Valton,  M.  de  Triqueti,  Tauzia, 
M.  Marcille,  M.  Lecomte,  l'agent  de  change,  G.  Duplessis,  Clément  des  Débats, 
Gruyer,  M.  Dumesnil,  etc,  etc.  Chacun  savait  qu'il  allait  trouver  là  enseigne- 
ment pour  ses  yeux,  régal  pour  son  esprit,  et  quelques  fussent  les  préoccupations 
spéciales  de  ses  études,  pour  peu  qu'elles  eussent  d'élévation,  satisfaction  à  sa 
marotte.  On  causait  du  courant  gaiement  et  sans  bégueulerie,  mais  de  l'art  tou- 
jours avec  respect.  M.  de  la  Salle,  en  toute  matière  d'art,  était  un  gourmet,  — 
cela  se  voyait  rien  qu'à  la  manière  dont  il  vous  présentait  ses  dessins,  en  pas- 
sant avec  friandise  sa  langue  sur  ses  lèvres,  —  mais  un  gourmet  de  large  appétit, 
qui  sans  cacher  ses  préférences  pour  l'art  grec  et  la  Renaissance,  dégustait  et 
savourait,  sans  système,  ce  que  chaque  école  a  vu  produire  de  plus  raffiné,  n'ex- 
cluant d'instinct  que  le  médiocre.  Tous  ceux  qui  l'entouraient  là  savaient  qu'ils 
ne  venaient  point  chercher  chez  lui  l'œuvre  de  goût  vulgaire,  la  petite  curiosité 
chère  aux  dénicheurs  de  broutilles.  Pour  les  amateurs  de  l'ordre  de  M.  Reiset 
et  de  Ml  de  la  Salle,  la  broutille  n'existe  pas.  Ils  peuvent  tout  d'abord,  je  le  veux 
bien,  se  passer  d'études,  étant  doués  de  je  ne  sais  quel  tact  inné  qui 
repousse  le  laid  et  le  commun  ;  ce  qu'ils  ont  en  eux,  c'est  avant  tout  un  don  subtil 
des  yeux,  et,  sans  doute  aussi,  une  mémoire  à  eux  propre,  qui  les  maintient 
constamment  au  diapason  des  œuvres  de  premier  ordre.  Faut-il  ajouter  que 
1888  —  l'artiste  —  T.  I  2 


i8  L'ARTISTE 


cette  géne'ration  qui  mettait  une  si  haute  gravité,  un  si  touchant  respect  dans 
l'admiration  et  le  savouremcnt  des  belles  choses  ,y  apportait  encore  de  pleins 
loisirs  et  une  patience  perséve'rante,  une  application  de  toutes  ses  heures  et  de 
tout  soi-même  qui  semblent  manquer  désormais  à  la  classe  des  collectionneurs. 

Léon  Donnât  fut,  dans  les  derniers  temps,  l'un  des  visiteurs  préférés  de  M.  de 
la  Salle.  Le  vieil  amateur  s'était  épris  de  l'homme  et  du  peintre,  et  même  il  a 
légué  au  malheureux  Bonnat  cette  passion  éperdue  pour  les  dessins,  qui  distrait  si 
fort  aujourd'hui  le  portraitiste  de  ses  portraits  et  ne  lui  laisse  plus  d'autre  pensée 
que  celle  de  la  conquête  d'un  Léonard  ou  d'un  Michel-Ange.  M.  de  la  Salle  ne 
se  doutait  guères  qu'il  inoculât  ce  virus  en  si  bonne  veine.  —  Que  les  amateurs 
de  peintures,  comme  vous  ou  moi,  qui  trouvent  leur  plus  doux  passe-temps  et 
le  meilleur  ronron  de  leur  vie  dans  la  contemplation  des  œuvres  de  l'art,  recher- 
chent avidement  les  études  et  les  premières  pensées  des  maîtres,  rien  d'éton- 
nant à  cela  :  nous  ne  foisons  que  pénétrer,  dans  sa  plus  familière  intimité, 
le  génie  de  ces  maîtres,  et  il  semble  que  tout  collectionneur  de  peintures  dût  être 
doublé  d'un  collectionneur  de  dessins  ;  mais  ce  qui  me  surprend,  c'est  que  tout 
artiste  créateur  ne  soit  point  obsédé  de  la  curiosité  de  poursuivre  dans  les  cro- 
quis de  ses  devanciers  leurs  procédés  de  conception  et  d'incubation,  et  de  trans- 
formation de  leurs  pensées.  Il  faut  croire  que  le  génie  créateur  n'admet  point  de 
tels  intermédiaires;  il  pond  comme  l'oiseau,  pour  se  débarrasser  de  son  œuf;  et 
c'est  peut-être,  après  tout,  le  meilleur  moyen  de  demeurer  original;  en  tout  cas, 
il  est  certain  que  les  artistes  du  temps  jadis  ne  dédaignaient  point  autant  que 
ceux  d'aujourd'hui  la  jouissance  de  réunir  dans  leurs  ateliers  des  dessins  de  maî- 
tres; et,  sans  rappeler  Raphaël  échangeant  un  dessin  avec  Albert  Durer  qui  en 
possédait  maint  autre  de  Martin  Schon  et  de  ses  contemporains,  sans  rappeler  Melzi 
recueillant  pieusement  les  études  de  son  maître  Léonard,  comme  Timotée  celles 
de  Raphaël,  on  peut  distinguer  dans  le  bataillon  des  collectionneurs  célèbres  les 
noms  de  Vasari,  de  Rubens,  de  Sandrart,  de  Rembrandt,  P.  Lely,  Th.  Lawrence, 
Cosway,  Benjamin  West,  et  chez  nous  J.  Stella,  P.  Mignard,  Girardon,  Boule, 
de  Piles,  Coypel,  Boucher,  Vanloo,  Bouchardon,  Chardin,  Fabre,  Wicar;  le 
cabinet  de  Crozat  avait  été,  par  économie,  celui  de  Watteau.  Enfin  au  commen- 
cement de  notre  siècle,  Girodet  et  le  Baron  Gros  et  le  sculpteur  Rutxhiel  ne 
dédaignaient  point  de  s'asseoir  devant  la  table  des  commissaires  priseurs  ;  et  je 
plains  de  tout  cœur  ceux  de  leurs  confrères  qui  ne  les  ont  pas  imités. 

Je  voulus  un  jour  savoir  de  Bonnat  lui-même  comment  lui  était  venue  à  lui  aussi 
la  charmante  et  noble  manie;  et  voici  ce  qu'il  me  répondit  (avril  1887)  :  «  J'ai 
toujours  adoré  les  dessins  et  passais  autrefois  mes  dimanches  au  Louvre.  Mais 
c'est  M.  de  la  Salle  qui  m'a  fait  comprendre  qu'on  pouvait  en  avoir  à  soi,  chez  soi, 
qu'on  pouvait,  quand  on  le  voulait,  toucher  une  feuille  de  papier  sur  laquelle  la 
main  de  Michel-Ange  s'était  appuyée.  —  Vous  savez  quelle  passion  c'est  deve- 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  19 


nu  !  —  M.  de  la  Salle  demeurait  dans  la  même  maison  que  moi,  place  de  Vinti- 
mille.  Il  me  gâtait  beaucoup  et  me  donna  un  dessin  de    Rembrandt.   Plus   tard 
il  ajouta  un  Watteau,  voilà  le  commencement.  —  J'ai  été'  fou  de  joie  quand  j'ai 
eu  à  moi  votre  dessin  de  Michel-Ange,  qui  a  été  un  de  mes   premiers   achats.  — 
L'histoire  du  portrait  d'Erasme  par  Albert  Durer  est  assez  amusante.   C'était  à 
la   vente   Jean   Gigoux  et  les  Allemands   épuisaient  leur  crédit  sur  des  Durer 
moins   importants.  Ils  étaient  devant  moi,  et  quand  ils  achetaient  un  dessin,  ils 
disaient  (en  allemand^  :  un  pour  Berlin,  deux  pour  Berlin,  etc.  Quand  arriva  le 
tour    de  l'Erasme,    ils  poussèrent  jusqu'à  i  i,5oo  francs,  et  Ferai  qui  avait  mes 
instructions  dit  12,000;  mes  Allemands  qui  étaient  à  bout  firent  signe  qu'ils  ne 
pouvaient  aller  plus  loin;  le  commissaire  adjugea,  et  alors  je  leur  dis    dans  les 
oreilles  :  un  pour  Bayonne  I  —  Vous  savez  l'histoire  des  Fra  Bartolommeo,   qui 
me  viennent  (sauf  le  vôtre)  de  Lucques.  Ils  appartenaient  aux  comtes  Ottolini, 
qui  pendant  trois  ans  se  firent  tirer  l'oreille  et  me  les   cédèrent,  enfin,  à   Paris, 
au  moment  où  ils  allaient  les  vendre  au  British   Muséum.  —  Vous  devez  vous 
rappeler  l'achat,  à  Perouse,  du  Raphaël  de  la  comtesse  Alfani.  Je  vais  par  hasard 
chez  un  marchand  de  bric-à-brac  qui  a  vaguement   entendu  dire  que  la  com- 
tesse Alfani,  qui  demeure  dans  sa  maison  veut,  se  défaire  d'un  dessin  de  Raphaël. 
Après  des  pourparlers  que  je  vous  ai  racontés,  j'emportai  le  dessin.   Les    pour- 
parlers sont  amusants.  —  Quant  au  carton  de  l'école  de  Léonard  extirpé  à  Ber- 
tini,  je  vous  l'ai  conté  tout  au  long,  l'autre  jour.  »  —  Et  l'on  jugera  de  l'impor- 
tance qu'a  acquise,  en  quelques   années  de  recherches  endiablées,   de  fringale 
jamais  rassasiée,  et  de  prodigalités  ruineuses  pour  un  autre  qui  n'aurait  pas  un 
si  bon  gagne-pain,  la  collection  de  dessins  de  Léon  Bonnat,  par  la  simple  nomen- 
clature suivante,  ne  représentant,  pour  chaque  artiste,  que  des  oeuvres  de    qua- 
lité supérieure    :    «   Quatre   dessins    de  Léonard  de  Vinci;  —  un  carton,  sainte 
famille  (école  de  Léonard);  —  un  portrait  de  profil  (même  école);  — cinq  dessins 
de  Michel-Ange,  dont  un  croquis  pour  le  jugement  dernier;  —  six  Raphaël;  — 
quatre  Titien  ;  —  trois  Véronèse  ;  —  deux  Botticelli  ;  —  trois  Giovanni  Bellini  ;  — 
six  Perugino  :  —  quatre  Mantegna  ;  —  trois  Pisanello  ;  —  vingt-trois  PoUajuolo, 
volés  en  1748  à  Florence  ;  —  vingt-cinq  Bartolommeo  (un  livre)  ;  —  huit  minia- 
tures italiennes  du  xv"  siècle;  —  un  Lorenzo  di  Credi  ;  —  huit  Parmesan  ;  — 
Polidore,  Jules  Romain,  etc,  etc.  ;  —  vingt-quatre  maîtres  du  xv^  —  sept  Durer, 
dont  le  portrait  d'Erasme  et  le  Saint-Jean  de  Munich;  —  un  Holbein  (portrait); 
—  dix-neuf  maîtres  allemands  et  flamands  du  xv  ;  —  cinq  Rubens  ;  —  sept  Van 
Dyck  (dont  trois  portraits)  ;  —  un  Brauwer  :  —  un  A.  Van  de   Velde  ;  —  quatre 
Teniers;  —  soixante-quinze   Rembrandt;  —  un  Dow,  etc,   etc.;  —  vingt-sept 
Poussin    (collection    H.    de   la   Salle);  —  sept  Claude  ; — un  Clodion  ;  —  deux 
•   Louis  David;  —  vingt-deux  Ingres   (dont  une  aquarelle,  quatre  compositions, 
sept  portraits)  ;  —  sept  Watteau;  —  un    Lancret  ;  —  cinq   Prud'hon  ;    —  huit 


20  L'ARTISTE 

Gericault,  etc,  etc.  »  Joignez  à  cela,  pour  imiter  M.  de  la  Salle  dans  son  goût 
de  toutes  les  belles  choses,  «  douze  eaux  fortes,  dont  une  belle  épreuve  de  la 
Pièce  aux  cent  florins  et  les  Trois  arbres  de  Rembrandt  ;  deux  portraits  de  Van 
Dyck;  le  Bouvier  de  Claude  ;  —  vingt-deux  bronzes  de  Barye,  très  bonnes  épreu- 
ves ;  —  trois  esquisses  de  Rubens,  une  de  Van  Dyck,  —  une  Suzanne  de  Rem- 
brandt (collection  His  de  la  Salle).  —  une  terre  cuite  de  Benedetto  da  Maiano; 
une  terre  cuite  de  Bouchardon.  » 

Dans  ses  dernières  années,  M.  de  la  Salle  était  possédé  du  démonde  la  libéra- 
lité. Il  semblait  qu'il  ne  se  fût  donné,  toute  sa  vie,  le  plaisir  d'acquérir,  que  pour 
se  préparerplustard  le  plaisir  de  donner.  Pour  peu  que  l'on  fréquente  les  collec- 
tions publiques  de  Paris,  il  est  difficile  d'ignorer  ce  qu'il  a  distribué,  au  Louvre, 
de  dessins,  de  peintures,  de  sculptures  ;  au  Cabinet  des  Estampes,  de  pièces 
superbes  ou  rares;  à  l'École  des  Beaux-Arts,  autres  dessins  exquis  des  plus  grands 
maîtres  ;  mais  dès  qu'il  entrevoyait  qu'un  musée  de  province  saurait  apprécier 
les  études  ou  croquis  des  artistes  illustres,  aussitôt,  bravement,  galamment,  il 
ouvrait  ses  cartons  et  lui  faisait  son  lot.  C'est  ainsi  que  de  1862  à  i865,  Louis 
Boulanger,  «  le  peintre  »  de  V.  Hugo,  et  qui  ne  gagnant  plus  son  pain  à  Paris 
par  son  talent  romantique  un  peu  fatigué  et  démodé,  s'était  réfugié  à  Dijon 
comme  conservateur  du  musée,  obtint  plus  d'une  centaine  de  dessins  pour  la 
collection  de  sa  ville  adoptive.  M.  de  la  Salle  ayant  réservé  pour  le  Louvre  et 
l'école  des  Beaux-Arts  ses  morceaux  d'élite  des  plus  grandes  époques,  il  ne  faut 
point  chercher  à  Dijon  ni  les  primitifs,  ni  les  plus  fameux  italiens  de  la  Renais- 
sance, mais  avec  les  plus  honorables  de  la  seconde  moitié  du  xvi«  siècle,  il  avait 
volontiers  rassemblé  là  les  maîtres  renommés  du  xvii=,  les  Carraches  et  leur 
école  et  tout  ce  qui  fait  encore  si  grande  figure  dans  l'Italie  d'alors;  c'est  tout  un 
chapitre  à  part  et  très  considérable  dans  l'histoire  de  l'art,  et  représenté  par  des 
pièces  capitales.  L'excellent  homme  savait  que,  depuis  1857,  j'avais  confié  mes 
portefeuilles  au  musée  d'Alençon,  et  que  ces  portefeuilles  allaient  toujours 
grossissant  en  nombre,  sinon  en  qualité.  Il  voulut,  lui  aussi,  contribuer  à  l'enri- 
chissement de  cet  honnête  petit  musée  de  mon  département;  il  fit  donc  son  lot 
généreux  à  Alençon.  Les  Français  y  abondaient  de  préférence  ;  Poussin  et  Wat- 
teau  n'y  manquaient  point,  non  plus  que  ceux  des  maîtres  du  commencement  de 
notre  siècle  qui  avaient  tout  d'abord  attiré  son  goût.  Il  en  donna  encore  aux 
musées  de  Lyon,  d'Orléans,  de  Rouen.  —  Et  il  ne  négligeait  point  de  fournir 
lui-même  les  notes  rédigées  avec  le  plus  grand  soin  et  l'érudition  la  plus  com- 
pétente sur  les  charmantes  œuvres  qu'il  offrait;  c'en  était  le  catalogue  tout  fait, 
et  nul  n'était  capable  de  l'écrire  plus  sciemment.  Comme  tous  les  vrais  amateurs, 
M.  de  la  Salle  avait  appris,  je  le  répète,  non  par  les  livres  mais  par  les  yeux, 
et  c'est  par  là  que  son  goût  était  sûr,  profond  et  personnel,  et  sans  les  illusions 
superficielles  du  prétendu  connaisseur  éduqué  par  les  renseignements  d'autrui. 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  21 

Des  livres,  il  en  avait,  —  qui  n'en  a  pas?  —  il  avait  en  bon  e'tat  tous  les  utiles  et 
les  catalogues  essentiels  ;  il  en  faut  toujours  pour  s'assurer  des  dates  et  des 
généalogies  d'écoles;  mais  ce  n'est  pas  eux  qui  vous  diront  si  une  oeuvre  d'art 
est  tout  de  bon  méritante  ou  méprisable.  En  dehors  de  ces  inventaires  partiels, 
inséparables  de  ces  donations,  je  ne  sache  pas  que  M.  de  la  Salle  ait  écrit  une 
ligne  sur  l'art  qu'il  aimait  tant,  si  ce  n'est  des  notes  au  vol  sur  les  marges  de  ses 
catalogues  de  voyage  ;  et  Dieu  sait  pourtant  le  nombre  des  érudits  et  des  écri- 
vains de  métier  qu'il  a  éclairés  des  lumières  pures  et  nettes  de  son  goût  et  ani- 
més aux  recherches  par  la  verdeur  de  son  entrain  ;  décidément  il  avait  pris  la 
bonne  part. 

Tauzia  qui  a  donné  les  soins  les  plus  pieux  au  catalogue  et  à  l'arrangemerrt 
des  dessins  légués  par  M.  de  la  Salle,  dans  l'étroit  espace  à  eux  mesuré  si  chiche- 
ment, a  raconté  comment  le  vieil  amateur,  se  sentant  près  de  sa  fin,  nous  avait 
appelés  M.  Reiset,  lui  et  moi,  pour  procéder  au  dernier  examen  de  ses  chers 
feuillets  couverts  d'études  de  maîtres  et  qu'il  avait  résolu,  ne  voulant  après  lui 
ni  hésitation  ni  équivoque,  de  faire  transporter  de  son  vivant  au  palais  des 
musées  nationaux.  Je  n'ai  guère  souvenir  dans  ma  vie  de  journées  plus  passion- 
nément intéressantes  et  j'allais  dire  plus  émues,  que  celles  où,  dans  le  cabinet  de 
ce  grand  vieillard,  usé  par  de  continuelles  souffrances,  et  qui  repassait  là  dans 
une  dernière  revue,  les  merveilles  dont  la  conquête  avait  rempli  de  jouissances 
quotidiennes  sa  longue  carrière  de  chercheur  impeccable,  nous  savourions,  un 
à  un,  chacun  des  trois  cents  dessins  qu'il  destinait  au  Louvre,  il  les  passait  de 
ses  propres  mains,  l'un  après  l'autre,  à  M.  Reiset,  à  son  cher  Fritz,  comme  il 
l'appelait  de  si  vieille  date,  et  M.  Reiset  nous  les  transmettait  tour  à  tour. 
M.  de  la  Salle  s'arrêtant  sur  chacun,  en  savourait  avec  tendresse  la  beauté, 
nous  en  répétait  l'histoire,  en  motivait  l'incontestable  attribution  de  concert 
avec  M.  Reiset,  et  puis  tantôt  Tauzia,  tantôt  moi,  nous  écrivions,  sous  la  dictée 
des  deux  amis,  la  description  du  précieux  dessin,  ses  provenances,  ses  dimen- 
sions. C'était  l'enregistrement  pour  l'inventaire  final.  Ne  voulant  offrir  au 
Louvre  que  des  ouvrages  dignes  de  ses  collections  souveraines,  M.  de  la  Salle 
hésitait  parfois  sur  certaines  études,  sur  certains  croquis  qu'il  jugeait  de  moin- 
dre importance  ;  mais  M.  Reiset,  Tauzia  ou  moi,  nous  demandions  grâce  pour 
celui  qu'on  aller  écarter  et  qui  n'était  jamais,  étant  donné  le  goût  supérieur  de 
l'homme,  dépourvu  de  haut  intérêt,  et  M.  de  la  Salle  se  laissait  faire,  et  l'enre- 
gistreur allait  son  train.  M.  delà  Salle  prit  la  peine,  tout  à  bout  de  forces  qu'il 
fût,  de  retranscrirc  lui-même  de  sa  main  ce  long  travail.  Le  19  février  1878,  les 
trois  cents  dessins  étaient  remis  au  Louvre.  Tous  les  vrais  curieux  de  l'Europe 
les  avaient  maniés  chez  lui  pour  peu  que  leur  étude  les  y  appelât,  mais  désor- 
mais ils  sont  à  qui  passe  près  de  la  salle  des  pastels,  et  il  n'est  plus  si  petit  con- 
naisseur d'art  qui    ne  pût    aujourd'hui  vous  les  énumérer  :  Lorenzetti,  Dona- 


za  L'ARTISTE 


tello,  l'Angelico  de  Fiesole,  le  Pisanello,  Filippino  Lippi,  Benozzo  Gozzoli, 
Botticelli,  PoUajuolo,  Signorelli,  Lorenzo  di  Credi,  Ercole  Grandi,  Mantegna, 
Carpaccio,  B.  Montagna,  Verrocchio,  Léonard  de  Vinci,  Francia,  Fra  Barto- 
lommeo,  Mar.  Albertinelli,  Raphaël  et  ses  e'ièves,  Jules  Romain,  Perino  dcl 
Vaga  et  Polidore,  Jacques  et  Jean  Bellin,  le  Giorgion,  Titien,  Palme  le  Vieux, 
le  Véronese,  Orsi  da  Novellara,  le  Corrège,  le  Sodoma,  le  Rosso,  le  Parmesan, 
le  Primatice,  Niccolo,  Luca  Penni,  Domenico  del  Barbiere,  le  Berruguete,  Louis 
et  Annibal  Carrache,  le  Dominiquin,  etc.,  sont  là  repre'sente's  par  des  morceaux 
exquis.  —  Puis  viennent  les  Allemands,  Flamands  et  Hollandais  :  Martin 
Schongauer,  Holbein,  Albert  Durer,  Lucas  de  Leyde,  Rubens,  Van  Dyck,  Jor- 
daens,  Teniers,  Brauwer,  Rembrandt,  A.  Cuyp,  Ostade,  P.  Potter,  et  toute  la 
suite  des  délicieux  petits  paysagistes  de  Hollande;  —  et  quand  arrivent  nos 
Français,  ce  n'est  point  seulement  les  illustres  du  xvi"  au  xviii"  siècle  qui  figu- 
rent là  :  Cousin,  Et.  Delaune,  Nie.  Poussin  (vingt  dessins  tous  admirables,  tous 
capitaux  par  la  provenance  ou  par  le  tableau  qu'ils  ont  préparé  ;  comment  lui 
en  restait-il,  après  tant  et  tant  qu'il  avait  déjà  donnés,  au  Louvre  et  à  l'École 
des  Beaux-Arts,  et  à  Dijon,  et  à  Alençon,  après  tous  ceux  qu'il  avait  quotidien- 
nement dispersés,  avec  tant  de  largesse  et  de  bonne  grâce,  entre  les  mains  de 
ses  amis  ?)  —  Et  Claude  Lorrain  et  Seb.  Bourdon  et  cet  étonnant  groupe  de 
femmes  de  Watteau,  l'un  des  plus  argentins  qu'il  ait  jamais  crayonnés  de  sa 
mine  de  plomb  et  de  sa  sanguine;  mais  encore  voilà  que  M.  de  la  Salle  comblait 
au  Louvre  la  lacune  toujours  regrettable  de  nos  modernes  les  plus  populaires  : 
Gericault,  Charlet,  Léopold  Robert,  Eug.  Delacroix,  Decamps,  Marilhat,  Pils, 
Raffet  et  Gavarni. — 11  en  voulait  faire  de  même  pour  ses  médailles  et  ses  plaquettes 
et  son  Saint-Jean  de  Mino  de  Fiesole;  mais  le  temps  lui  manqua  ;  le  mal  acheva 
de  détruire  ce  corps  robuste,  et  deux  mois  après  qu'il  avait  déposé  ses  chers 
dessins  entre  les  mains  de  son  ami  M.  de  Reiset,  M.  de  la  Salle  mourait  le 
28  avril  1878. 

Qui  nous  rendra,  qui  nous  rendra  ces  bonnes  heures  que  nous  passions 
jadis  auprès  de  M.  de  la  Salle  ?  on  allait  vers  lui,  plein  d'une  tendre  véné- 
ration pour  l'homme,  on  sortait  de  chez  lui  plein  de  religion  pour  l'art.  Bien- 
tôt, en  dehors  de  ces  galeries  de  musées,  ouvertes  à  tous  les  passants,  n'y 
aurait-il  plus  un  bon  coin  où  l'on  puisse  causer  familièrement,  entre  amis, 
devant  un  bon  tableau,  un  beau  dessin,  ou  un  beau  bronze?  Hélas!  ils  se 
font  rares,  —  ils  ne  l'étaient  pas  tant  autrefois,  —  ces  amateurs  de  qui  l'on 
puisse  répéter  ce  que  Tauzia  a  dit  sobrement  de  celui-ci  :  «  M.  de  la  Salle 
a  laissé  le  souvenir  de  l'un  des  hommes  les  plus  courtois  et  les  plus  gé- 
néreux de  notre  temps.  Vivant  tout  à  fait  retiré  du  monde,  et  sans  aucune 
ostentation,  il  ne  connaissait  pas  de  plus  grand  plaisir  que  de  se  voir  en- 
touré de  quelques   amis   qui   partageaient   son  enthousiasme   pour  les   chefs 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS 


23 


d'œuvre  des  arts.  Si  son  âge  et  la  dignité  de  son  caractère  ont  inspiré  le 
respect,  ses  qualités  affectueuses  lui  ont  valu  en  retour  de  vives  amitiés;  peu 
d'hommes  ont  mérité  d'être  regrettés  aussi  sincèrement  et  aussi  profondément 
que  M.  His  de  la  Salle.  » 


{A  suivre) 


PH.    DE    CHENNEVIERES. 


PALMYRE  ET  SES  INSCRIPTIONS  '" 


'année  dernière,  dans  la  leçon  d'ouver- 
ture, j'avais  fait  l'historique  des  fouilles 
de  Khorsabad  et  donné  un  rapide 
résumé  des  renseignements  qu'elles 
nous  ont  apportés  sur  le  roi  Sargon  II 
(viii"  siècle  avant  notre  ère).  Nous 
sommes  loin  d'avoir  achevé  l'étude  des 
longues  inscriptions  de  ce  roi;  elles 
vont  nous  occuper  encore  cette  année. 
Je  n'ai  donc  pas  à  présenter  aujourd'hui 
un  aperçu  général  de  nos  leçons  pro- 
chaines du  jeudi.  Ma  leçon  d'ouverture 
va  être  employée  à  vous  fournir  uïi  tableau  très  rapide  de  la  ville  de  Palmyre.qui 
doit  faire  l'objet  de  nos  cours  du  vendredi.  L'histoire,  courte  d'ailleurs,  de  la 
cité  célèbre  ;  puis  une  sorte  de  classification  de  ses  monuments  épigraphiques  : 
telle  sera  la  matière  de  cette  première  leçon. 
La  ville  était-elle  ancienne  ?  A  quelle  date  fut-elle  construite? 
Dans  le  premier  livre  des  Rois,  IX,  Salomon  est  indiqué  comme  le  fondateur 
de  Thadmor.  Or,  ce  nom  est  précisément  le  même  que  celui  par  lequel  on 
désignait  autrefois  Palmyre.  Dans  Palmyre,  en  effet,  nous  avons  une  corruption 


=#? 

m 

(i)  Leçon  d'ouverture  du  cours  iX'Epigraphie  phénicienne  et  araméenne   professé  par 
M.  E.  Ledrain  à  l'Ecole  du  Louvre  (aï  décembre  1887.) 


I 


PALMYRE   ET   SES    INSCRIPTIONS 


25 


grecque  de  Thadmor.  Que  la  ville  ancienne,  sise  au  nord-est  de  la  Palestine, 
soit  la  fille  de  Salomon,  presque  tous  les  historiens,  les  voyageurs  et  les  archéo- 
logues anciens  et  même  nouveaux,  se  sont  rangés  à  cette  opinion. 

(I  Le  roi  y  construisit  de  bonnes  murailles,  dit  Josèphe,  pour  s'en  assurer  la 
possession,  et  il  l'appela  Tadmour,  qui  signifie  lieu  de  palmiers.  »  Rapportant 
ce  passage  de  Josèphe,  Volney,  dans  les  Ruines,  n'a  aucun  soupçon  que  l'on 
puisse  attribuer  à  un  autre  qu'à  Salomon,  la  fondation  de  Palmyre.  Ainsi  se 
comporte  souvent  l'histoire  ;  elle  a  ses  favoris  et  ses  maudits,  surtout  dans  l'an- 
tiquité. Il  y  a  des  hommes  qu'elle  charge  de  tous  les  crimes,  même  les  plus 
imaginaires  ;  d'autres  qui,  pour  elle,  ont  fait  les  plus  belles  actions  et  bâti  tous 
les  plus  beaux  monuments.  Salomon,  dans  le  monde  juif,  et  l'on  peut  dire,  dans 
tout  le  monde  oriental,  est  resté,  pour  les  imaginations,  comme  un  khalife  des 
Mille  et  une  Nuits,  tout  puissant,  voyant  tout,  accomplissant  tout,  disposant 
même  comme  un  dieu,  de  tous  les  génies.  Les  légendes  arabes  sur  lui  sont 
aussi  étranges  qu'innombrables  ;  on  les  a  recueillies  dans  un  volume  fort 
curieux  (Weil,  Biblische  Legenden  der  Muselmanner). 

A  la  légende  appartient  aussi  la  fondation  de  Palmyre  par  Salomon.  Il  y  avait 
un  point  qui  inquiétait  bien  parfois  les  historiens,  c'était  la  distance  de  Jéru- 
salem à  Palmyre,  et  la  pensée  que  cet  emplacement  était  peu  à  la  disposition  et 
sous  la  main  de  Salomon.  Volney  lui-même  n'est  pas  sans  faire  quelques 
réflexions  sur  l'éloignement  de  Thadmor  : 

«  Le  roi  de  Jérusalem,  dit-il,  n'eut  point  porté  son  attention  sur  un  poste  si 
éloigné,  si  isolé,  sans  un  puissant  motif  d'intérêt  »  (p.  268).  Mais  Volney  n'allait 
pas  plus  loin.  Il  se  trouvait  en  face  d'un  sentiment  si  universel  et  si  agréable, 
prêtant  à  de  si  poétiques  développements,  qu'il  ne  songeait  pas  à  tirer  parti  de 
la  lueur  qui  lui  apparaissait. 

Dans  ses  Inscriptions  sémitiques,  parues  en  1868,  M.  de  Vog'ùé  est  de  même 
avis  que  Volney,  et  ne  discute  même  pas  la  possibilité  d'une  opinion  contraire. 

Pour  nous,  nous  voilà  déjà  mis  en  défiance  par  la  phrase  de  l'auteur  des 
Ruines,  et  par  le  long  et  difficile  chemin  qui  se  trouve  entre  Jérusalem  et 
Thadmor.  Ce  qui  confirme  nos  doutes,  c'est  qu'en  réalité,  il  y  eut  au  sud  de  la 
Palestine  une  ville,  Thadmor,  de  la  même  étymologie  que  Palmyre,  et  dont 
Salomon  dut  naturellement  songer  à  faire  une  ville  forte,  une  cité  station  comme 
les  deux  Beth-Horon  et  Guézer.  Mais  elle  fut  loin  d'égaler  l'autre  ville  des  pal- 
miers et  il  n'y  avait  guère  d'honneur  pour  Salomon  à  en  avoir  été  le  construc- 
teur. 

L'autre  Thadmor,  la  grande,  celle  du  nord-est,  n'a  pas  d'histoire  bien 
ancienne.  Mais  elle  dut  de  bonne  heure  cependant  se  fonder  et  se  développer. 
Ce  qui  faisait  autrefois  les  villes  en  Orient,  c'étaient  les  sources.  Dans  ces 
endroits  brûlés,  arides,  quand  la  famille  voyageuse,  passant  avec  ses  troupeaux, 


26  L'ARTISTE 


apercevait  une  fontaine,  elle  dépliait  la  tente  et  campait  en  cette  place.  Dans  les 
environs  de  Paimyre,  le  sol  est  particulièrement  triste,  sans  végétation.  Mais  tout 
à  coup,  quand  on  vient  de  Tyr,  que  l'on  sort  de  la  plaine  sablonneuse  qui  s'allonge 
entre  deux  rangées  de  collines  et  que  l'on  rencontre  l'endroit  où  fut  Paimyre, 
l'herbe  apparaît  entretenue  par  deux  sources.  Ce  fut  autour  de  ces  eaux  que 
s'éleva  la  ville  fameuse  et  à  l'ombre  des  palmiers  si  utiles,  eux  aussi,  à'ia  vie  de 
l'homme  en  Orient 

Elle  prospéra,  devint  un  riche  marché  où  affluèrent  les  vendeurs  de  Phénicie, 
d'Aram,  de  la  Babylonie.  Les  produits  de  l'Asie  orientale,  ceux  de  l'Inde  et  de 
l'Asie  occidentale  s'y  échangèrent.  C'était  une  station  nécessaire  pour  les  cara- 
vanes de  marchands.  Aujourd'hui 'que  le  commerce  a  disparu  de  là-bas  et  que 
les  pèlerinages  religieux  ont  remplacé  les  voyages  d'intérêts,  les  caravanes  qui 
vont  de  Damas,  le  paradis  des  croyants,  à  Bagdad,  passent  par  Thadmor  et 
campent  sur  ses  ruines. 

On  conçoit  que  cette  riche  cité,  dont  la  vie  antique  nous  est  peu  connue,  mais 
dont  nous  entrevoyons  la  merveilleuse  prospérité,  ait  tenté  la  légende.  Il  était 
infiniment  plus  aisé,  du  reste,  de  l'attribuer  à  Salomon,  que  tant  d'autres  mer- 
veilles mises  sur  son  compte.  N'avait-il  pas,  en  réalité,  bâti  Thadmor  au  désert 
du  sud.  Sans  rien  changer  au  nom  et  tout  naturellement,  on  déclara  qu'il  avait 
construit  la  belle  Thadmor,  sur  la  route  de  Phénicie  et  de  Babylonie.  Voilà 
l'explication  de  l'erreur  où  sont  tombés  sur  l'origine  de  Paimyre,  les  voyageurs 
et  les  savants. 


La  question  d'origine  éclaircie  et  la  légende  détruite,  nous  passons  à 
l'histoire  même  de  Paimyre.  Rien  de  plus  obscur  que  cette  ville  dans- 
ses  temps  antiques.  Il  en  est  un  peu  de  même,  il  le  faut  bien  avouer,  des 
autres  villes  de  Phénicie  et  de  Syrie.  Tandis  que  Ninive,  Babylone  et 
l'Egypte  nous  ont  laissé  sur  elles-mêmes  une  masse  innombrable  de  monu- 
ments, de  témoins  de  leur  existence  la  plus  reculée,  rien  ou  presque  rien 
ne  se  retrouve,  des  époques  anciennes,  pour  les  villes  phéniciennes.  Quand 
•  on  découvre  une  courte  inscription  de  quelques  lignes,  c'est  considéré 
comme  un  véritable  triomphe.  Encore  la  plupart  sont-elles  déjà  de  l'époque 
grecque  de  Phénicie,  comme  presque  tous  les  objets  de  ce  pays  que  possède 
le  Musée  du  Louvre.  Israël  fort  heureusement  nous  a  légué  un  livre;  que 
saurions-nous  de  lui  si  nous  n'avions  que  ses  monuments  et  l'inscription 
du  Siloé? 

Eh   bien!    de    toutes   ces    contrées,   celle   qui    nous    fournit    le   moins    le 


PALMYRE    ET    SES   INSCRIPTIONS 


27 


moyens  d'entrer  en  communication  directe  avec  elle  pour  sa  vie  antique, 
c'est  certainement  Palmyre,  où  tous  les  monuments,  toutes  les  inscriptions 
sont  d'époque  romaine.  Le  premier  fait  historique  que  l'on  saisit,  date  de 
l'an  34  avant  notre  ère.  Antoine  essaya  une  expédition  contre  Palmyre. 
Ce  qui  le  poussait  c'était  l'appât  des  richesses.  Commerçante,  la  ville  passait 
à  juste  titre  pour  renfermer  des  trésors  dont  la  prise  eut  fait  la  joie  du  Romain. 
Mais  les  habitants  prévenus  eurent  le  temps  de  s'enfuir  et  d'aller  mettre  en 
sûreté  leurs  biens  les  plus  précieux  de  l'autre  côté  de  l'Euphrate. 

Cependant,  subissant  le  même  sort  que  le  monde  entier,  Palmyre  dut  se  plier 
à  l'obéissance  romaine.  Les  Romains,  du  reste,  et  les  Grecs  firent  invasion 
dans  la  vieille  cité  sémitique.  Combien  de  noms  romains  et  grecs  sur  les 
inscriptions  palmyréniennes  du  ir"  siècle!  Ils  sont  presque  aussi  nombreux  que 
les  noms  araméens.  Les  modes  grecques  et  romaines  pénétrèrent  en  même 
temps,  surtout  chez  les  femmes.  Il  y  a,  du  reste,  chez  les  Syriens  actuels,  un 
goût  d'élégance,  un  charme  étrange,  même  dans  les  costumes  masculins. 
Avez-vous  vu  quelquefois  l'art  avec  lequel  les  Libanais  portent  la  veste  et  la 
ceinture  orientales?  Au  11=  siècle,  à  Palmyre  —  les  bas  reliefs  du  Louvre  en 
témoignent  —  les  hommes  aimaient  la  longue  tunique  à  plis,  et  portaient  sur 
la  tête  le  modius,  le  boisseau  romain,  extrêmement  décoré.  Mais  rien  n'égale  le 
luxe  charmant  dont  les  visages  de  femmes  sont  entourés.  Pas  une  femme,  au  dix- 
neuvième  siècle,  qui  puisse  surpasser  une  Palmyrienne  du  deuxième.  Aux 
oreilles  paraissent  des  pendants  d'or;  les  cheveux  sont  artistement  étages;  la 
coiffure  est  d'une  extraordinaire  richesse,  sans  surcharge  toutefois.  Ce  fut 
peut-être  l'endroit  du  monde,  sans  en  excepter  Rome,  où  à  une  certaine 
époque,  la  femme  déploya  le  plus  d'habileté  et  de  parure,  (i) 

Du  reste,  il  y  avait  là  comme  une  excitation  constante  à  aimer  et  à  repro- 
duire la  beauté.  Un  peu  après  qu'Hérode,  jetant  debout  l'ancien  temple  de 
Zorobabel,  dressa  le  nouveau  sanctuaire  d'Iavhé,  —  c'était  un  roi  artiste,  plein 
de  grands  projets  et  fort  calomnié  par  l'histoire  juive  —  on  éleva  au  nord-est,  à 
Palmyre,  le  merveilleux  temple  du  dieu  Schamasch  ou  dieu-soleil.  Tout  ce 
monde,  sur  le  point  de  disparaître,  était  pris,  d'un  commun  accord,  de  la 
fureur  de  bâtir.  Mais  pendant  que  la  construction  de  Jérusalem  se  présentait 
dans  une  certaine  masse,  avec  une  certaine  lourdeur,  là-bas  montaient  les 
belles  colonnes  corinthiennes.  Ce  qui  faisait  cependant  la  supériorité  du 
temple  de  Jérusalem  et  ce  qui  lui  assure  dans  l'histoire  une  renommée  sans 
égale,  bien  supérieure  à  celle  du  temple  de  Palmyre,  c'est  l'idée  et  l'espérance 
messianique  que  les  Juifs  y  avaient  attachées,  l'espoir  d'y  voir  affluer  un  jour 
toutes  les  nations,  et  la  lutte  désespérée  soutenue  là  l'an  70. 


(i)  L'année  dernière,  dans  nos  promenades  au  musée,  M.  O'.  Lebesgue  nous  a  fait  de 
fort  curieuses  remarques  sur  les  costumes  de  Palmyre. 


28  L'ARTISTE 


Plus  souple,  Palmyre  résista  moins  à  l'empire  romain  et  ve'cut  plus  long- 
temps. Nous  ne  connaissons  guère  d'elle  que  son  existence  à  partir  de  la 
conquête,  laquelle  du  reste  lui  fut  douce. 

Il  y  avait  un  point  que  n'oubliaient  jamais  les  Romains,  c'e'tait  l'impôt  à 
lever  sur  les  populations.  Palmyre  fut  pourvue  par  eux  d'un  procurateur 
ducénaire,  chargé  de  cette  fonction,  et  qui  touchait  lui-même  des  appointements 
de  200,000  sesterces,  c'est-à-dire  de  25  à  3o  mille  francs  de  notre  monnaie. 
Après  avoir  obtenu  d'Hadrien  la  qualité  de  colonie  italique,  Palmyre  s'organisa 
comme  les  colonies  ordinaires:  le  pouvoir  législatif  est  entre  les  mains  du  sénat 
et  du  peuple  pouXï)  xai  Snîjio;  —  Ce  sont  les  deux  noms  que  nous  présentent  un 
certain  nombre  d'inscriptions  de  statues  dont  le  sénat  et  le  peuple  ont  décidé 
l'érection.  —  Le  pouvoir  exécutif  était  confié  à  plusieurs  magistrats  appelés 
stratèges.  Mais  les  choses  en  vinrent  à  se  passer  à  Palmyre  comme  en  beaucoup 
d'autres  endroits.  Il  y  avait  une  famille  particulièrement  puissante,  celle  des 
Odainath.  On  lui  laissa  prendre  de  l'importance,  exercer  les  magistratures,  con- 
quérir sans  conteste  le  premier  rang  dans  la  cité.  Un  premier  Odainath  nous 
apparaît  avec  le  titre  de  sénateur.  Un  second  s'intitule  rosch  ou  chef.  L'ascension, 
vous  le  voyez,  se  fait  sûrement  vers  le  pouvoir  suprême.  Après  avoir  pris  le  titre 
de  chef,  ce  second  Odainath  en  vint,  avec  le  consentement  de  Rome,  à  se  décerner 
celui  de  roi,  et  même  comme  les  vieux  monarques  d'Asie,  de  roi  des  rois.  Enfin, 
héritant  de  ce  titre,  Odainath,  mari  de  Zénobie,  après  avoir  participé  en  qualité 
d'allié  à  des  expéditions  romaines,  fut  assassiné  l'an  267  avant  notre  ère,  laissant 
sa  souveraineté  à  Zénobie. 

C'est  le  nom  grec  de  cette  reine.  Son  véritable  nom,  son  nom  sémitique  c'était 
Bath-Zebina,  c'est-à-dire  «  fille  de  marchand.  »  Que,  par  vanité,  comme  on  l'a 
prétendu,  elle  ait  délaissé  son  nom  sémitique,  lequel  lui  rappelait  peut-être 
d'humbles  origines,  je  ne  le  crois  pas;  dans  un  endroit  où  tout  reposait  sur  le 
commerce,  et  où  tout  en  vivait,  dans  cette  ville  qui  n'était  pas  autre  chose  qu'un 
grand  marché,  comment  la  vanité  nobiliaire  eut-elle  existé,  et  comment  une 
reine  aurait-elle  rougi  de  s'appeler  Ba/Zi-Zeéma,  c'est-à-dire  fille  de  marchand  ?  En 
réalité,  nous  la  connaissons  parles  écrivains  latins  et  grecs  qui  l'ont  nommée  de 
préférence  Zénobie.  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  aimait  à  s'attribuer  d'illustres  origines, 
se  prétendant  la  parente,  la  descendante  deCléopâtre,  de  Didon,  de  Sémiramis. 

L'histoire  nous  offre  peu  de  personnages  aussi  connus  et  aussi  attrayants  que 
cette  femme.  Le  luxe  et  le  charme  étrange  que  nous  révèlent  les  objets  palmy- 
réniens  semblent  s'être  concentrés  en  elle.  Elle  est  comme  une  sorte  d'incar- 
nation de  ce  monde  de  beauté  singulière.  Mais,  avant  tout,  ce  qui  lui  a  donné  sa 
gloire,  ce  qui  lui  a  fait  traverser  les  siècles,  c'est  qu'elle  avait  au  suprême  degré, 
dans  son  faible  cœur  de  femme,  ce  qui  fortifie,  ce  sans  quoi  nous  ne  sommes  rien, 
absolument  rien,  mais  dont  la  présence  nous  fait  tout  oser  et  tout  entreprendre, 


PALMYRE    ET   SES    INSCRIPTIONS 


29 


elle  portait  en  elle  la  source  de  rhe'roïsme  et  des  grandes  actions:  la  passion.  Avec 
toute  son  âme  passionnée  elle  de'testa  Rome  et  aima  la  liberté  de  l'Asie.  Reine 
d'un  petit  territoire,  environnée  même  d'ennemis  dans  sa  ville,  elle  vit  son  autorité 
s'étendre  sur  la  Syrie,  sur  la  Mésopotamie  et  jusque  sur  un  coin  de  l'Egypte. 
Pendant  un  moment  ce  fut  le  succès  le  plus  inespéré.  Mais  comment  lutter 
longtemps  avecdes  forces  dispersées  et  des  imaginations  mobiles,  contre  les  redou- 
tables légions  romaines  ?  Aurélien  en  personne  accourut.  Enfermée  dans  Emèse, 
la  reine  fut  prise  ainsi  que  son  armée  (273).  Avec  ses  deux  fils  on  la  traîna  jusqu'à 
Rome  pour  orner  le  triomphe  d'Aurélien.Palmyrefut  vouée  à  la  destruction. Chose 
étrange,  les  légions  victorieuses  qui  ruinèrent  Palmyre,  venaient  du  pays 
gaulois,  du  même  pays  où  plus  tard  on  devait  déchiffrer  pour  la  première  fois  les 
signes  palmyréniens,  et  commencer  par  conséquent  comme  la  résurrection  de 
la  ville  antique. 

Telle  est,  en  abrégé,  l'histoire  connue  de  cet  endroit  si  célèbre.  Avant  d'en 
étudier  les  inscriptions,  il  était  bon  de  connaître  Palmyre  parce  court  résumé. 


Ces  notions  essentielles  obtenues,  il  nous  reste  à  savoir,  d'une  façon  générale, 
quels  sont  les  textes  épigraphiques  trouvés  dans  les  ruines  de  Palmyre. 

Mais  une  question  préliminaire  est  à  éclaircir  :  quelle  était  la  langue  parlée  dans 
cette  ville?  Jusqu'à  la  chute  de  la  cité,  ce  fut  l'araméen,  si  complètement  oublié 
aujourd'hui  qu'on  ne  le  retrouve  plus  que  sur  les  lèvres  d'un  très  petit  groupe 
d'hommes  près  du  lac  d'Ournina.  Mais  autrefois,  partant  du  pays  d'Aram,  de  la 
Syrie  proprement  dite,  l'araméen  s'était  répandu  dans  la  Mésopotamie,  dans 
l'Egypte  par  la  conquête  persane,  et  jusque  dans  le  pays  des  parfums,  en  pleine 
Arabie,  comme  le  marquent  les  inscriptions  de  Teïma.  Telle  était  la  langue  en 
usage  à  Palmyre.  Quant  à  l'écriture  de  nos  inscriptions,  c'est  pareillement 
l'écriture  araméenne,  à  la  fin  de  son  développement,  de  telle  sorte  que  les  carac- 
tères des  textes  de  Palmyre  ressemblent  à  peu  près  complètement  à  l'hébreu 
carré,  qui  lui  aussi  nous  présente  les  signes  d'Aram  arrivés  au  dernier  terme  de 
leur  transformation. 

Le  premier  qui  s'empara  de  la  lecture  du  palmyrénien,  et  qui  en  essaya  le 
déchiffrement,  ce  fut  un  Français,  l'abbé  Barthélémy,  celui  que  l'on  appelait  «  le 
plus  savant  des  lettrés,  et  le  plus  lettré  des  savants  ».  Il  exerça  sa  perspicacité  sur 
treize  inscriptions  copiées  à  Palmyre  par  deux  voyageurs  anglais.  Presque  en 
même  temps  que  lui,  Swinton,  en  Angleterre, se  livrait  aux  mêmes  tentatives. 
Combien  d'erreurs  dans  ces  commencements!  C'est  ainsi  que  se  fait  la  science; 
elle  s'élève  sur  les   fautes  mêmes  des  initiateurs.  Il  y  a  trente  ans  encore,  cent 


3o  L'ARTISTE 


années  après  les  travaux  de  l'abbc  Barthélémy,  les  traductions  des  textes  de 
Palmyre  fourmillaient  de  fausses  lectures  et  de  contre  sens. 

DanslecataloguedeM.de  Longpérier,  fort  au  courant  de  la  science  (i85i),  une 
inscription  du  Louvre  est  ainsi  traduite  :  «  Salem  fils  de  Roschbal  »  ;  or,  le  véritable 
sens  est  celui-ci  :  «  Image  de  Kinora,  hélas!  »  En  i832,  on  ne  connaissait  encore 
que  seize  documents  palmyréniens.  On  peut  dire  qu'aujourd'hui  ces  documents, 
ayant  afflué  dans  les  musées  et  offrant  aux  savants  une  ample  matière  d'études 
et  de  comparaison,  se  lisent  avec  plus  de  facilité  et  plus  de  sûreté  que  les  textes 
phéniciens  eux-mêmes. 

Maintenant  que  nous  savons  quelles  étaient  la  langue  et  l'écriture  de  Palmyre, 
il  ç'agit  de  donner  une  idée  générale  des  textes,  de  ce  qu'ils  contiennent  et  des 
monuments  sur  lesquels  ils  sont  gravés. 

Les  inscriptions  trouvées  sur  des  objets  d'une  certaine  dimension  se  peuvent 
diviser  en  trois  catégories  :  inscriptions  honorifiques,  inscriptions  religieuses, 
inscriptions  funéraires. 

Les  premières  se  rencontrent  généralement  parmi  les  ruines  du  temple  de 
Schamasch,  sur  des  colonnes  destinées  à  porter  des  statues. 

Elles  donnent  parfois  ce  sens  :  «  Le  Sénat  et  le  peuple  ont  élevé  une  statue  à 
un  tel,  fils  d'un  tel.  Il  a  aimé  la  patrie  et  craint  les  dieux...  »  De  ce  genre  d'ins- 
criptions nous  ne  possédons  que  des  copies.  Si  nous  avons  quelques  textes  de 
cette  sorte  provenant  de  Ruad,  et  si  vous  en  pouvez  apercevoir  dans  l'escalier 
qui  va  de  la  salle  assyrienne  aux  salles  de  la  Renaissance,  c'est  que  la  ville 
phénicienne  de  Ruad  est  voisine  de  la  côte  et  que  l'expédition  de  Syrie,  en 
1862,  a  facilité  les  transports.  Mais  comment  amener  du  désert  de  Palmyre  des 
blocs  énormes?  Quelques-uns,  peut-être,  n'ont  pas  la  même  masse,  mais  ils  sont 
employés  dans  le  cimetière  musulman  d'où  il  serait  difficile  de  les  arracher 
sans  se  faire  massacrer  par  la  population. 

Les  textes  religieux  sont  presque  tous  sur  de  petits  autels  votifs.  Le  Louvre 
en  possède  un  exemplaire.  Là  encore  on  éprouve  de  grandes  difficultés  à  se 
procurer  de  ces  objets.  Bien  qu'ils  ne  soient  pas  de  la  taille  des  colonnes  de 
statues,  ils  sont  déjà  d'un  poids  assez  lourd,  et  de  plus  placés  dans  le  cimetière 
musulman  auquel  on  ne  pourrait  toucher  sans  péril.  Nous  connaissons  donc  les 
textes  religieux  de  Palmyre,  surtout  par  des  copies.  La  formule  la  plus  fréquente 
sur  ces  petits  autels  est  celle-ci  :  t  A  celui  dont  le  nom  est  béni  pour  toujours, 
le  bon  et  miséricordieux;  élevé  par  un  tel,  fils  d'un  tel,  parce  qu'il  a  écouté  sa 
voix  ».  Toute  la  religion  orientale  est  là-dedans.  C'est  toujours  un  traité  passé 
entre  le  dieu  et  le  croyant.  C'est  le  do  ut  des,  non  seulement  marqué  sur  ces  ex- 
voto,  mais  dans  toutes  les  prières.  Les  inscriptions  de  cette  nature  ne  sont  pas 
bilingues  comme  les  textes  honorifiques,  mais  écrites  seulement  en  palmyré- 
Qien. 


PALMYRE    ET    SES    INSCRIPTIONS  3i 


Ce  qui  est  plus  nombreux,  ce  sont  les  inscriptions  funéraires.  Tout  autour  de 
la  ville  antique,  on  avait  élevé  de  magnifiques  tombeaux  ;  mais  c'était  surtout 
la  vallée  qui  la  précède  quand  on  vient  de  Tyr  et  d'Emèse  et  qui  s'appelle 
aujourd'hui  Wadi-el-Qebour  «  vallée  des  tombeaux  »,  qui  avait  été  choisie  pour 
nécropole.  Ville  des  morts,  pressée  et  belle  !  On  avait  coutume  à  Palmyre  de 
ranger  dans  les  sépultures  de  famille,  les  bustes  des  défunts.  C'est  de  là  que 
sortent  ces  têtes  si  décorées  de  femme,  tous  les  témoignages  de  l'ancienne  élé- 
gance de  la  ville.  A  côté  des  têtes,  le  plus  souvent  à  gauche,  est  gravée  une 
inscription.  Que  porte-t-elle .''  Le  nom  du  mort  ou  de  la  morte,  celui  des  gens  de 
sa  famille  avec  le  cri  :  hélas  1  Au  fond  il  y  a  là  un  certain  souci  de  la  beauté,  et 
aussi  de  raconter  la  généalogie.  Ce  ne  sont  plus  les  tristes  colonnettes,  si  peu 
instructives  de  Saïda,  dont  la  formule  est  toujours  identique  :  «  O  un  tel...  bon  et 
excellent,  adieu  !  »  Ici  c'est  infiniment  plus  varié  et  plus  vivant,  plus  utile  à 
l'histoire  et  à  la  reconstitution  de  la  vie  dans  l'ancienne  Palmyre. 

Nous  avons  au  musée  un  certain  nombre  de  bustes  et  d'inscriptions  funé- 
raires. C'est  même  ce  qui  constitue  la  meilleure  partie  de  notre  collection  pal- 
myrénienne.  Elle  s'est  formée  peu  à  peu  et  s'est  accrue  principalement  depuis 
la  création  du  département  des  Antiquités  orientales. 

L'année  dernière  même  on  a  acquis  une  inscription  funéraire  bilingue,  chose 
extrêmement  rare.  Les  inscriptions  honorifiques  bilingues,  grecques  et  palmy- 
réniennes,  sont  fréquentes  ;  mais  il  y  a  très  peu  d'exemples  d'inscriptions  funé- 
raires bilingues. 

Voilà  ce  que  l'on  peut  dire  des  textes  accompagnant  les  images  des  défunts  et 
des  défuntes.  Il  y  a  d'autres  inscriptions  funéraires,  marquées  sur  des  dalles  de 
sépulcre  et  portant  «  tombeau  d'un  tel,  fils  d'un  tel  ».  Nous  n'avons  rien  de 
semblable  au  Louvre. 

En  dehors  de  ces  textes  gravés  en  creux  sur  des  monuments  d'une  certaine 
dimension,  il  faut  signaler  les  petites  tessères,  quelques-unes  arrondies,  d'autres 
quadrangulaires.  Grâce  surtout  à  M.  de  Saulcy,  le  musée  en  possède  un  certain 
nombre.  Beaucoup  représentent  un  personnage  ou  deux,  à  demi-couchés  sur  un 
lit.  M.  Nordtmann  appelle  ces  sortes  d'objets,  des  souvenirs  de  mariage.  Pour- 
quoi? Evidemment  les  deux  époux  sont  souvent  figurés,  mais  sur  le  lit  funèbre, 
cela  a  un  caractère  absolument  funéraire.  Rien  de  plus  difficile  à  lire  que 
les  signes  des  tessères.  La  raison  en  est  simple.  Au  lieu  d'être  en  creux,  ils 
sont  en  relief,  comme  la  grande  inscription  de  Teima,  et  ont  par  conséquent 
subi  bien  des  frottements.  Presque  tous  sont  effacés. 

Quelquefois  les  tessères  représentent  un  dieu,  le  dieu  Schamasch,  par  exemple, 
ou  bien  le  soleil,  la  lune  et  les  cinq  planètes;  alors  ce  ne  sont  plus  des  objets 
funéraires,  mais  des  amulettes.  Du  reste,  en  Orient,  tous  ces  petits  monuments 
prenaient  aisément  un  caractère  amulétique.  On  les  portait  sur  soi,  on  les  dépo- 


3a  L'ARTISTE 


sait  près  du  mort,  afin  d'obtenir  tel  ou  tel  bien.  Les  inscriptions  de  quelques- 
unes  de  ces  tessères  sont  absolument  probantes  et  nous  montrent  bien  quel 
effet  on  en  attendait  :  «  Que  Bel  protège  les  Benê-Haschasch  ». 

Parmi  nos  petits  objets  palmyre'niens  avec  inscription,  signalons  une  lampe, 
portant  les  noms  des  deux  divinités  :  Aglibol  et  Malakbel.  Ce  qui  la  rend  inté- 
ressante, c'est  qu'elle  nous  offre  un  spécimen  de  l'écriture  cursive  de  Palmyre, 
voisine  de  l'estranghclo  et  principe  des  alphabets  syriaque  et  arabe. 

Dans  ces  différentes  catégories  rentrent  tous  les  textes  de  la  belle  ville,  un 
excepté,  le  plus  long  peut-être,  et  le  plus  important  de  tous,  que  malheureuse- 
ment le  musée  du  Louvre  ne  possède  pas.  Il  est  resté  là-bas,  au  milieu  des 
ruines.  C'est  un  tarif  de  douanes.  Il  y  avait  une  sorte  de  fermier  général 
qui  achetait  le  droit  de  percevoir  des  impôts  pour  les  objets  entrant  dans  la 
cité.  Ces  impôts  n'étaient  pas  levés  à  son  arbitraire,  mais  soigneusement  déter- 
minés et  comme  étiquetés.  Ainsi  quand  on  introduisait  cette  denrée  antique  et 
honteuse  :  l'esclave,  il  percevait  par  chaque  individu  22  deniers.  L'huile  aroma- 
tique, l'huile  d'olive,  la  graisse,  le  blé,  la  paille,  étaient  également  soumis  à  un 
tarif.  Le  fermier  faisait  pareillement  un  prélèvement  sur  les  ventes,  et  même  sur 
le  commerce  des  hétaïres.  Tout  cela  est  réglé  de  la  façon  la  plus  minutieuse;  on 
se  croirait  véritablement  transporté  dans  une  ville  toute  moderne. 

Voilà,  avec  l'histoire  abrégée  de  Palmyre,  un  résumé  des  monuments  purement 
palmyréniens  que  l'on  connaît  ou  dont  l'on  voit  même  un  certain  nombre  au 
musée  du  Louvre,  dans  la  salle  phénicienne.  Rien,  au  fond,  n'est  intéressant, 
n'éveille  l'imagination  et  n'excite  à  penser,  comme  ces  civilisations  retrouvées. 
Ce  n'est  pas  seulement  la  matière  d'un  travail  minutieux  d'archéologue  et  de 
philologue  que  nous  présentent  les  vieilles  cités  orientales.  La  grande  poésie  est 
là-bas;  et  tout  esprit  curieux,  préoccupé  de  certains  problèmes  très  humains  et 
très  divins,  se  sent  emporté,  par  un  invincible  attrait,  vers  ces  mondes  singu- 
liers où  je  vous  engage  à  passer  quelque  temps  avec  moi  cette  année,  et  qu'il 
faut  contempler  à  la  fois  en  savant  et  en  artiste. 

E.  LEDRAIN. 


< 


L'EXPOSITION   DES    OEUVRES 


M.     PUVIS     DE     CHAVANNES 


'Exposition  des  œuvres  de  M.  Puvis 
de  Chavannes"  n'est  pas  tout  à  fait 
nouvelle  ;  on  avait  pu  jadis  contem- 
pler les  mêmes  compositions  et  les 
mêmes  études  au  Palais  des  Champs- 
Elyse'es.  Elle  devait,  de  même,  se 
trouver  force'ment  très  incomplète, 
puisqu'il  fallait  supple'er,  par  la  pho- 
tographie ou  par  des  esquisses  sou- 
vent insuffisantes,  a  l'absence  des 
grandes  de'corations  picturales  '  du 
Panthéon  et  d'Amiens,  de  Poitiers,  de  Marseille  et  de  Lyon. 

Néanmoins  cette  petite  réunion  de  quelques  ouvrages  de  M.  Puvis  de  Cha- 
vannes  a  eu  pour  effet  de  mettre  en  branle  toute  la  critique.   Cela  ne  pouvait 
manquer  d'arriver.  La  personnalité  si  marquée  de  l'artiste,  le  caractère  si  excep- 
tionnel de  son  œuvre  devaient  réveiller  les  vieilles  querelles  des  Salons  défunts. 
1888  —  l'artiste  —  T.  1  3 


34  L'ARTISTE 


Le  régime  des  concessions  réciproques  étant  absolument  inconnu  dans  la 
République  des  Lettres,  la  petite  manifestation  de  la  Galerie  Durand-Ruel  n'a 
pu  opérer  entre  nos  confrères  l'accord  rêvé.  Elle  a  eu,  du  moins,  pour  résultat 
de  faire  constater  une  fois  de  plus  l'importance  incontestable  de  cette  individua- 
lité puissante. 

Pour  nous,  qui  arriverons  les  derniers,  il  n'y  a  donc  aucun  intérêt  à  rap- 
peler ces  débats  inutiles.  L'Artiste  a  voulu  simplement  accomplir  un  devoir  en 
venant  saluer  l'œuvre  du  maître.  Aussi  bien  serons-nous  en  conformité  plus 
réelle  avec  le  but  de  cette  exposition,  si  nous  ne  tentons  de  voir,  dans  cet  assem- 
blage intime  des  conceptions  et  des  recherches,  plutôt  que  des  ouvrages  de 
M.  Puvis  de  Chavannes,  l'idéal  qui  l'a  dirigé. 

Malgré  les  grandes  lacunes  que  nous  regrettions,  la  pensée  de  M.  Puvis 
de  Chavannes  est  là  tout  entière.  Nous  pouvons,  dès  l'origine,  assister  à  sa  for- 
mation et  suivre  le  développement  de  cette  belle  intelligence  large  et  sereine, 
douée  d'une  vision  pittoresque  si  juste  et  si  hardie,  de  ce  profond  esprit  de  divi- 
nation qui  plonge  dans  le  rêve  et  ressuscite  les  grandes  images  du  passé. 
C'est  de  la  forte  race  des  artistes  lyonnais  que  M.  Puvis  de  Chavannes  tient 
peut-être  cette  disposition  d'esprit  particulière  à  la  fois  aux  poètes  et  aux  déco- 
rateurs :  le  symbolisme,  qui  avait  déjà  distingué  deux  de  ses  compatriotes,  Flan- 
drin  et  Chenavard. 

D'un  caractère  éminemment  contemplatif,  son  œuvre  est  à  peu  près  dépourvue 
d'action  et  de  drame.  A  peine  voit-on  se  lever  le  marteau  des  forgerons  sur  l'en- 
clume du  Travail,  et  s'abattre  le  glaive  du  farouche  exécuteur  sur  les  épaules  de 
saint  Jean-Baptiste.  Ce  ne  sont  partout  que  de  magiques  évocations  des  grandes 
époques  disparues,  des  généralisations  idéales  en  dehors  des  temps,  ou  de  pures 
visions  qui  sont  de  véritables  rêves. 

Une  des  qualités  particulières  qui,  dès  les  débuts  de  M.  Puvis  de  Chavannes, 
a  frappé  ceux  même  qui  ne  lui  ménageaient  pas  les  critiques,  c'est  ce 
véritable  sens  historique,  cette  faculté  merveilleuse  de  s'incorporer  l'âme  du 
passé.  Les  rêves  d'or  des  races  antiques  au  bord  des  flots  bleus,  sous  les  lauriers 
roses  et  les  citronniers;  l'ardente  foi,  la  poésie  mystique,  les  mœurs  simples  et 
austères  des  premiers  siècles  du  Christianisme,  tels  sont  les  âges  où  s'est 
le  plus  volontiers  porté  l'esprit  du  peintre.  De  l'antiquité,  pourtant,  tout 
reste  à  l'état  de  visions  merveilleuses,  qui  ne  s'arrêtent  sur  aucun  sujet 
précis.  Dans  l'histoire  chrétienne,  la  première  scène  qui  ait  tenté  le  pinceau  de 
M. Puvis  de  Chavannes,  est  justement  le  premier  martyre  chrétien: /a  Décollation 
de  saint  Jean-Baptiste. 

Dans  une  petite  cour  humide  et  verte,  ombragée  par  un  large  figuier,  le  torse 
nu,  les  bras  étendus,  agenouillé  sur  les  dalles,  le  précurseur  redresse  sa  tête  obs- 
tinée,   au   front   étroit,    aux    yeux   rapprochés,    à  la   petite   bouche  mince  et 


L'EXPOSITION   DES  ŒUVRES   DE  M.   PUVIS  DE  CHAVANNES    35 

serrée  qui  ne  se  rouvrira  plus;  à  gauche,  le  personnage  brutal  de  l'exécuteur 
qui  élève  son  lourd  couperet;  à  droite,  la  perfide  et  troublante  figure  de 
Salomé  qui  attend,  avec  une  inquiétude  formée  de  joie  et  de  terreur,  la 
tête  de  celui  qu'on  peut  appeler  le  premier  apôtre.  Cette  scène  tragique, 
entre  ces  trois  personnages  disposés  symétriquement,  avec  je  ne  sais 
quoi  d'étrange  qui  donne  l'idée  du  dénouement  sombre  d'un  ancien  mystère, 
est  le  seul  drame  de  l'œuvre  entière  de  M.  Puvis  de  Chavannes,  et  encore 
est-ce  un  drame  muet,  mais  dont  le  silence  a  quelque  chose  de  farouche. 

Avec  Chiifles  Martel  vainqueur  devant  Poitiers  et  sainte  Radegonde  au  couvent 
de  Sainte-Croix,  s'ouvre  la  série  des  représentations  prises  dans  les  débuts  de 
notre  histoire  nationale,  par  laquelle  M.  P.  de  Chavannes  s'est  si  justement  illustré. 
Sainte  Radegonde  est  la  plus  fidèle  et  la  plus  délicate  interprétation  des  récits 
émus  du  saint  évêque  de  Tours  et  des  madrigaux  mystiques  de  l'Italien  frivole 
qu'avaient  retenu  les  charmes  chrétiens  de  sainte  Radegonde  et  de  la  jeune  Agnès. 
On  ne  pouvait  rendre  avec  une  impression  plus  vraie  la  vie  de  ces  premiers 
cloîtres  dans  les  pays  à  demi  latins  du  midi  où  la  volupté,  la  grâce  et  la  subtilité 
païennes  se  mêlaient  si  étrangement  à  la  foi  vierge,  tendre  et  sauvage  des  races 
conquérantes. 

Les  peintures  du  Panthéon  ne  doivent  être  rappelées  que  pour  mémoire.  Elles 
ont  assuré  à  leur  auteur  une  popularité  à  laquelle  il  était  peu  accoutumé.  C'est 
qu'elles  sont  restées  comme  le  plus  beau  spécimen  de  décoration  murale  de  cette 
fin  de  siècle,  et  qu'elles  ont,  avec  ce  mérite  pittoresque  qui  n'est  pas  sensible  à 
tous,  un  charme  religieux  de  vieille  légende,  cette  saveur  particulière  aux  an- 
ciennes chansons  populaires  qui  les  rend  accessibles  aux  foules. 

L'époque  la  plus  moderne  dans  laquelle  s'est  avancé  M.  Puvis  de  Chavannes, 
est  celle  qu'il  a  peinte  dans  cette  belle  vision  de  V Inspiration  chrétienne.  Ici  il 
nous  conduit  dans  la  vie  austère  des  cloîtres  du  moyen  âge,  sous  les  voûtes  que 
décore  à  fresque  un  peintre  inspiré,  parmi  les  moines  recueillis  qui  contem- 
plent son  œuvre  ou  veillent  à  leurs  pieuses  occupations  au  milieu  de  ce  vibrant 
paysage  où  s'estompe  le  cimetière  qui  les  attend,  peuplé  de  cyprès  sous  un  ciel 
verdâtre. 

Les  grandes  généralisations  idéales  sont  des  nécessités  de  la  décoration  qui 
doit  symboliser  les  grandes  étapes  de  l'humanité  en  elle-même,  en  dehors  des 
temps  et  des  lieux. 

C'est  encore  là  un  des  rares  mérites  de  ce  vrai  décorateur  que  d'avoir  su 
trouver  cette  formule  si  péniblement  cherchée.  Dans  les  peintures  d'Amiens, 
de  Marseille,  règne  cet  esprit  synthétique  qui  dépouille  les  figures  et  les 
scènes  de  ce  qu'elles  ont  de  local  et  d'individuel,  pour  ne  leur  conserver 
que  ce  qui  est  de  toutes  les  époques,  ce  qui  est  essentiellement  humain. 

Si  l'on  constate   dans   le    Travail  les  combinaisons  heureuses  des  groupes 


36  L'ARTISTE 


dans  un  paysage  bien  disposé,  la  vérité  et  la  noblesse  des  attitudes,  la  justesse 
des  mouvements  exprimant  avec  tant  de  vérité  l'effort  ou  l'adresse,  dans  le 
Repos  on  admirera  le  geste  homérique  du  vieillard  qui  conte  les  vieilles 
luttes  de  sa  vie,  l'air  farouche  de  l'homme  qui  prend  part  en  esprit  aux 
péripéties  de  cette  odyssée,  et  les  physionomies  songeuses  des  jeunes  gens 
et  des  femmes  émerveillées,  dans  ce  paysage  assombri  où  tombe  le  premier 
frisson  du  soir. 

Près  du  groupe  sinistre  et  tragique  de  la  Guerre,  l'esquisse  de  Concordia 
nous  montre  de  hautes  murailles  de  verdure,  égayées  par  les  frais  panaches 
des  lilas,  où  les  belles  nudités,  heureusement  groupées  au  milieu  de  leurs 
occupations  familières,  s'épanouissent  dans  leur  blancheur  comme  de  splendides 
floraisons. 

A  côté  des  esquisses  du  Pro  patria  ludus,  deux  fois  admiré  au  Salon,  du 
Bois  sacré  cher  aux  Muses,  et  de  la  Sorbonne  qui  est  conçue  dans  un  idéal 
plus  amaigri,  le  Sommeil,  cette  grande  toile  héroïque  et  virgilienne,  est  la 
seule  qui  donne  ici  une  idée  réelle  des  grandes  peintures  éparses  de  M.  Puvis 
de  Chavannes.  Elle  exprime,  avec  une  poésie  profonde  la  confiance  et 
l'abandon  dans  le  repos,  le  relâchement  de  toutes  choses,  la  détente  de  l'âme 
universelle. 

Les  petites  toiles  de  l'artiste,  à  peu  près  les  seules  qui  répondent  en  personne 
dans  cette  petite  exposition,  pour  être  peu  connues,  et  disons-le  même,  peu 
goûtées,  n'en  sont  pas  moins  fort  intéressantes  à  plus  d'un  titre,  particuliè- 
rement au  point  de  vue  des  révélations  dont  elles  sont  pleines  sur  le  caractère 
de  leur  auteur.  Ce  sont  constamment  des  visions  calmes  et  souriantes,  des 
voiles  blanches  qui  glissent  sur  des  flots  bleus,  des  femmes  rêvant 
ou  paisiblement  occupées,  des  apparitions  neigeuses,  des  rêves  de  soleil,  de 
fruits  d'or,  de  formes  blanches  et  voluptueuses,  en  opposition  à  des  conceptions 
austères  et  mélancoliques,  contraste  émouvant  exprimé  avec  une  pitié 
pleine  de  tendresse  entre  l'essor  des  rêves  humains  et  les  détresses  perpé- 
tuelles de  la  vie.  Ce  ne  sont  plus  alors  que  d'âpres  Thébaïdes,  des  landes 
mortes,  des  terrains  brûlés  ou  marécageux,  des  sables  stériles,  par  lesquels 
erre  Madeleine,  où  l'Enfant  prodigue  traîne  ses  remords,  où  le  pèlerin 
harassé  se  berce  d'illusions  décevantes,  où  le  Pauvre  pécheur  s'endort  sur 
les  galets  avec  sa  famille,  et  grelotte  tout  transi,  sans  rien  tirer  des  eaux  tristes 
—  dernière  expression  de  la  misère  —  mais  où  pousse  aussi  quelquefois  la 
maigre  et  délicate  fleur  de  l'Espérance. 

Les  dessins  que  renferme  une  deuxième  salle  sont  pleins  de  notes  fort 
curieuses  et  de  charmantes  indications.  Nous  ne  nous  y  arrêterons  pas, 
n'ayant  voulu  saluer  ici  que  l'esprit  du  maître,  sans  entrer  dans  le  détail 
et  l'exécution  qui  nous  auraient  conduits  trop  loin. 


L'EXPOSITION   DES  ŒUVRES  DE  M.   PUVIS  DE  CHAVANNES     37 


La  morale  qui  se  de'gagerait  d'un  examen  plus  attentif  de  l'œuvre  de  M.  Puvis 
de  Chavannes,  serait,  croyons-nous,  que  la  valeur  toute  exceptionnelle  de 
l'œuvre  de  l'artiste  doit  lui  attribuer  une  place  à  part  parmi  ses  contemporains, 
mais  quil  est  inutile  et  dangereux  d'imiter  ces  natures  d'exception,  auxquelles 
on  ne  prend  jamais  que  les  singularités  qui  frappent,  sans  leur  emprunter  en 
même  temps  leurs  grandes  conceptions,  leur  imagination  vivante,  en  perdant 
l'originalité  même  de  leurs  défauts  qui  tient  à  leur  isolement.  C'est  pourquoi 
M.  Puvis  de  Chavannes  a  fait  de  mauvais  élèves.  Mais  en  prenant  en  lui- 
même  l'œuvre  de  cet  artiste,  en  ne  le  rendant  point  responsable  des  faibles 
parodies  qu'ont  fait  naître  ses  peintures,  nous  nous  sentons  entraînés,  malgré 
les  contradicteurs,  vers  ce  grand  visionnaire,  amoureux  de  belles  ordonnances, 
de  silhouettes  heureuses,  de  merveilleux  paysages,  d'images  anoblies  de 
la  vie,  et  nous  ne  craignons  pas  de  nous  laisser  troubler  par  ses  visions 
austères  et  chastes,  tendres  et  mélancoliques,  qui  nous  plongent  dans  les 
deux  sources  consolatrices  où  vient  toujours  puiser  l'Humanité  :  le  Rêve  en 
qui  s'accomplissent  nos  espérances,  et  le  Souvenir  qui  prolonge  notre  vie 
apaisée  dans  le  passé. 

LÉONCE    BENEDITE. 


JEAN-PAUL     LAURENS 

Fin   (I) 


ANS  l'histoire  de  Bernard  Dé- 
licieux deux  grandes  forces 
se  choquent,  qui  font  de  la 
vie  de  ce  moine  obscur  un 
éve'nement  capital  de  notre 
progrès  moral.  OrT  voit,  de- 
bout, en  face  l'un  de  l'autre, 
l'esprit  local,  l'inde'pendance 
gallicane,  et  l'ultramonta- 
nisme  le  plus  féroce  qui  ait 
existé.  Des  deux  côtés,  il  y 
a  même  soumission  dogma- 
tique au  chef  de  l'église, 
mais  chez  Bernard,  la  sou- 
mission de  la  foi  se  double, 
sans  qu'il  s'en  doute,  de  l'indépendance  civile.  Ce  franciscain  qui  promène  dans 
tout  le  midi  sa  robe  brune,  ceinte  d'une  corde,  représente  au  quatorzième  siècle 
quelque  chose  de  l'Église  gallicane.  L'Inquisition,  au  contraire,  poursuit  avec 


Lettre  ornée,  dessindc  par  J.-P.  Laurens. 


(i)  Voir  L'Artiste  d'Octobre,  Novembre  et  Décembre  derniers. 


JEAN-PAUL    LAURENS 


39 


une  invincible  persévérance  l'absolue  dépendance  de  toute  âme  humaine,  non  à 
la  papauté,  mais  à  elle-même  qui  s'est  constituée,  au-dessus  de  Rome,  gardienne 
incorruptible  de  la  tradition.  Dans  cette  lutte  d'un  homme  contre  une  institu- 
tion, l'homme  fut  vaincu,  mais  l'Inquisition,  en  France,  ne  survécut  pas  à  sa 
victoire.  Et  c'est  là  l'intérêt  du  livre  et  la  haute  valeur  philosophique  de  la  suite 
des  œuvres  de  J.-P.  Laurens. 

Mais  l'artiste,  dans  la  glorification  de  l'humble  Frère  mineur,  ne  put  se 
défendre  d'une  certaine  admiration  pour  son  formidable  ennenii.  Toute  grandeur 
porte  en  soi  sa  fascination,  et  l'Inquisition  fut  chose  grande.  Sans  doute,  son 
histoire  n'est  pas  au-dessous  de  sa  légende  ;  ses  atrocités  furent  innombrables  et 
Torquemada,  si  l'on  juge  du  bourreau  au  nombre  de  ses  victimes,  fut  un  des 
féroces  persécuteurs  de  l'humanité.  Mais  il  faut  songer  aussi  que  cette  tyrannie 
ne  s'imposa,  comme  toutes  les  tyrannies,  que  parcequ'elle  fut  acceptée.  Tout 
despotisme  repose  sur  une  fiction.  Au  même  moment  où  un  peuple  n'adore  plus 
les  ordres  d'un  Néron,  Néron  n'est  plus  que  le  plus  dénué  et  le  plus  misérable 
des  hommes.  L'Inquisition  s'étendit  sur  l'Espagne  comme  une  lèpre  qui  dessèche 
la  chair,  mais  cette  conquête  ne  fut  pas  l'invasion  d'une  force  brutale;  elle  fut 
l'asservissement  insensible  d'un  peuple  qui  se  courbait  lui-même  sous  la  croix 
du  Christ  comme  sous  un  joug.  Elle  s'imposa  à  l'Espagne  par  son  inflexible 
logique,  par  sa  férocité  dissimulée,  par  cette  sorte  de  jalousie  des  âmes  qui 
lui  faisait  voir  dans  toute  indépendance  de  pensée,  une  infidélité  à  Dieu  et  à 
l'Église.  Sa  puissance  fut  si  prodigieuse,  qu'elle  s'attaqua  même  aux  deux  plus 
grands  rois  de  l'Espagne,  Charles-Quint  et  Philippe  II  dont  le  procès  fut  com- 
mencé deux  fois;  son  despotisme  fut  si  reconnu,  que  tout  ce  qu'il  y  eut  de  grand 
par  l'esprit,  de  généreux  et  d'élevé  en  Espagne,  pendant  trois  siècles,  se  soumit 
à  lui  comme  à  un  dogme.  Lope  de  Véga  et  Calderon  furent  ses  familiers;  si  elle 
dépeupla  l'Amérique  par  le  fer  et  le  feu,  elle  avait  du  moins  aidé  à  la  conquérir. 

Son  fondateur,  Torquemada,  fut  un  des  hommes  les  mieux  doués  qu'on  ait 
vus,  pour  la  domination  des  intelligences.  Ce  dominicain  fut  un  génie  d'autorité, 
de  jalousie  et  de  rancune.  Toutes  les  têtes  plièrent  devant  lui,  même  celle  du 
pape.  J.-P.  Laurens  a  fortement  accusé  ce  caractère  dans  son  Pape  et  Inquisi- 
teur {1),  c'est-à-dire  Sixte  IV  et  Torquemada.  Le  pape  et  le  moine  sont  seuls, 
assis  l'un  sur  le  trône  pontifical,  l'autre  sur  un  siège  de  bois,  l'un  vêtu  de  velours 
et  de  soie,  l'autre  d'une  robe  de  laine  rugueuse.  De  ces  deux  maîtres,  le  maître 
véritable  est  le  dominicain.  11  lit  au  pape  les  statuts  de  l'inquisition,  non  en  sujet 
qui  sollicite  une  approbation,  mais  en  souverain  qui  dicte  une  loi.  Il  scande 
chaque  article  comme  on  lit  un  arrêt  de  mort,  et,  en  fait,  ces  statuts  sont  l'épée 
et  la  flamme  qui  tailleront  et  purifieront  la  pourriture  des  cœurs.  Son  doigt,  posé 


(i)  Ce  tableau  a  été  gravé  dans  L'Artiste  (Juin  i883). 


40  L'ARTISTE 


sur  la  table,  s'y  écrase  comme  pour  incruster  dans  le  bois  l'immuable  règle  de 
l'institution. 

Le  contraste  est  partout  dans  cette  toile  d'apparence  calme,  dans  les  colorations 
et  dans  les  physionomies.  La  dominante  est  le  rouge,  mais  ce  ton  riche  et  pro- 
fond est  comme  un  ton  d'uniforme  ;  c'est  la  papauté',  c'est  Rome.  Le  moine  fait 
sur  cette  pourpre  une  tache  blanche  et  froide  qui  se  rélève  par  la  vigueur  du 
geste.  Le  pape  est  gras,  de  physionomie  diplomatique;  ses  traits  de  vieille  femme, 
fins  et. ridés,  accusent  toutes  les  habiletés  et  toutes  les  faiblesses  de  l'homme 
d'État.  Nous  sommes  en  présence  du  digne  prédécesseur  d'Alexandre  VI,  de  ce 
Sixte  IV  qui  acheta  sa  tiare,  vécut  pour  l'assassinat  et  la  simonie  et  mourut 
comme  il  avait  vécu,  livré  à  des  valets,  lavé  dans  l'eau  d'un  bassin  à  vaisselle, 
enseveli  dans  une  chasuble  en  guenille.  Torquemada  est,  au  contraire,  d'aspect 
rude  ;  ses  gros  traits  ont  la  rigidité  de  la  pierre.  Il  parle  en  maître  au  pape,  avec 
l'autorité  de  l'homme  de  foi  absolue.  Le  pape  n'est  qu'un  chef  politique,  et  lui 
représente  les  intérêts  spirituels  de  la  religion.  Sa  force  est  supérieure  parce 
qu'elle  n'a  rien  à  démêler  avec  les  compromis  nécessaires  à  l'administration  de  la 
religion.  L'artiste  a  fait  de  ce  contraste  la  force  et  l'éloquence  de  son  œuvre. 

Un  autre  tableau,  tiré  également  de  l'histoire  de  l'Inquisition,  est  un  nouveau 
et  saisissant  témoignage  de  ce  terrible  pouvoir  de  Torquemada.  Les  juifs 
d'Espagne,  dit  Llorente,  avertis  de  la  persécution  que  Torquemada  préparait 
contre  eux,  imaginèrent  de  racheter  à  prix  d'or  leur  liberté  et  leur  vie  mena- 
cées. Ils  firent  offrir  trente  mille  ducats  à  Ferdinand,  alors  engagé  dans  la 
guerre  de  Grenade.  Le  roi,  conseillé  par  Isabelle,  était  sur  le  point  d'accepter  le 
marché,  lorsque  Torquemada,  prévenu  de  cette  négociation,  se  présenta,  tout  à 
coup,  devant  le  roi  et  la  reine,  un  crucifix  à  la  main.  «  Judas,  leur  cria-t-il,  a  vendu 
son  maître  pour  trente  deniers.  Vos  altesses  pensent  à  le  vendre  une  seconde 
fois  pour  trente  mille  pièces  d'argent.  Le  voici  ;  prenez-le  et  hâtez-vous  de  le 
vendre.  »  Ferdinand  et  Isabelle  atterrés  par  cette  apostrophe  qui  mêlait  le 
souvenir  de  la  mort  du  Christ  à  une  mesure  toute  politique,  baissèrent  la  tête 
et  se  soumirent.  Quelques  mois  plus  tard  paraissait  un  édit,  non  de  tolérance 
mais  de  proscription,  qui  chassait  sur  l'heure  tous  les  juifs  d'Espagne. 

Dans  le  Torquemada  et  les  Rois  catholiques,  l'artiste  a  pris  pour  motif  de  sa 
composition,  l'adjuration  de  l'inquisiteur  au  couple  royal.  Torquemada  vieilli, 
séché,  rassemble  ses  dernières  forces  pour  présenter  ce  crucifix  qu'il  brandit 
comme  une  arme.  Ferdinand  s'incline,  comme  un  coupable,  devant  le  Christ,  et 
Isabelle  tend  ses  mains  dans  une  attitude  de  prière  et  d'adoration  qui  semble 
plutôt  s'adresser  au  moine  qu'à  Dieu.  Tout  cela  enveloppé  dans  une  puissante 
et  sereine  lumière.  Le  soleil  du  midi  vibre  là  comme  un  souvenir  de  jeunesse, 
comme  un  écho  des  premières  impressions  d'enfance.  Dans  ce  tableau,  comme 
dans  le  Ré/ormaleur  du  Languedoc {i8Sj),post-scripi\im  de  l'histoire  de  Bernard 


JEAN-PAUL    LAURENS 


41 


Délicieux,  se  retrouvent  les  ombres  et  les  lumières  des  palais  du  Midi.  Même 
rayon  de  soleil  pénétrant  en  une  large  ondée  à  travers  les  barreaux  des  fenêtres, 
même  atmosphère  de  poussière  d'or,  même  jeux  de  la  lumière  dans  l'ombre. 
Toutes  les  crudités  des  premières  œuvres  ont  disparu.  L'artiste  a  pénétré,  avec 
la  plénitude  de  son  talent,  dans  les  parties  les  plus  élevées  de  l'art,  dans  la  sim- 
plicité et  la  clarté  parfaites. 

Nous  avons  terminé  la  revue  des  œuvres  de  chevalet  de  J.-P.  Laurens.  Avant 
d'aborder  les  deux  ouvrages  les  plus  considérables  comme  valeur  et  comme 
étendue  qu'il  ait  encore  produits,  nous  avons  à  mentionner  un  certain  nombre 
d'ouvrages  qui  ont  été  comme  ses  loisirs  entre  deux  tableaux  d'histoire. 
L'Imitation  de  Jésus-Christ  lui  a  fourni  l'occasion  d"unc  suite  de  dessins  d'un 
caractère  nouveau.  Il  a  cherché  le  drame  du  livre  plus  qu'il  n'en  a  rendu 
l'ineffable  douceur.  Comme  dans  le  Saint  Bruno,  la  foi,  la  charité,  le  remords, 
l'humilité  lui  sont  un  thème  à  des  compositions  où  la  résurrection  du  moyen 
âge  tient  la  plus  grande  place,  où  la  force  remplace  la  tendresse,  où  la  vertu  se 
fait  sombre  et  cruelle. 

Dans  son  Faust,  au  contraire,  il  se  sent  plus  dans  son  milieu.  Le  Faust  de 
Gœthe  est  plutôt  le  cadre  d'un  chef-d'œuvre  qu'un  chef-d'œuvre  accompli. 
Comme  œuvre  théâtrale,  ses  défectuosités  sont  énormes  ;  comme  poésie,  il  flotte 
dans  un  vague  qui  ne  le  rend  accessible  qu'aux  esprits  germaniques,  et  cepen- 
dant le  drame,  dans  son  ensemble,  est  inoubliable.  C'est  un  motif  qui  fournit  à 
l'imagination  des  variations  infinies  et  c'est  à  ce  titre  qu'il  mérite  d'entrer  dans 
le  fonds  commun  de  la  littérature  universelle.  Le  fantastique  de  Faust  avait 
touché  l'artiste  par  son  côté  le  plus  sensible.  Laurens  a  su  renouveler  par  ses 
formules  originales  des  scènes  souvent  traitées  et  qu'il  a  rajeunies  par  une  inter- 
prétation nouvelle,  par  exemple,  la  Prison,  le  Miroir  magique.  En  même  temps,  il 
exposait  à  divers  Salons  des  portraits  parmi  lesquels  nous  citerons  celui  de 
Ferdinand  Fabre,  de  Mademoiselle  T***,  de  Madame  de  R***,  de  Marthe  S***  et 
d'Auguste  Rodin,  réponse  à  l'admirable  buste  que  le  sculpteur  avait  fait  du  peintre. 

Nous  arrivons  enfin  à  l'œuvre  capitale  de  la  carrière  que  J.-P.  Laurens  a 
parcourue  jusqu'à  ce  jour.  Cette  œuvre,  composée  de  deux  parties,  pourrait  s'ap- 
peler dans  son  ensemble  :  Les  origines  de  l'histoire  de  France.  La  première  par- 
tie a  pour  titre  :  la  Mort  de  sainte  Geneviève,  et  est  écrite  sur  les  murailles  du 
Panthéon  ;  la  seconde  s'appelle  les  Récits  Mérovingiens  et  se  trouve  entre  les 
pages  du  récit  épique  d'Augustin  Thierry. 

L'église  Sainte-Geneviève  se  nomme  aujourd'hui  le  Panthéon.  Le  nom  a  été 
changé,  mais  le  monument  est  toujours  demeuré  lui-même,  avec  la  tranquille 
immobilité  de  la  pierre  qui  use  les  idées  comme  la  vie  des  hommes.  Jusqu'au  jour 
où  il  sera  rasé  au  niveau  du  sol,  il  restera  ce  qu'il  est  :  une  église  chrétienne. 

En  1874,  M.  Ph.  de  Chennevières,  directeur  des  Beaux- Arts,  proposait  à  M.  de 


42  L'ARTISTE 


Fourtou,  ministre  de  l'Instruction  publique,  un  projet  de  décoration  de  ce  monu- 
ment. Dans  la  pensée  de  M.  de  Chennevières,  le  Panthéon  devait  d'abord  être 
rendu  à  sainte  Geneviève,  patronne  de  Paris,  symbole  vivant  de  la  foi  naïve 
d'un  peuple  encore  entant,  personnification  de  la  victoire  française  contre  les 
barbares  de  la  Germanie.  Puis  bientôt,  la  conception  s'élargissant,  le  Panthéon 
devenait  une  glorification  de  la  France  représentée  par  les  plus  purs  fondateurs 
de  sa  grandeur  (i). 

J.-P.  Laurens  eut  pour  son  lot  les  trois  entre-colonnements  à  droite  de  la 
grande  nef.  Le  thème  assigné  fut  la  Mort  de  sainte  Geneviève.  Au  centre  de  la 
composition,  la  sainte,  couchée  sur  son  lit  de  mort,  soulève  ses  bras  amaigris 
pour  bénir  la  foule  qui  l'entoure.  Cette  multitude  représente  non  seulement  les 
Parisiens  assistant  aux  derniers  moments  de  leur  compatriote,  mais  aussi,  par  un 
agrandissement  du  thème  primitif,  tous  les  peuples  de  la  Gaule  venant  chercher 
la  suprême  bénédiction  de  leur  libératrice.  Mieux  encore;  par  une  idée  hardie, 
l'artiste  a  rejoint  directement  le  motif  de  la  frise  supérieure  au  sujet  principal. 
Cette  frise  est  formée  par  le  cortège  des  barbares  qui  accourent  de  toutes  les 
parties  du  monde  où  le  nom  de  la  sainte  a  pénétré.  Cavaliers,  piétons,  chars 
portant  des  femmes,  soldats,  paysans,  chefs  de  tribus,  enfants,  tous  arrivent  de- 
vant la  crypte  funéraire  dont  une  femme  voilée  leur  montre  l'entrée.  Mais  cette 
foule  n'est  point  un  encombrement.  L'artiste  y  a  mis  la  clarté  pour  l'œil  et  pour 
l'esprit,  en  la  divisant  en  trois  groupes  principaux.  Dans  le  premier,  à  droite, 
la  veuve  de  Clovis,  Clotilde,  assise,  dans  la  douleur  de  son  deuil  récent  ; 
autour  d'elle,  les  dignitaires  de  la  société  gallo-romaine  dans  leurs  costumes 
d'une  richesse  sauvage.  Au  centre,  aux  pieds  du  lit  même  de  la  sainte,  une 
matrone  romaine,  à  genoux,  présente  ses  deux  fils  à  la  bénédiction.  A  ses  côtés, 
et  environnant  le  lit,  le  peuple,  les  pauvres  gens,  les  véritables  amis  de  la  mou- 
rante, ses  fidèles  de  la  dernière  comme  de  la  première  heure.  Touchante  idée, 
véritablement  chrétienne,  qui  donne  la  première  place  devant  la  justice  divine, 
aux  malheureux,  aux  obscurs,  aux  humiliés.  Dans  le  panneau  de  gauche  une 
autre  femme  se  tient  debout,  formant  le  centre  d'un  groupe  de  nobles  Francs  et 
de  Gallo-Romains ,  moines ,  guerriers ,  patrices  en  costume  oriental ,  tous 
répondant  par  leurs  pensées,  leurs  regards,  leurs  gestes  au  suprême  adieu  de 
Geneviève. 

A  côté  de  cette  immense  composition  où  se  coudoient  des  centaines  de  person- 
nages, un  panneau  a  été  réservé  par  le  peintre  pour  l'épilogue  de  celte  scène 
grandiose  :  les  funérailles  de  la  sainte.  Le  cadavre  est  étendu  enveloppé  dans  son 
suaire  que  soulève  l'ange  de  la  mort.  A  ses  pieds  brûle  un  brasier  funéraire  dont 


(0  Ph.  de  Chennevières,  Souvenirs  d'un  Directeur  des  Beaux-Arts  :  Les  Décorations 
du  Panthéon  (L'Artiste,  i885  passim). 


JEAN-PAUL    LAURENS 


43 


la  fumée  blanche  se    transforme    en  lumière    en   montant   dans  le  ciel,  comme 
l'âme  en  quittant  le  corps   se  transforme  au  delà  de  la  matière  en  forces  impon- 
dérables. 
Tel  est  le  sens  de  ce  vaste  ensemble.   L'exécution,    qui  a  demandé  à  l'artiste 


Hamiet,  dessin  de  J.-P.  Laurens 


plusieurs  années  de  sa  vie,  est  l'expression  la  plus  complète  de  ses  qualités  de 
peintre.  Les  morceaux  de  maître  y  abondent.  Physionomies  puissantes  et  rudes, 
costumes  somptueux,  accoutrements  barbares,  armes,  joyaux,  étoffes  rares  ou 
grossières,  tout  est  senti  et  rendu  avec  une  vigueur  de  touche,  une  richesse  de 
coloris  qui  sont  un  étonnement  pour  les  yeux.  Mais  c'est  dans  la  facture  des  nus 
que  l'artiste  a  donné  la  mesure  de    son  extraordinaire  puissance  de  pinceau.  Le 


44  L'ARTISTE 


torse  de  l'homme  prosterné,  et  surtout  la  fillette  qui,  au  premier  plan,  se 
montre  dans  son  impudeur  naïve  et  chaste,  sont  des  morceaux  dont  nous  retrou- 
vons difficilement  l'équivalent  dans  l'art  contemporain.  Cette  dernière  figure, 
si  inattendue  au  milieu  d'une  scène  funèbre,  avait  besoin  d'être  justifiée  par  une 
exe'cution  hors  de  pair;  c'était  une  audacieuse  gageure  dont  l'artiste  est  sorti 
vainqueur  :  ce  morceau  est  peut-être  le  plus  parfait  qui  soit  sorti  de  ses 
mains. 

Les  Récits  Mérovingiens  forment  la  suite  exacte  de  l'histoire  de  sainte  Gene- 
viève. Clovis,  au  moment  où  la  sainte  expirait,  dormait  depuis  un  an  dans  la 
crypte  de  Saint-Germain-des-Prés  et  son  fils  Chlother  gouvernait  le  royaume  des 
Franks.  Or  les  Récits  Mérovingiens  s'ouvrent  au  règne  de  Chlother,  fils  de  Clovis. 
La  chaîne  qui  relie  les  Récils  à  la  Mort  de  sainte  Geneviève  est  donc  ininter- 
rompue. Ces  deux  œuvres  forment  donc  un  monument  d'une  complète  unité. 

Cette  suite  de  quarante-deux  dessins  qui  illustrent  les  Récits  d'Augustin 
Thierry,  forme  un  des  drames  les  plus  sanglants  que  l'histoire  nous  ait  légués. 
Les  deux  héros  sont  Hilpérik,  le  roi  féroce,  rusé  et  goguenard,  et  Frédégonde, 
une  fine  vipère  dont  les  implacables  cruautés  nous  font  considérer  comme  un  jeu 
d'enfant  le  crime  de  Lady  Macbeth. 

Le  drame  s'ouvre  par  des  funérailles  et  s'achève  devant  un  tombeau.  Entre  ces 
deux  termes,  se  déroule  la  vie  de  Hilpérik  et  Frédégonde,  tissée  de  crimes  mons- 
trueux. Hilpérick  débute  par  la  Mort  de  Galeswinthe,  sa  femme  légitime,  douce 
et  tendre  fleur  du  Midi  transplantée  dans  une  forêt  sauvage  et  fatalement  con- 
damnée à  y  périr.  Cet  assassinat  fait  reine  F"rédégonde.  Et  aussitôt  commence 
une  poursuite  acharnée  contre  les  parents  de  Hilpérick.  Frédégonde,  pour  assurer 
le  trône  à  ses  propres  enfants,  entreprend  la  destruction  méthodique  de  la  famille 
de  son  mari.  Tous  sont  frappés  et  tombent  les  uns  sur  les  autres,  abattus  par  une 
main  invisible.  D'abord  le  frère  d'Hilpérick,  Sighebert,  dont  le  roi  vient  consi- 
dérer avec  curiosité  les  plaies  béantes,  puis  ses  propres  fils  Chlodowig  et  Me- 
rowig  assassinés  dans  l'ombre,  puis  sa  fille  violée  par  ordre,  puis  les  conseillers 
austères  dont  l'honnêteté  était  un  reproche,  comme  l'évêque  Praetextatus,  enfin 
tous  ceux  qui  de  près  ou  de  loin  touchent  à  la  famille  royale  par  le  sang,  l'intérêt 
ou  le  conseil. 

Une  charmante  apparition  traverse  ce  drame  en  démence,  celle  de  Radegonde, 
enfermée  dans  son  monastère  de  Poitiers  et  passant  quelques  heures  du  jour  en 
conversation  avec  le  poète  Fortunatus  et  la  sœur  Agnès  ;  entretiens  de  tendresse 
mystique,  de  délicieuse  chasteté,  où  la  communion  des  âmes  semble  se  faire  en 
dehors  du  temps  et  de  l'espace. 

Cependant,  l'évêque  Salvius  avait  déjà  montré  à  Grégoire  de  Tours  le  «  glaive 
de  la  colère  divine  suspendu  sur  la  maison  de  Hilpérick.  »  Le  temps  des  ven- 
geances célestes  était  venu.  Frédégonde  est  frappée  dans  ses  propres  enfants  pour 


JEAN-PAUL    LAURENS 


45 


qui  elle  a  commis  tant  de  crimes.  Une  épide'mie  mystérieuse  plane  sur  son 
palais.  Elle  voit  avec  terreur  s'éteindre  un  à  un  tous  ses  enfants  et  répond  aux 
coups  dont  elle  se  sent  atteinte  par  de  nouveaux  meurtres  qui  sont  autant  de  défis 
aux  vengeances  de  Dieu. 

Cette  lugubre  tragédie  se  termine  enfin  par  la  mort  de  tous  ceux  qui  y  ont  joué 
un  rôle.  Avec  la  logique  inflexible  des  choses,  ceux  qui  ont  assassiné  meurent 
assassinés,  car  le  meurtre  tue  le  meurtrier  aussi  sûrement  que  la  victime.  La  paix 
descend  enfin  sur  cette  scène  de  carnage,  la  paix  éternelle  de  la  mort.  Ce  fleuve 
de  sang  a  roulé  à  travers  un  siècle,  avec  un  bruit  de  tempête,  charriant  dans  ses 
flots  des  cadavres  de  rois,  de  reines,  d'évêques,  d'enfants,  des  couronnes  brisées, 
des  chasubles  trouées  de  coups  de  poignard,  des  calices  empoisonnés.  Il  se  tarit 
enfin  et  le  cours  des  événements  reprend  son  équilibre  et  sa  marche. 

Le  dernier  dessin  des  Récits  Mérovingiens,  un  des  plus  saisissants  peut-être, 
nous  fait  sentir  la  philosophie  de  toutes  ces  catastrophes.  Nous  sommes  dans  la- 
crypte  de  Saint-Germain-des-Prés,  où  sont  enterrés  les  Mérovingiens.  Sous  cette 
voûte  de  pierres  grossièrement  taillées,  est  un  sarcophage  sur  lequel  veille  une 
lampe  funéraire.  Aucun  être  vivant  ne  passe  dans  ce  caveau  pavé  de  dalles  tumu- 
laires  ;  un  silence  épais  tombe  de  la  voûte  sur  laquelle  ces  féroces  Mérovingiens 
attendent  l'éternel  oubli.  Ce  sarcophage  solitaire,  ces  pierres  tombales  sont  tout 
ce  qui  reste  de  cette  famille  de  rois,  de  ceux  du  moins  dont  on  a  pu  retrouver 
les  corps  :  les  autres  ont  été  enterrés  là  où  les  ont  surpris  les  hasards  de  l'assas- 
sinat. 

Les  nécropoles  royales  ont  une  tristesse  grandiose  et  désolée  qui  est  la  con- 
damnation des  grandeurs  humaines  fondées  sur  la  violence.  Mais  l'esprit  ne  peut  se 
défendre  d'une  secrète  amertume  en  songeant  à  la  solidité  de  ces  sépultures  de  rois 
qui  traversent  les  siècles  sans  tomber  en  poussière,  quand  les  tombes  de  leurs 
victimes  ont  été  en  un  instant  nivelées  par  la  poussière  et  la  pluie,  et  effacées  par 
l'oubli.  Ces  inconnus  avaient  en  eux  peut-être  plus  de  génie  et  de  grandeur  que 
leurs  tyrans,  mais  le  passé  a  ses  iniquités  que  la  postérité  ne  répare  pas.  La 
justice  de  l'histoire  n'e3t  qu'un  mot,  car  la  puissance  et  le  succès  sont  des  dieux 
que  nous  adorons  autant  dans  le  passé  que  dans  le  présent.  La  seule  constatation 
qui  reste  à  ceux  que  trouble  le  spectacle  de  nos  lâchetés,  est  cette  invincible 
espérance  qu'aucune  philosophie  n'arrachera  jamais  du  cœur  humain,  cette 
suprême  force  des  vaincus  et  des  déshérités,  qu'il  est  en  dehors  et  au-dessus  de 
l'homme  une  éternelle  justice  qui  remet  toute  chose  en  sa  vraie  place  et  donne  à 
chacun  selon  son  oeuvre. 


GASTON  SCHEFER. 


LES    PEINTRES    DE    LA    MER 


CONTEMPORAINS  (') 


LEPIC 


EST  un  artiste  chez  lequel  la  passion  de  la  mer 
est  venue  tardivement,  mais  dès  qu'elle  l'a 
saisi, elle  l'a  absorbé,  subjugué  tout  entier 
Pour  mieux  lui  arracher  ses  secrets,  s'im- 
prégner de  sa  poésie  et  de  sa  grandeur,  il 
n'hésite  pas  à  s'aventurer  sur  une  barque  de 
pêcheur  ou  à  partir  pour  quelque  lointain 
voyage.  C'est  ainsi  que  Lepic  étudie  la  mer, 
les  navires  et  les  marins,  faisant  des  études 
entre  le  ciel  et  l'eau,  vivant  avec  les  matelots, 
de  leur  existence,  dans  leur  milieu.  L'artiste  a 
la  plus  haute  idée  de  son  métier,  ce  qu'il  cherche  surtout,  c'est  l'exactitude  dans 
le  détail.  Un  peintre  de  marine  doit  s'assujetir  selon  lui  à  une  longue  étude,  pour 
apprendre  le  mouvement  des  vagues  qui   est  si  difficile  à  saisir  et  à  rendre.  Il 


(i)  Voir  L'Artiste  d'Octobre  dernier  (1887,  II,  278). 


LES   PEINTRES   DE    LA   MER   CONTEMPORAINS 


47 


représentera  exactement  un  bateau  afin  qu'en  le  voyant,  les  marins  n'en  rient  pas. 
Il  portera  son  attention  sur  les  agrès  qui  sont  quelquefois  dessinés  par  certains 
artistes  d'une  façon  si  fantaisiste  :  tel  navire  qui  obtient  du  succès  à  une  exposi- 
tion, ne  ferait  pas  cent  mètres  dans  le  port,  sans  couler  bas.  Une  grande  difficulté 
du  métier,  c'est  encore  de  savoir  mettre  un  bateau  dans  l'eau  :  combien  de 
tableaux  où  le  navire  coupé  par  la  ligne  de  mer  semble  un  joujou  d'enfant,  posé 
sur  une  glace  qui  le  reflète,  car  l'eau  ne  le  mouille  pas  :  il  n'est  pas  dedans,  il 
est  posé  dessus. 

Certes,  le  métier  de  peintre  de  marine  est  rude;  il  faut  vivre  été  et  hiver  à  la 
mer,  l'hiver  surtout,  travailler  au  vent  et  à  la  pluie,  comme  le  faisaient  les  Joseph 
Vernet,  les  Bakuysen,  les  Van  de  Welde.  Lepic  s'est  astreint  à  passer  par  cette 
pénible  école  ;  de  là  tant  de  sincérité  dans  son  œuvre. 

Lepic  doit  à  ses  tableaux  de  marine  ses  meilleurs  succès.  Signalons  parmi 
ses  principales  toiles  :  les  Bords  de  l'Escaut,  le  Bateau  brisé,  la  Tempête,  la 
Pêche  au  hareng,  le  Retour,  Plage  de  Berck,  Mer  calme,  Effet  de  brouil- 
lard, etc.,  etc.  La  plupart  sont  dans  les  musées  de  province  et  dans  des  collec- 
tions particulières. 

Lepic  a  été  nommé  peintre  du  département  de  la  marine.  Ajoutons  qu'il  n'est 
pas  seulement  un  peintre  de  marine  de  grand  talent  ;  il  compte  aussi  parmi  les 
premiers  animaliers  de  ce  temps.  Enfin,  c'est  encore  un  aquaforiste  de  race, 
très  personnel  et  d'un  tempérament  artistique  bien  caractérisé. 


ARMAND    PARIS 


Lorsque  l'artiste  est  un  marin,  ses  œuvres  acquièrent  une  singulière  valeur  par 
leur  exactitude,  par  leur  vérité.  Tel  est  le  cas  d'Armand  Paris,  lieutenant  de 
vaisseau,  fils  de  l'amiral  Paris  qui  est,  on  le  sait,  conservateur  du  musée  de 
marine  au  Louvre.  Armand  Paris  était  un  officier  auquel  le  plus  brillant  avenir 
était  réservé.  Embarqué  à  bord  du  Jean-Bart,  vaisseau  d'application  qui  était 
mouillé  au  Pirée,  il  fit  un  jour  mettre  un  canot  à  la  mer  et  s'aventura  seul  sur 
la  surface  des  eaux.  Il  n'est  plus  revenu.  Quelques  jours  après,  on  retrouvait  son 
corps  sur  un  petit  îlot  pierreux  de  la  baie  de  Salamine.  Une  de  ces  rafales,  comme 
il  s'en  produit  souvent  dans  ces  parages,  avait  fait  chavirer  l'embarcation  qui 
coula  à  pic.  Armand  Paris  a  laissé  de  nombreux  dessins  de  navires  qui  sont 
tout  à  fait  remarquables.  Le  jeune  officier  maniait  le  crayon  avec  une  habileté 


48 


L'ARTISTE 


merveilleuse;  il  était  passé  maître  dans  l'art  de  donner  au  navire  son  véritable 
caractère,  d'en  exprimer  exactement  le  mouvement  et  la  manœuvre.  La  repro- 
duction donnée  ici  de  trois  de  ses  dessins  permettra  de  juger  l'artiste. 

Voici  un  vaisseau  courant  au  plus  près,  avec  une  fraîche  brise,  de  ii  à 
14  kilomètres  (fig.  i). 

Il  y  a  des  rapports  entre  la  voilure,  les  agrès,  la  carène  qui  ne  peuvent  être 


Dessin  d'ARHAND  Paris  (Fig.  i) 


observés  que  par  un  marin.  Lui  seul  pourra  dire  que  telle  ou  telle  manœuvre 
produira  tel  ou  tel  effet,  et  s'il  possède  le  sentiment  de  l'art  comme  Armand  Paris, 
il  le  dessinera.  Et  nous  aurons  une  œuvre  qui  au  mérite  de  la  vérité  joindra  le 
charme  d'une  composition  toute  nouvelle.  Personne  ne  contestera  au  navire  que 
nous  avons  sous  les  yeux,  son  caractère  artistique.  La  mer  est  houleuse,  une 
brise  fraîche  s'est  élevée  et  donne  au  bâtiment  toute  sa  vitesse,  sans  qu'il  soit 
besoin  de  diminuer  sa  voilure.  Il  plie  un  peu  sous  l'effort  du  vent  qui  l'incline  à 
gauche.  Ce  mouvement  a  une  grâce  pleine  de  majesté  qui  retient  le  spectateur. 
Le  vaisseau  court  audacieusement  sur  la  mer,  faisant  jaillir  autour  de  lui  des 
flots  d'écume.  Nous  avons  sous  les  yeux  un  tableau  exact  et  intéressant. 

Si  nous  comparons  ce  navire  au  suivant  (fig.  2.)  courant  vent  largue,  amenant 
ses  huniers  et  serrant  ses  perroquets,  il  ne  nous  sera  pas  difficile  d'en  saisir  la 


LES   PEINTRES   DE   LA    MER   CONTEMPORAINS 


49 


différence.  La  brise  est  plus  forte,  elle  a  une  vitesse  de  22  kilomètres  à  l'heure. 
On  a  réduit  la  voilure,  les  hommes  serrent  les  perroquets  et  descendent  les 
huniers  afin  de  présenter  moins  de  surface  au  vent.  Voyez  combien  les  voiles  sont 
gonflées  et  comme  le  navire  est  poussé  en  avant  sur  une  mer  agitée.  Il  y  a  dans 
ce  croquis  une  vie  et  un  mouvement  extraordinaires  que  l'on  peut  admirer  sans 
être  marin. 


Dessin  d'ARMAND  Paris   (Fig.  2) 


Chacun  de  ces  dessins  nous  initie  aux  différentes  allures  du  vaisseau;  Armand 
Paris  les  a  relevées  avec  une  exactitude  scrupuleuse,  depuis  le  navire  au  calme, 
appareillant,  courant  avec  toutes  ses  voiles  ou  les  pliant  à  l'arrivée  d'un  grain, 
jusqu'au  bâtiment  mettant  à  la  cape  (fig.  3).  Cela  arrive  lorsque  le  vent  est  trop 
fort  pour  qu'on  puisse  garder  les  voiles  habituelles.  Avant  d'en  venir  à 
cette  limite  extrême  où  le  navire  couché  ne  gouverne  plus,  on  le  met  en  cape 
c'est-à-dire  sous  les  voiles  qui  fatiguent  le  moins  la  mâture  et  contribuent 
cependant  à  maintenir  le  vaisseau  aussi  près  que  possible  de  la  direction,  afin 
que  pris  de  l'avant  par  les  vagues,  il  n'ait  pas  les  roulis  exagérés  qu'elles  produi- 
raient en  arrivant  par  le  travers.  Dans  ce  dessin,  le  navire  n'a  presque  plus  de 
voiles,  il  est  ballotté  par  les  flots,  les  vagues  déferlent  le  long  du  bord  et  balayent 
1888  —  l'artiste  —  T.  I  4 


5o 


L' ARTISTE 


le  pont.  Il  oppose  sa  force  d'inertie  aux  éléments  déchaînés  contre  lui,  il  s'avance 
en  brisant  les  lames  qui  entravent  sa  marche;  elles  couvrent  ses  flancs  d'écume. 
Nul  danger  à  redouter  du  reste,  et  plus  d'une  fois  le  navire  est  à  la  cape  qu'on 
ne  s'en  doute  pas  dans  le  carré  des  officiers  et  dans  l'entrepont  où  l'on  se  livre 
aux  occupations  et  distractions  ordinaires. 
On  voit  par  ces  dessins  combien  un  navire  dans  ses  évolutions  présente   d'as- 


Dessin  cI'Ahmanu  Paris  (Fig.  3) 

pects  différents,  et  quels  documents  précieux  les  oeuvres  d'Armand  Paris  peu- 
vent être  pour  la  peinture  de  marine  qui  a  souvent  besoin  de  se  retremper  aux 
sources  de  la  vérité.  Ces  dessins  vont  être  prochainement  recueillis  en  un  ou- 
vrage et  publiés  avec  des  légendes  écrites  par  l'amiral  Paris,  qui  compléteront 
le  sujet  et  en  formeront  le  commentaire  explicatif  pour  la  partie  technique. 


(A  suivre] 


L.  DE  VEYRAN. 


p.  s.  —  Une  erreur  s^cst  glissée  dans  la  livraison  d'octobre  dernier,  au  sujet 
de  la  légende  qui  accompagnait  le  dessin  de  M.  Lansyer.  Ce  dessin  représente 
les  Roches  d'Ouessant  et  non  Vile  de  Noirmoutier. 


FRANÇOIS    BONVIN 


E  n'ose,  à  propos  du  brave  peintre  que. nous  venons  de  perdre, 
me  lancer  dans  des  considérations  esthétiques  qui  détonne- 
raient en  quelque  sorte  avec  la  note  simple,  si  honnêtement 
sincère,  qu'il  a  constamment  donnée  comme  dominante  caracté- 
ristique à  son  art  tout  fait  de  bonne  foi.  Cet  art  était  si  éloigné 
de  toute  «  pose  »  qu'il  semble  que  c'est  le  méconnaître  que 
d'essayer  de  l'analyser  très  longuement,  et  je  pense  que  ce 
serait  en  quelque  sorte  offenser  la  mémoire  de  Bonvin  que  de 
parler  de  lui  en  rajeunissant,  pour  la  circonstance,  toutes  ces 
théories  plus  ou  moins  ingénieuses  qui,  au  moment  où  il  com- 
mença à  produire  ses  excellents  petits  t-.)bleaux,  venaient 
frapper  de  stupeur  les  bons  bourgeois  croyant  encore  que  le 
but  de  l'art  est  de  chercher  à  «  plaire  »  en  atténuant  le  caractère. 

J'ignore  si  Bonvin  aimait  à  discuter,  à  se  perdre  dans  la  théorie,  à  s'enfoncer 
dans  l'esthétique;  mais  ce  que  je  puis  bien  assurer,  c'est  que,  le  pinceau  à  la 
main,  il  oubliait  et  la  discussion  et  la  théorie  et  l'esthétique.  A  tous  ces  oublis 
il  gagnait  ce  bénéfice  d'être  purement  lui;  devant  la  nature  il  arrivait  toujours 
avec  toute  sa  naïveté,  sans  vision  préconçue;  ce  fut  là  sa  force,  ce  sera  son 
honneur  devant  la  postérité  :  ce  fut  un  simple,  et  ils  sont  rares  ! 

Si  grande  qu'ait  été  l'intensité  de  sa  personnalité,  le  maître  auquel  je 
consacre  ces  quelques  pages  fait  songer  à  Lenain  ;  tous  deux  (i)  furent  les  pein- 
tres des  petits,  des  humbles,  tous  deux  aimèrent  les  sujets  sans  prétentions,  les 
colorations  sans  fracas;  tous  deux  furent  des  artistes  sages,  raisonnables,  mais 
pas  raisonneurs  du  tout;  ils  estimaient,  cela  se  voit  dans  leurs  tableaux,   qu'en 


(i)  Je  sais  bien  qu'ils  furent  plusieurs  Lenain,  mais  leurs  productions  sont  très 
différentes,  et  je  présume  qu'en  dernière  analyse,  on  reconnaîtra  qu'il  n'y  eût  qu'un 
seul  Lenain  qui  peignit  des  scènes  populaires. 


52  L'ARTISTE 


peinture  mieux  valent  un  ton  juste  ou  un  coup  de  pinceau  habilement  appliqué 
que  tous  les  beaux  discours  des  «  ratés  »,  des  impuissants  ou  des  excentriques. 

On  a  aussi  comparé  Bonvin  à  Chardin.  Ils  sont  très  dissemblables,  et  cependant 
ils  se  ressemblent  fort.  Chardin,  plus  fin  peut-être,  est  certainement  bien  moins 
puissant,  bien  moins  simple  et  aussi  bien  moins  sincère.  Chardin  cherche  la 
finesse  du  ton;  Bonvin,  lui,  ne  veut  qu'être  vrai;  or,  en  peinture  recherche  est 
bien  près  d'être  synonyme  d'affectation.  D'autre  part,  la  finesse  a  bien  quelque 
parenté  avec  la  préciosité.  Bien  entendu,  je  ne  songe  guère  à  faire  le  procès  de 
Chardin  pour  lequel  j'ai  à  la  fois  un  respect  profond  et  un  goût  très  vif.  Char- 
din est  plus  habile  —  je  ne  dis  pas  plus  adroit,  car  l'adresse  est  une  qualité 
banale,  même  bourgeoise  —  sa  touche  est  plus  grasse,  plus  savoureuse  ;  parfois 
cependant  Bonvin  s'est  élevé  dans  l'exécution  à  une  maestria  qu'il  est  bien  rare 
d'atteindre  aux  peintres  de  petits  tableaux,  il  a  même  quelquefois  peint  d'une 
touche  assez  sèche,  tel  est  le  cas  du  Bénédicité,  du  musée  du  Luxembourg,  qui 
manque  aussi  de  pâte.  Chardin  est  le  peintre  honnête  par  excellence,  il  nous 
réhabilite  nos  pères  qui  ont  pris  tant  de  soin  de  se  calomnier  eux-mêmes  par 
le  pinceau  de  leurs  peintres  charmants,  par  la  plume  de  leurs  aimables  écri- 
vains; grâce  à  ses  tableaux  si  candidement  vrais,  d'un  sentiment  si  pur,  nous 
pouvons  nous  introduire  dans  l'intérieur  du  petit  bourgeois  du  xyiii"  siècle, 
nous  sommes  pénétrés  du  doux  parfum  de  vertus  modestes  qui  s'en  exhale, 
nous  y  retrouvons  nos  grand'mères  jeunes,  saines,  fortes,  gracieuses  sous  la 
simplicité  de  leurs  ajustements  ;  austères  et  graves  sans  pruderie  exagérée,  sans 
0  pose  »  (pour  me  servir  de  l'expression  moderne,  si  expressive)  ;  nous  retrou- 
vons en  elles  la  femme  française,  telle  qu'elle  est  encore,  telle  qu'elle  a 
toujours  été. 

Si  un  peintre  pouvait  être  un  moraliste,  Chardin  serait  ce  peintre,  ses  déli- 
cates petites  compositions  devraient  faire  aimer  la  famille  ;  mais,  comme  pour 
les  bien  comprendre,  pour  en  saisir  le  sens  intime,  il  faut  une  culture  artistique 
que  bien  peu  possèdent,  il  s'ensuit  que  leur  enseignement  ne  s'adresse  qu'à  un 
cercle  bien  restreint. 

,  Quoi  qu'il  en  soit,  Chardin  artiste  admirable  dans  sa  sphère,  au  point  de  vue  des 
qualités  dites  matérielles  que  je  suis  bien  tenté  de  considérer  comme  ce  qu'il  y 
a  de  meilleur  et  de  plus  intéressant  dans  un  peintre,  Chardin  possède  aussi  tout 
un  ensemble  de  qualités  d'un  autre  ordre,  qui  lui  concilie  l'estime  des  critiques 
qui  veulent  voir  jaillir  une  «  idée  »  du  mélange  de  quelques  couleurs.  C'est  cette 
idée  ou  pour  parler  plus  exactement,  c'est  cette  impression  qui  établit  surtou; 
entre  Chardin  et  Bonvin  un  lien  d'étroite  parenté;  des  Lenain,  j'entends  des 
vrais  et  beaux  Lenain,  il  s'échappe  l'expression  d'un  sentiment  amer;  leurs  loque- 
teux, leurs  paysans  misérables  sont  résignés,  mais  leurs  traits  émaciés,  leurs 
yeux  douloureux,  tout  en  eux,  jusqu'à  leurs  pauvres  pieds  blessés,  crie  leur 


FRANÇOIS    BONVIN  53 


i 


I 


triste  et  abjecte  condition.  Au  contraire,  on  ne  souffre  pas  dans  le  milieu  où 
nous  introduisent  Chardin  et  Bonvin,  on  est  heureux  du  seul  bonheur,  très  re- 
latif d'ailleurs,  que  l'homme  puisse  ressentir,  dans  cette  vallée  de  larmes  où  il 
traîne  sa  misérable  existence,  on  est  heureux  parce  que  l'on  a  l'esprit  calme, 
bien  pondéré,  parce  que  l'on  se  contente  de  peu,  parce  que  peut-être  aussi  on  a 
pris  la  sage  précaution  de  jeter  à  la  porte  la  folle  du  logis  :  ces  peintres  qui 
laissent  à  d'autres  le  fameux  «  coup  d'aile  »  qui  emporte  vers  les  sphères  de 
l'idéal,  ne  cherchent  pas  à  sortir  du  domaine  artistique  tracé  par  leur  tempé- 
rament; mais  ils  me  paraissent  dignes  d'une  estime  toute  particulière,  non  évi- 
demment qu'ils  égalent  ces  splendides  génies,  ces  «  phares  »,  suivant  le  mot  de 
Baudelaire,  illuminant  de  leurs  flamboiements  les  plus  hauts  sommets  de  l'art; 
mais  combien  les  modestes  que  j'ai  en  vue  en  ce  moment  sont  supérieurs  aux 
imitateurs,  aux  plagiaires  et  aux  suiveurs,  et  cependant  dans  le  vil  troupeau  de 
ces  derniers  il  s'en  trouve  —  et  ils  sont  nombreux  —  que  la  critique  classe  bien 
au-dessus  du  brave  Bonvin,  de  l'excellent  Chardin,  et  cela  parce  qu'en  surme- 
nant leur  tempérament  ils  ont  menti  avec  adresse. 

Mais  au  début  de  ces  lignes,  j'avais  dit  que  je  ne  ferais  pas  d'esthétique;  je 
crois  bien  que  j'ai  quelque  peu  violé  mes  engagements  ;  il  n'est  que  temps  de 
m'arrêter  sur  cette  pente  fatale. 

Je  voudrais  donner  maintenant  quelques  détails  biographiques  sur  Bonvin, 
mais  ces  détails  me  manquent  et  sont  d'ailleurs  difficiles  à  trouver,  car  s'il  n'est 
pas  toujours  constamment  vrai  que  les  peuples  heureux  n'aient  point  d'histoire, 
il  est  beaucoup  plus  rigoureusement  exact  de  dire  que  les  hommes  modestes 
n'ont  pas  de  biographie  ;  en  notre  siècle  de  réclame,  on  a  plus  souvent  la 
biographie  que  l'on  se  fait  que  celle  que  l'on  mérite,  et  Bonvin  n'eut  jamais  la 
moindre  préoccupation  à  cet  égard.  Cependant  il  ne  lui  eut  pas  été  difficile,  au 
moins  à  une  certaine  époque,  de  faire  faire  quelque  bruit  autour  de  son  nom  :  il 
lui  eut  été  aisé  de  devenir  le  pontife  d'une  petite  église  ;  un  littérateur,  un  cri- 
tique et  des  plus  fins,  n'eut  pas  demandé  mieux  que  de  le  «  découvrir  ».  Champ- 
fleury  qui,  vers  1848,  lui  dédiait  sa  charmante  étude,  les  Noireau,  lui  eut  très 
volontiers  donné  le  coup  d'épaule  qui  fait  sortir  un  artiste  du  rang  et  le  place 
sur  la  voie  qui  mène  aux  lucratifs  succès.  Bonvin  ne  le  voulut  pas  ;  il  avait  le 
caractère  de  sa  peinture,  c'était  un  simple  incorrigible,  un  modeste  incurable. 

Bonvin  est  mort  à  l'âge  de  soixante-onze  ans;  c'était  un  beau  vieillard  de 
taille  moyenne,  mais  de  solide  encolure,  son  teint  fleuri,  sa  large  barbe  blanche, 
ses  yeux  vifs,  resteront  longtemps  dans  le  souvenir  de  ceux  qui  l'ont  connu. 

Le  pauvre  maître  lutta  constamment  contre  la  mauvaise  fortune.  Beaucoup  de 
nos  artistes  savent  mieux  vendre  leurs  tableaux  qu'ils  ne  savent  les  faire;  il  en 
était  tout  autrement  du  brave- peintre  dont  nous  venons  de  parler,  et  ce  fut 
son  malheur.  Obligé  de  demander  des  ressources  à  d'autres  travaux  que  ceux 


54 


L'ARTISTE 


vers  lesquels  son  tempérament  si  artiste  le  conduisait,  il  fut  successivement 
typographe,  employé  dans  une  mairie,  puis  dans  les  bureaux  d'un  abattoir. 

Parmi  ses  tableaux,  il  faut  signaler  plusieurs  Réfectoire,  la  Collation  des  éco- 
liers, VAve  Maria,  le  Bateau  abandonné,  la  Cuisinière,  la  Femme  à  la  fontaine, 
l'École  régimentaire,  le  Départ  des  apprentis,  etc.,  etc.  Sa  production  ne  fut 
d'ailleurs  jamais  considérable. 

On  cite  de  lui  deux  eaux-fortes,  le  Chat  endormi  et  le  portrait  du  graveur 
Péquegnot,  son  vieil  ami. 

CAMILLE  LEYMARIE. 


POUR    LE    CINQUANTENAIRE 


DE    LA    SOCIETE    DES    GENS    DE    LETTRES 


le  soldat,  regagnant  sa  montagne  ou  sa  plaine, 
Après  le  dur  travail  qui  le  tint  asservi, 
Portant  l'étoile  d'or  ou  le  galon  de  laine, 
Répond,  quand  on  lui  dit  :  Qti'as-tu  fait  ?  —  J'ai  servi  ! 

Il  connut  tour  à  tour  l'angoisse  et  l'espérance, 

Le  deuil  des  jours  amers,  l'orgueil  des  jours  vainqueurs, 

Qu'en  reste-t-il  ?  Un  mot  :  il  a  servi  la  France  ! 

Mais  ce  mot  simple  et  fier  gonfle  à  jamais  les  cœurs. 

Nous  aussi,  combattants  d'une  autre  grande  armée. 
Rêveurs  dont  le  désir  n'est  jamais  assouvi, 
Amants  de  l'idéal  dont  la  fièvre  est  calmée, 
Chacun  de  nous  du  moins  peut  dire  :  J'ai  servi! 


Chacun  eut  sa  douleur,  chacun  eut  sa  victoire, 
Le  plus  humble  a  cueilli  ses  lauriers  à  son  tour  ; 
Cinquante  ans  ont  déjà  passé  sur  notre  histoire. 
Et  l'art  ne  voudrait  pas  en  effacer  un  jour  ! 


56  L'ARTISTE 


Les  maîtres  éclatants,  les  conquérants  sublimes, 
Les  sonneurs  de  clairon,  qui  marchent  le  front  nu 
Sous  le  grand  ciel  tonnant,  bondissaient  sur  les  cimes 
Et  jetaient  leur  fan/are  à  quelque  astre  inconnu  ! 

Les  autres,  plus  heureux  dans  de  moindres  domaines. 
Au  penchant  des  coteaux  boisés  venaient  s'asseoir. 
Mêlaient  leur  doux  génie  aux  tristesses  humaines 
Et  disaient  leurs  amours  à  l'étoile  du  soir  ! 

Les  uns,  par  le  roman,  le  poème  ou  le  drame. 
Ont  creusé  l'avenir,  problème  obscur  encor. 
D'autres  ont  enchâssé  les  larmes  d'une  femme 
Dans  un  sonnet,  moelleux  écriit  de  soie  et  d'or  ; 

Tous  ont  servi  !  Pas  un,  de  son  rang,  de  sa  tâche. 
Avant  le  soir  venu,  ne  songeait  à  partir  ; 
Plus  d'un  fut  malheureux,  pas  un  seul  ne  fut  lâche  ; 
Plus  haut  est  le  vainqueur,  plus  saint  est  le  martyr  ! 

Tous  ont  servi  !  La  France,  après  leur  rude  ouvrage. 
Bénit  ces  travailleurs  unis  à  ses  genoux; 
Pareil  sera  l'honneur,  pareil  fut  le  courage  ; 
L'exemple  est  bon  ;  nos  fils  le  suivront  après  nous  ; 

Ils  serviront!  Le  sort  leur  fùt-il plus  sévère. 
Ils  ne  failliront  pas  au  labeur  commencé; 
L'âpre  vin  du  malheur  ne  souille  pas  le  verre. 
Et  le  cœur  est  plus  fort  à  qui  Dieu  l'a  versé! 

Ils  serviront  la  France,  et  l'art,  l'autre  patrie  ! 
Comme  nous  l'avons  fait,  ils  iront  au  devoir, 
L'esprit  toujours  vaillant,  Fâme  parfois  meurtrie. 
Portant  en  eux  l'ajur,  même  sous  le  ciel  noir  ! 

Mais  non,  non  !  L'avenir  aura  plus  de  clémence, 
D'autres  astres  naîtront  des  profondeurs  des  deux, 
Et  nos  fils,  ouvriers  du  siècle  qui  commence. 
N'auront  connu  les  pleurs  qu'en  regardant  nos  yeux  ! 


POESIES 


Vene:[  donc,  levej-vous,  les  jaunes  capitaines, 
Sous  le  frémissement  des  étendards  nouveaux  ; 
Que  le  soleil  levant,  sur  les  cimes  lointaines, 
Dore  de  ses  éclairs  la  crin  de  vos  chevaux  ! 

Et  nous  qui  saluons  cette  splendide  aurore, 
Tandis  que  vers  la  gloire  ils  courront  à  l'envi, 
Nous,  les  lutteurs  d'hier  et  de  demain  encore, 
Nous  dirons  le  grand  mot  du  soldat  :  J'ai  servi  ! 


HENRI  DE  BORNIER. 


HARFLEUR 


bg^aiis  la  vieille  cité  qui  fit  tant  parler  d'elle 
USA  Rien  n'est  resté  debout  d'un  passé  glorieux 
Que  l'église  gothique  au  portail  de  dentelle. 
Dont  le  hardi  clocher  semble  atteindre  les  deux. 

Sur  ce  sol,  que  déchire  aujourd'hui  la  charrue, 
Quelque  imposant  manoir  autrefois  s'est  dressé. 
Depuis  sur  ses  débris  l'herbe  a  poussé  si  drue. 
Que  tout  vestige  en  est  pour  toujours  effacé. 

Là,  des  fils  de  Rollon  le  vaillant  cri  de  guerre, 
Par  l'écho  répété  de  vallon  en  vallon, 
A  longtemps  retenti,  quand  les  nefs  d'Angleterre 
Soudain  se  détachaient  du  brumeux  horijon. 


Là,  se  sont  mesurés  corps  à  corps,  avec  rage. 

En  maints  et  maints  combats.  Normands  contre  Saxons  ; 

Là,  de  nos  fiers  aïeux  l'intrépide  courage 

A  la  mort  a  fourni  d'abondantes  moissons. 


58  L'ARTISTE 


Puis  de  longs  jours  de  paix  ont  couvert  de  leur  ombre 
Jusques  au  souvenir  des  hauts  faits  accomplis, 
Et  dans  l'oubli  profond,  oit  quelque  jour  tout  sombre. 
Les  grands  preux  à  jamais  sont  bien  ensevelis. 


Pourtant  la  vieille  église,  au  milieu  des  masures, 
Reste  intacte  toujours,  joyau  mal  enchâssé.  — 
Ses  ogives  de  pierre,  aux  fines  dentelures, 
Racontent  au  présent  les  splendeurs  du  passé. 

Sous  sa  voûte  sacrée  un  instant  on  oublie 

Le  temps  où  nous  vivons,  alors  que  s'offre  aux  yeux 

Des  siècles  disparus  l'image  un  peu  pâlie, 

Sur  les  grands  vitraux  peints  avec  un  soin  pieux. 

Le  soleil,  éclairant  ces  figures  naïves, 
Projette  leurs  couleurs  sur  le  blanc  des  piliers. 
Et  l'on  croit  voir,  au  pied  des  colonnes  massives. 
S'agenouiller  prélats,  dames  et  chevaliers. 

A  la  gauche  du  chœur,  la  belle  châtelaine 

Sur  le  missel  incline  un  front  pur  et  charmant. 

Priant  avec  ferveur  pour  le  fier  capitaine 

Qui,  loin  d'elle,  combat  sans  doute  en  ce  moment. 

Sur  son  épaule,  un  page  aux  blonds  cheveux  se  penche, 
La  couvrant  d'un  regard  avide  et  curieux  ; 
Et  l'écuyer  grondeur,  à  la  moustache  blanche, 
Suit  chaque  mouvement  du  jeune  audacieux. 

Mais  dès  que  sur  la  dalle,  un  pas  se  fait  entendre, 
La  vision  s'enfuit.  Et  d'un  air  attristé 
Dames  et  chevaliers  promptement  vont  reprendre. 
Dans  les  étroits  châssis,  leur  immobilité. 

EDOUARD  MARSAN D. 


POESIES 


59 


PROVINCIALE 


g 


ja/me5  logis  de  la  province, 
Aux  contrevents  entrebaillés  ! 
Lentement,  sur  ses  gonds  rouilles 
La  porte  frémit,  gronde  et  grince  : 


Discrète,  sous  sa  tuante  mince, 
Une  dévote,  aux  yeux  brouillés, 
Sort  :  entre  ses  gants  remmaillés 
Est  un  paroissien  qu'elle  pince; 

Sur  les  petits  pavés  pointus 
Que  piquent  des  pigeons  pattus 
Elle  glisse,  roide  et /luette, 

Tandis  qu'entre  les  blancs  rideaux 
Son  matou  matois,  qui  la  guette, 
Ronronne  en  faisant  le  gros  dos. 


PIERRE  GAUTHIEZ. 


TNJ3Xon,  Juin  1SS7. 


CHRONIQ.UE 


E  mois  dernier ,  a  eu  lieu  la  distribution  des 
récompenses  aux  élèves  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts, 
dans  l'hémicycle  de  l'Ecole,  sous  la  présidence  de 
M.  Paye,  sénateur,  ministre  de  l'Instruction  publi- 
que et  des  Beaux-Arts.  A  côté  du  ministre  avaient 
pris  place  sur  l'estrade  :  MM.  Castagnary,  directeur 
des  Beaux-Arts;  Paul  Dubois,  directeur  de  l'Ecole; 
Charles  Garnier,  Bailly,  Guillaume,  André,  Fal- 
guière  ;  Kaempfen,  directeur  des  Musées  nationaux 

Jules  Comte,  etc.  A  l'ouverture  de  la  séance,   M.  Paye  a  prononcé  le  discours 

suivant  : 


«  Messieurs, 


»  C'est  un  grand  honneur  pour  moi  d'être  appelé,  dès  les  premiers  jours.de 
mon  entrée  en  fonctions,  à  présider  cette  fête  et  de  prendre  la  parole  en  ce  lieu 
consacré  à  l'art,  c'est-à-dire  à  ce  qui  est,  à  la  fois,  sous  des  formes  diverses,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  beau  et  de  plus  charmant  au  monde  ;  ce  qui  réunit  dans  un  même 
sentiment  d'admiration  et  d'enthousiasme  toutes  les  âmes  élevées,  tous  les  nobles 
esprits,  quels  que  soient  d'ailleurs  la  source  variée  où  il  puise  ses  inspirations  et 
le  vaste  champ  où  il  cherche  ses  modèles. 

»  Oui,  c'est  pour  le  ministre  des  beaux-arts  une  joie  véritable  que  d'avoir  à 
remercier  l'artiste,  émincnt  entre  tous,  qui  dirige  cette  grande  école,  les  maîtres 


CHRONIQUE 


6i 


d'élite  associés  à  sa  tâche,  de  leur  dévouement  à  une  maison  qui  est  l'honneur  et 
l'orgueil  de  la  France,  de  louer,  jeunes  gens,  vos  travaux,  d'applaudir  à  vos  suc- 
cès, de  vous  remettre  les  récompenses  qu'ils  vous  ont  méritées  et  aussi  de  vous 
encourager  à  de  nouveaux  efforts.  Peut-être  trouverez-vous  étrange  qu'à  l'heure 
même  où  un  éclatant  témoignage  est  rendu  à  ce  que  vous  avez  déjà  fait,  je  vous 
convie  à  faire  plus  et  mieux  encore.  Il  doit  en  être  ainsi,  car  l'art  est  un  maître 
exigeant.  Il  demande  beaucoup  à  ceux  qui  se  consacrent  à  lui  ;  pour  arriver 
jusqu'à  lui,  haut,  bien  haut  !  sur  les  sommets  qu'il  habite,  il  faut  un  labeur  obs- 
tiné, une  persévérance  que  rien  ne  lasse  ni  ne  rebute,  il  faut  marcher,  marcher 
sans  relâche,  être  soutenu,  fortifié,  animé  par  une  ardeur  qui  ne  connaît  ni  le 
découragement,  ni  la  défaillance. 

.  «  Cette  ardeur  généreuse  et  vaillante,  ne  suis-je  pas  certain  de  la  rencontrer 
dans  cette  maison  ?  N'en  ai-je  pas  recueilli  le  précieux  témoignage  dans  le  récent 
rapport  de  votre  directeur  au  conseil  supérieur  de  cette  école.  Travaillez,  mes- 
sieurs, pour  parvenir  au  but  qui  est  votre  idéal,  pour  voir  un  jour  se  réaliser  vos 
espérances  et  les  nôtres. 

«  Il  y  a  quelques  années,  un  enseignement  nouveau  était  institué  à  l'École  des 
Beaux-Arts.  L'utilité  en  avait  paru  tout  d'abord  évidente  à  ceux  qui  ont  la  mis- 
sion de  veiller  à  ce  que  tous  les  moyens  vous  soient  donnés  de  devenir  des  artis- 
tes complets.  Le  plan  en  fut  mûrement  étudié,  longuement  discuté  ;  on  l'organisa 
avec  un  soin  minutieux.  C'est  de  l'enseignement  simultané  du  dessin,  du  mode- 
lage, de  l'architecture  que  je  parle,  vous  l'avez  deviné. 

«  Était-ce  à  dire  qu'il  était  entré  dans  la  pensée  du  conseil  supérieur  de  faire 
de  chacun  des  élèves  à  la  fois  un  peintre,  un  sculpteur  et  un  architecte  ?  Non 
certes,  et  c'eût  été  folie.  Des  hommes  à  qui  la  nature  avait  prodigué  ses  dons, 
ont  pu  élever  des  édifices  magnifiques,  peindre  des  toiles  sublimes,  sculpter  des 
marbres  divins  ;  plusieurs  de  nos  contemporains  —  vous  n'avez  pas  à  aller  bien 
loin  pour  en  avoir  la  preuve  —  sont  des  maîtres  dans  l'art  de  la  peinture  et  dans 
celui  de  la  statuaire  ;  mais  il  y  faut  un  génie  divers  qui  sera  toujours  le  lot  de 
quelques  rares  privilégiés.  Ce  que  nos  maîtres  ont  voulu,  ce  qu'ils  ont  cherché 
par  cet  enseignement  complet,  c'est  que  chacun  de  vous,  grâce  à  une  certaine 
connaissance  des  arts  voisins,  qui  se  touchent  sans  se  confondre,  excellât  mieux 
dans  celui  auquel  il  s'est  particulièrement  voué. 

«  Comment  croire,  disait  à  cette  même  place  un  de  mes  prédécesseurs  doni;  je 
«  suis  aujourd'hui  le  collègue  et  auquel  me  lie  une  étroite  et  vieille  amitié,  com- 
a  ment  croire  qu'à  étendre  son  domaine  l'intelligence  ne  gagne  rien  en  force  et 
,<(  en  ressources?  qu'à  embrasser  de  plus  vastes  horizons  l'esprit  ne  tend  pas 
«  naturellement  à  s'élever  ?  Qui  oserait  dire  qu'une  culture  intellectuelle  déve- 
«  loppée  n'est  pas  le  fonds  indispensable  à  quiconque  cherche  à  donner  à  l'ex- 
«  pression  de  la  pensée  humaine  ce  que  l'inspiration  ou  le  travail  peut  enfanter 


62  L'ARTISTE 


<i  de  grâce,  d'éclat  ou  de  grandeur?  L'enseignement  simultané  ne  fera  pas  seule- 
"  ment  des  artistes  d'un  savoir  plus  étendu,  d'une  plus  féconde  variété  d'inven- 
«  tion.  Il  donnera  à  ceux  qui  le  reçoivent  une  idée  plus  haute,  une  conception 
«  plus  large  de  l'art.  » 

«  Ce  sont  là  des  considérations,  messieurs,  qui  ne  peuvent  manquer  de  vous 
frapper;  vous  en  saisissez  la  justesse,  vous  en  comprenez  la  valeur  et,  sans  doute, 
dans'  le  rapport  qu'il  publiera  plus  tard  sur  l'année  qui  vient  de  s'ouvrir,  votre 
directeur  n'aura  plus  à  regretter,  comme  il  le  faisait  il  y  a  quelques  semaines, 
que  seuls  parmi  vous,  les  architectes  —  les  nommer  est  un  éloge  auquel  ils  ont 
droit—  aient  suivi  avec  empressement  ce  triple  enseignement  dont  les  avantages 
sont  si  évidents  et  si  précieux. 

«  La  plus  grande  partie  de  vos  journées,  messieurs,  s'écoule  dans  ce  véritable 
sanctuaire  de  l'art,  au  milieu  des  chefs-d'œuvre  de  tous  les  temps  ;  c'est  la  Grèce 
et  c'est  l'Italie  en  France.  Tout  respire  ici  le  calme  et  la  paix,  et  lorsqu'on  s'y 
passionne,  c'est  sur  ces  questions  qui  ont  toujours  été  le  sujet  des  méditations 
des  plus  nobles  esprits. 

«  Laissez-moi  vous  redire  ce  que  plus  d'une  fois  déjà  on  vous  a  dit  avant  moi  : 
aimez  cette  maison  de  tout  votre  cœur,  de  toute  votre  passion  pour  le  beau,  et 
ne  vous  hâtez  pas  surtout  de  la  quitter  pour  vous  jeter  dans  la  mêlée,  avant 
d'être  bien  armés  pour  le  combat  ;  vous  courriez  le  risque  de  rencontrer  sur 
le  chemin  de  la  vie,  au  lieu  des  triomphes  que  vous  rêviez,  de  stériles  regrets, 
d'amères  déceptions.  Défiez-vous  surtout  de  ce  grand  tentateur  qui  s'ap- 
pelle le  Salon.  Rappelez-vous  que  le  succès  arrive  sûrement  à  son  heure  à 
ceux  qui  l'ont  préparé  par  de  solides  études,  et  par  un  patient  et  pénible 
labeur. 

«  Gardez-vous,  par  une  trop  vive  impatience,  de  vous  affranchir  des  conseils  de 
vos  maîtres,  demeurez  longtemps  dans  cette  école,  où  tant  de  soins,  de  talents 
et  d'expérience  se  prodiguent  pour  vous,  dans  cette  école  qui  va  s'agrandir  et 
s'embellir  encore. 

«  Elle  n'est  pas  seulement  l'honneur  de  la  France,  elle  est  l'admiration  de 
l'étranger  qui,  de  toutes  parts,  lui  confie  ses  enfants,  proclame  hautement  ses 
mérites  et  sait  aussi,  comme  l'a  fait  naguère  l'Amérique,  lui  témoigner  sa  grati- 
tude de  la  manière  la  plus  magnifique  et  la  plus  délicate. 

«  Songez,  messieurs,  lorsqu'on  la  tient  partout  en  telle  estime,  songez  aux 
devoirs  que  son  universelle  renommée  vous  impose.  Soyez  fiers  d'elle  et  qu'elle 
puisse  être  fière  de  vous. 

«  Inspirez-vous  des  exemples  et  des  conseils  de  maîtres  illustres  qu'elle  a 
formés  et  qui  ont  accru  le  trésor  de  gloire  de  la  patrie;  ayez  la  belle  ambition  de 
les  égaler  et  d'être  de  ceux  que  la  France  mettra  un  jour  au  nombre  de  ses  artis- 
tes les  meilleurs  et  les  plus  vaillants.  » 


I 


CHRONIQUE  63 


Il  a  été  procédé  ensuite  à  la  distribution  des  récompenses.  Voici  les  noms  des 
principaux  lauréats  : 

Section  de  peinture  et  de  sculpture.  —  MM.  Westten,  Deruelle,  Soubcrni, 
Baralli,  de  Vambesse,  Krewel,  Dangui,  Convers,  Miseret,  Claussade,  Bloch. 

Concours  semestriels:  Figure  peinte.  —  MM.  Lenoir  et  .louve. 

Grandes  figures  modelées.  —  MM.  Macé  et  Convers. 

Grandes  médailles  d'émulation.  —  Dans  la  section  de  peinture,  M.  Lenoir, 
élève  de  MM.  Bouguereau  et  Tony  Robert-Fleury,  et  dans  la  section  de 
sculpture,  M.  Claussade,  élève  de  M.  Falguière. 


Le  vote  de  la  Société  des  artistes  pour  le  renouvellement  du  Comité  des 
quatre-vingt-dix,  a  donne  les  résultats  suivants  : 

Dans  la  section  de  peinture,  il  y  a  eu  i,3oo  votants.  Ont  obtenu  :  MM.  Bou- 
guereau, 920  voix:  Bonnat,  918;  Harpignies,  gii  ;  Henner,  906;  J.-P.  Lau- 
rens,  898;  de  Vuillefroy,  889;  Détaille,  S89  ;  J.  Lefebvre,  888;  Puvis  de 
Chavannes,  885  ;  Cabanel,  882  ;  J.  Breton,  865  ;  Vollon,  85;  ;  Barrias,  844  ; 
Boulanger,  841  ;  Luminais,  839  ;  Albert  Maignan,  836;  Busson,  835  ;  Carolus 
Duran,  83i  ;  Guillemet,  822  ;  Rapin ,  822  ;  Humbert,  818;  Benjamin 
Constant,  814;  Bernier,  814;  Yon,  811;  Tony  Robert-Fleury,  8o5  ;  Fran- 
çais, 795;  H.  Pille,  775;  Cormon,  770;  Hanoteau,  719;  Meissonier,  717  ; 
Gérôme,  716;  Pelouse,  711;  Feyen-Perrin,  694;  Protais,  C74  ;  Hector  Le 
Roux,  658  ;  Saintpierre,  652  ;  Cazin,  642  ;  Lansyer,  638  ;  Vayson,  638  ; 
RoU,  636;  Duez,  616;  Renouf,  611  ;  Gervex,  601;  Aimé  Morot,  571  ;  Dupré,  558; 
Sautai,  654;  Emile  Lévy,  548;  Van  Marcke,  540;  Dagnan-Bouveret,  517; 
Camille  Paris,  411. 

Dans  la  section  de  sculpture,  263  votants  ont  pris  part  au  scrutin,  dans  lequel 
ont  obtenu  :  MM.  Et.  Leroux, 217  voix;  Mathurin  Moreau,  2i3  ;  Boisseau,  197; 
Doublemard,  195;  Blanchard,  190;  Gautherin,  174;  Guilbert,  174;  Alphéo 
Dubois,  169;  Guillaume,  i5i;  Thomas,  145;  Barrias,  144;  Cavelier,  142; 
Chapu,  i3i  ;  Bartholdi,  124;  Paul  Dubois,  i23;  Mercié,  119;  Aube,  112; 
Captier,  109;  Gauthier,  106;  Gain,  io3. 

Pour  la  section  d'architecture,  97  votants.  Ont  obtenu  :  MM.  Bailly,  91  voix  ; 
Daumet,  81;  Garnier,  80;  Vaudremer,  79;  Bœswilwald,  65;  Questel,  61; 
Lish,  54;  de  Baudot,  5i  ;  Corroyer,  40;  Lheureux,  38. 

A  la  section  de  gravure  et  lithographie,  252  votants.  Ont  obtenu  : 
MM.  Waltner,   207    voix;    Didier,    2o5  ;    Larguillermie,     i38;    Robert,     137; 


64  L'ARTISTE 


Sirouy,  i35;  J.  Jacquet,  i33;  Blanchard,  i3i;  Gilbert,  i3o;  Huyot,  127; 
Lalauze,  121. 

Au  demeurant,  malgré  l'effervescence  très  vive  qui  s'est  produite  pendant  une 
période  de  quelques  jours  avant  le  scrutin,  maigre'  l'agitation  provoquée  par 
des  manifestes  révolutionnaires  qui  affichaient  la  prétention  de  rénover  de  fond 
en  comble  l'organisation  des  jurys,  voire  de  les  supprimer,  l'élection  n'a  pas 
apporté  un  grand  changement  dans  la  composition  du  Comité  des  Quatre-vingt- 
dix.  Dans  la  section  de  peinture,  notamment,  la  plus  nombreuse  et  la  plus 
remuante,  sur  les  cinquante  membres  sortants,  deux  seulement  n'ont  pas  été 
réélus  :  MM.  Frappa  et  de  Gatines  ont  été  remplacés  par  MM.  Aimé  Morot  et 
Dagnan-Bouveret.  Les  deux  membres  dont  le  mandat  n'a  pas  été  renouvelé, 
sont,  par  une  coïncidence  caractéristique,  précisément  au  nombre  des  artistes 
dont  les  noms  ont  été  le  plus  mêlés  à  la  lutte  électorale.  Il  est  permis  de  con- 
clure de  là  que  ceux  pour  qui  les  intérêts  artistiques  priment  les  questions  de 
coteries  et  trouvent  que  dans  la  Société  des  artistes  tout  n'est  pas  pour  le  mieux 
dans  le  meilleur  des  mondes,  peuvent,  de  longtemps  encore,  renoncer  à  voir  ses 
afifaires  prendre  une  autre  tournure.  Qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  ce  terme  : 
affaires  ;  il  ne  saurait  être  question,  quand  nous  disons  cela,  des  affaires  d'intérêt, 
du  côté  pécuniaire  de  l'entreprise,  lequel  est,  comme  chacun  sait,  extrêmement 
satisfaisant. 

Dans  les  autres  sections,  les  changements  ont  été  plus  notables.  C'est  ainsi 
que  les  vingt  membres  de  la  section  de  sculpture  ont  tous  été  remplacés.  Dans 
la  section  d'architecture  qui  comprend  dix  membres,  on  remarque  quatre  nou- 
veaux élus  :  MM.  Lish,  de  Baudot,  Corroyer  et  Lheureux,  qui  prennent  la 
place  de  MM.  André,  Ginain,  Coquart  et  Sédille.  Enfin  la  section  de  gravure  et 
lithographie  est  également  fort  peu  modifiée  :  MM.  Flameng  et  Pannemaker  y 
sont  remplacés  par  MM.  Blanchard  et  Lalauze. 


Pendant  sa  dernière  session  le  Conseil  municipal  de  Paris  a  ratifié  les  propo- 
sitions de  sa  commission  des  Beaux-Arts,  tendant  à  l'acquisition  de  diverses 
œuvres  :  le  Pretnier  frisson,  de  Roufosse,  modèle  -et  exécution  en  marbre, 
10,  000 francs;  Victor  Hugo,  buste  en  marbre  par  Rodin,  3,ooo  francs;  la  Cour 
de  la  Sorbonnû,  toile  par  Lansyer,  i,5oo  francs.  Au  surplus,  le  Conseil  autorise 
l'exécution  en  bronze  de  la  Charmeuse,  de  Béguine  ;  un  Groupe  d'animaux,  de 
Gardet  ;  la  Douleur  d'Orphée,  de  Verlet  ;  178g,  de  Paris. 


CHRONIQUE 


65 


Nous  avons  rapporté  précédemment,  ici- même,  que  les  architectes  des  États- 
Unis,  par  gratitude  pour  l'enseignement  qu'ils  ont  reçu  à  notre  École  nationale 
des  Beaux-Arts,  avaient  fait  don  à  cet  établissement  d'une  somme  de  35,ooo  fr., 
dont  les  arrérages  seront  affectés  à  la  fondation  d'un  prix  annuel  qui  ne  devra 
être  décerné  qu'aux  seuls  élèves  français  de  l'École.  Un  décret  vient  d'autoriser 
le  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Beaux-Arts  à  accepter,  au  nom  de 
l'État,  cette  libéralité.  On  appellera  cette  fondation  :  prix  de  reconnaissance  des 
architectes  américains. 


Une  délégation  de  l'Institut  de  France,  composée  de  MM.  Renan,  directeur  de 
l'Institut  ;  Camille  Doucet,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  française  ;  Jules 
Simon,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  ; 
Bertrand,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  sciences  ;  le  vicomte  Henri 
Delaborde,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  beaux-arts  ;  Wallon,  secré- 
taire perpétuel  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  s'est  rendue,  le 
28  décembre  dernier,  à  Bruxelles  pour  remettre  au  duc  d'Aumale  la  médaille 
commémorative  de  la  donation  de  Chantilly.  Cette  médaille  a  été  frappée  en 
triple  exemplaire,  or,  argent  et  bronze,  que  renfermait  un  écrin  portant  l'inscrip- 
tion :  Au  DUC  d'Aumale,  l'Institut  de  France,  et,  au-dessous,  la  date  de  la 
donation  de  Chantilly. 

Le  module  de  la  médaille  est  d'environ  neuf  centimètres  ;  l'auteur  en 
est  M.  Chaplain,  de  l'Institut.  Elle  porte  sur  l'une  de  ses  faces  le  portrait 
du  généreux  donateur  ;  ce  profil  exécuté  d'après  nature  par  M.  Chaplain 
qui  a  fait  récemment  le  voyage  de  Bruxelles  dans  ce  but,  est  très  ressemblant. 
L'autre  face  représente  Chantilly  à  vol  d'oiseau,  toutes  les  constructions  jusqu'au 
perron  où  doit  s'élever  la  statue  du  grand  Condé,  et  une  partie  du  parc. 

La  matrice  de  la  médaille  n'a  pas  été  détruite,  mais,  seuls,  les  membres  de 
l'Institut  pourront  en  avoir  un  exemplaire.  Un  grand  nombre  d'entre  eux  ont 
déjà  souscrit  pour  posséder  un  de  ces  précieux  souvenirs.  Et  plus  tard,  lorsque 
l'Institut  aura  définitivement  pris  possession  du  legs  princier  et  qu'il  aura  créé 
des  prix  avec  les  revenus  qu'il  produira,  il  est  probable  que  les  lauréats  recevront 
en  même  temps  que  leurs  prix,  un  exemplaire  de  la  médaille  qui  rappellera  à 
chacun  la  haute  et  généreuse  origine  de  la  récompense  dont  il  se  sera  vu  honoré. 


Le  Comité  des  monuments  parisiens,  réuni  sous  la   présidence  de    M.   Ch. 
Garnier,  de  l'Institut,  vient  de  décider  d'attirer  l'attention  des  pouvoirs  publics 
1888  —  l'artiste  —  T.  I  5 


66  L'ARTISTE 


sur  la  ruine  qui  menace  le  plus  ancien  édifice  de  Paris,  Saint- Pierre-de-Mont- 
martre,  dont  les  colonnes,  provenant  d'un  édifice  romain,  vont  s'écrouler. 

Sur  la  proposition  de  M.  Vitu,  la  participation  de  la  Société  à  l'Exposition  a 
été  décidée. 


Par  suite  de  démissions  et  de  décès,  des  vides  s'étaient  produits  dans  la  com- 
mission des  Beaux-Arts  à  l'Exposition  universelle  de  1889.  Elle  vient  d'être 
reconstituée  de  la  manière  suivante  par  M.  Paye  : 

Président  :  le  ministre  de  l'Instruction  publique  et  de  Beaux-Arts;  —  vice-pré- 
sident :  le  directeur  des  Beaux-Arts;  —  membres  :  le  directeur  des  bâtiments 
civils  et  des  palais  nationaux,  le  directeur  des  musées  nationaux  ;  MM.  Antonin 
Proust,  député,  ancien  ministre  des  Arts  ;  Turquet,  député,  ancien  sous-secré- 
taire d'Etat  au  ministère  des  Beaux-Arts  ;  Bouguereau,  Bonnat,  Cabanel,  Ribot, 
Cazin,  Roll,  peintres  ;  Eug.  Guillaume,  Mathurin  Moreau,  Dalou,  Rodin,  sculp- 
teurs; Bailly,  Questel,  Magne,  Sédille,  Formigé,  .architectes;  Chaplain,  Roty, 
Bracquemond,  graveurs;  le  président  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres,  Heuzey,  Delisle,  le  baron  Alphonse  de  Rothschild  et  Schlumberger, 
membres  de  l'Institut  ;  Béraldi,  Fourcaud,  Gustave  Geffroy,  Paul  Mantz,  André 
Michel,  critiques  d'art  ;  Henry  Havard,  Roger  Ballu,  inspecteurs  des  Beaux- 
Arts  ;  Hecq,  chef  du  secrétariat  des  Beaux-Arts;  Deck,  administrateur,  et  Champ- 
fleury,  administrateur  adjoint  de  la  Manufacture  de  Sèvres  ;  Gerspach,  adminis- 
trateur de  la  Manufacture  des  Gobelins  ;  Jules  Badin,  administrateur  de  la 
Manufacture  de  Beauvais  ;  Baumgard,  chef  du  bureau  des  travaux  d'art;  Crost, 
chef  du  bureau  de  l'enseignement  et  des  musées;  Des  Chapelles,  chef  du  bureau 
des  théâtres  ;  Viollet-le-Duc,  chef  du  bureau  des  monuments  historiques;  — 
secrétaires  :  MM.  Bigard-Fabre,  sous-chef  de  bureau,  Roger-Marx,  secrétaire  de 
la  direction  des  Beaux-Arts  ;  P.  Delair  et  Giudicelli,  commissaires  des  exposi- 
tions. 


Les  peintures  décoratives  que  M.  Albert  Besnard  a  été  chargé  d'exécuter  pour 
la  salle  des  mariages  à  la  mairie  du  premier  arrondissement  de  Paris,  viennent 
d'être  terminées.  Elles  comprennent  les  trois  grandes  voussures  à  plein  cintre, 
qui,  avec  la  rosace  occupant  la  face  occidentale  de  la  salle,  en  forment  l'ordon- 
nance architecturale.  On  n'a  pas  oublié  la  belle  composition,  d'une  poésie  si 
intense,  d'un  accent  si  élevé,  qu'il  exposa  au  dernier  Salon,  le  Soir  de  la  vie: 
cette  œuvre  est  l'une  des  trois  peintures  décoratives  dont   nous  parlons.  Pour 


CHRONIQUE 


G7 


compléter  le  cycle  inge'nieusetnent  imaginé  par  l'artiste,  les  deux  autres  sujets 
traités  par  lui  sont  :  le  Matin  et  le  Midi.  Dans  le  premier,  un  joyeux  couple 
d'adolescents  vont,  par  une  splendide  matinée  de  printemps,  à  travers  une  prairie 
dans  l'éblouissement  des  premiers  rayons  du  soleil  levant  ;  ils  cueillent  des 
fleurs,  et  cette  extase  de  la  nature,  où  tout  est  joie  et  lumière,  fait  un  cadre 
merveilleux  à  l'enchantement  de  leurs  quinze  ans,  à  l'aurore  d'amour  qui  va 
poindre  pour  eux. 

Le  Midi,  l'heure  où  les  travailleurs  des  champs  vont  faire  trêve  à  leur  dur  labeur, 
est  symbolisé  par  un  groupe  de  moissonneurs  qui  achèvent  d'emplir  de  gerbes  un 
vaste  chariot;  le  moment  du  repos  approche,  et  déjà  une  femme  a  laissé  là  le 
râteau  pour  allaiter  son  enfant.  Cette  composition  a  un  aspect  grandiose  et 
puissant;  d'une  facture  très  large,  d'un  dessin  hardi,  débordante  de  lumière,  elle 
dégage  bien  la  pensée  que  le  peintre  a  voulu  évoquer;  les  grands  chevaux  sont 
traités  dans  un  audacieux  raccourci.  L'effet  décoratif  est  très  heureux. 

On  se  rappelle  la  majestueuse  et  poétique  impression  de  calme  et  de  recuillle- 
ment  que  donnait,  au  dernier  Salon,  le  Soir  de  la  vie,  ce  groupe  des  deux  vieil- 
lards assis  au  seuil  de  la  maison,  les  regards  perdus  dans  l'infini  du  sombre 
azur  étoile,  et  qui  attendent,  les  mains  unies  dans  une  affectueuse  étreinte, 
l'heure  du  sommeil,  symbole  de  la  mort  prochaine.  Ici,  l'effet  n'est  pas  moins 
grandiose  que  sur  le  palier  du  premier  étage  au  palais  des  Champs-Elysées,  où 
la  toile  était  exposée  ;  par  le  style  et  par  la  pensée,  cette  composition  dépasse  la 
valeur  artistique,  sinon  technique,  des  deux  autres.  Aussi  ne  sommes-nous  pas 
surpris  que  la  commission  municipale,  chargée  de  choisir  les  artistes  à  qui  doit 
être  distribuée  la  décoration  picturale  de  l'Hôtel  de  Ville,  se  soient  préoccupée 
de  faire  une  part  importante  à  M.  Besnard.  Ses  peintures  de  la  salle  des 
mariages  à  la  mairie  du  premier  arrondissement  le  désignent  pour  y  contribuer. 

N'omettons  pas  de  mentionner  la  décoration  architecturale  de  la  salle  des 
mariages,  dont  l'exécution  fait  honneur  au  goût  et  à  la  science  de  M.  Gustave 
Huillard,  architecte  de  la  ville,  et  dont  le  caractère  s'allie  bien  à  celui  des  pein- 
tures de  M.  Besnard. 


Sous  ce  titre  :  Voltaire  critique  d'art,  la  communication  suivante  a  été  faite  au 
Temps  par  M.  Henry  Gauthier- Villars,  possesseur  de  l'original  du  curieux  docu- 
ment dont  il  est  question  ci-dessous. 

«  On  connaît  le  jugement  porté  par  Voltaire  sur  Jean  Jouvenet,  dans  la  Liste 
raisonnée  des  enfants  de  Louis  XIV,  des  princes  de  la  maison  de  France  de  son 
temps,  des  souverains  contemporains,  des  maréchaux  de  France,  des  ministres,  de 
la  plupart  des  écrivains  et  des  artistes  qui  ontjleuri  dans  ce  siècle.  Il  est  sommaire  ; 


G8  1/ ARTISTE 


nous  le  reproduisons  ci-dessous,  en  faisant  observer  que  Jean  Jouvenet  naquit 

en  1647  et  non  en  1644  : 

«  Jouvenet  (Jean),  né  à  Rouen  en  1644,  élève  de  Lebrun,  inférieur  à  son  maître,  quoi- 
que bon  peintre.  Il  a  peint  presque  tous  les  objets  d'une  couleur  un  peu  jaune.  Il  les 
voyait  de  cette  couleur  par  une  singulière  conformation  d'organes.  Devenu  paralytique 
du  bras  droit,  il  s'exerça  à  peindre  de  la  main  gauche  et  on  a  de  lui  de  grandes  compo- 
sitions exécutées  de  cette  manière.  Mort  en  1717.  » 

«  Après  avoir  pris  connaissance  de  ce  «  petit  article  »,  Mme  de  Lordelot,  fille 
de  Jouvenet,  écrivit  à  Voltaire  pour  lui  faire  part  des  sentiments  qu'elle  avait 

éprouvés  à  cette  lecture  ;  elle  reçut  la  réponse  suivante  : 


t  Aux  délices, 
route  de  Genève  i"  octobre. 


«  Madame, 


«  Votre  lettre  m'a  fait  relire  le  petit  article  qui  regarde  M""  jouvenet.  je  vois 
«  qu'il  y  est  regardé  comme  un  bon  peintre  quoy  qu'inférieur  en  quelques  parties 
«  a  le  brun,  il  est  vrai  qu'il  avait  quelquefois  un  coloris  un  peu  jaune;  et  ce  léger 
«  défaut  est  moindre  que  celuy  de  le  brun  et  du  poussin  qui  étaient  souvent 
«  beaucoup  trop  rembrunis,  les  sept  sacrements  du  poussin  sont  devenus  si  noirs, 
(1  qu'ils  ne  sont  plus  beaux  aujourd'hui  que  dans  les  estampes,  chaque  peintre, 
«  comme  chaque  écrivain  a  ses  défauts,  je  serais  très  mortifié  de  compter  parmy 
«  les  miens  celui  de  ne  pas  rendre  justice  aux  grands  talents,  j'ay  appelé 
«  m' jouvenet  bon  peintre  cest  un  éloge  que  je  confirmerai  toujours,  et  je  me 
«  ferai  un  devoir  à  la  première  occasion  d'ajouter  tout  ce  qui  pourra  servir  a  sa 
«  gloire  et  plaire  a  sa  fille  dont  j'ay  reconu  tout  le  mérite  dans  la  lettre  dont  elle 
«  m'honore. 

(  je  suis  avec  respect 
«  madame 

«  votre  très  humble  et  très 
«  obeiss'  serv'  Voltaire.  » 


Le  ministère  de  la  Guerre  a  été  avisé,  par  la  direction  des  Beaux-Arts,  que  les 
tableaux  destinés  aux  salles  d'honneur  de  nos  régiments,  et  qui,  pour  la  plupart, 
ont  figuré  au  Salon  de  cette  année,  allaient  être  envoyés  à  leurs  régiments 
respectifs. 

Voici  la  liste  de  ces  oeuvres.  —  M.  Renard  :  la  MorI  du  colonel  Froiievaux 


CHRONIQUE 


69 


(épisode  de  l'incendie  de  la  rue  de  Charonne),  destiné  au  salon  d'honneur  des 
sapeurs-pompiers  ;  M.  Sergent  :  le  Combat  d'Oued-Alleg,  3i  de'cembre  1839, 
destiné  au  it  chasseurs  d'Afrique;  M.  Boutigny  :  le  7»  de  ligne  à  Malakoff; 
M.  John  Lewis-Brown  :  Bataille  de  Hohenlinden,  destiné  au  11»  chasseurs; 
M.  Delahaye  :  Bataille  de  Marengo,  destiné  au  12»  hussards  ;  M.  Arus  :  Solferino 
(action  particulière  de  la  7"  batterie),  destiné  au  1 1"  d'artillerie  ;  M.  Aimé  Morot  : 
Reichshoffen,  destiné  au  11=  cuirassiers;  M.  Emile  Blanchon  :  So//erino,  destiné 
au  76"  de  ligne;  M.  Marius  Roy  :  Bataille  de  Magenta,  destiné  au  90"  de  ligne  ; 
M.  Léon  du  Paty  :  Bataille  de  Friedland,  destiné  au  i"'  d'artillerie;  M.  Ney- 
marck  :  Combat  de  Hojf,  destiné  au  10»  cuirassiers;  M.  Sinibaldi  :  Bataille  de 
Jemmapes,  destiné  au  104"  de  ligne.  Soit  en  tout  douze  toiles,  qui  ont  été  payées 
en  moyenne  de  4,000  à  5, 000  francs. 


Le  portrait  en  pied  de  Rachcl,  par  Millier,  vient  d'être  offert  à  la  Comédie- 
Française  par  M.  Walewski,  et  va  être  placé  dans  le  foyer  des  artistes.  Au  bas  du 
cadre,  Rachel  avait  fait  mettre  cette  dédicace  :  A  mes  bons  parents. 


Dans  une  étude  artistique,  publiée  —  il  y  a  quelques  mois  —  par  la  Revue 
bleue  (i),  notre  collaborateur,  M.  E.  Durand-Gréville  a  fait  un  récit  très  complet 
des  aventures  invraisemblables,  ou  plutôt  des  mésaventures  de  la  Ronde  de  nuit 
de  Rembrandt,  depuis  l'année  1642  où  elle  sortit  de  l'atelier  du  peintre  sous  le 
titre  dQ  Sortie  de  la  compagnie  du  capitaine  Frans  Banning  Cock,  jusqu'en  ces 
dernières  années,  lorsqu'elle  a  été  installée  dans  le  Rijks-Muséum  nouvellement 
aménagé  (i885).  M.  Durand-Gréville  a  raconté  le  séjour  du  célèbre  tableau  dans 
le  corps  de  garde  des  arquebusiers  d'Amsterdam,  plus  tard  transformé  en 
estaminet,  mais  où  la  toile  de  Rembrandt  ne  cessa  pas,  durant  plus  d'un  siècle, 
d'être  exposée  à  la  fumée  des  pipes  et  aux  émanations  d'une  cheminée  alimentée 
par  un  feu  de  tourbe,  et  par  suite  de  jaunir,  de  roussir  et  de  noircir  ;  en  sorte  que 
la  Sortie  de  la  compagnie,  qui  avait  été  peinte  «  claire  et  blonde,  ruisselante  de 
soleil  »,  était  devenue,  au  xvni«  siècle,  par  la  complicité  des  vernisseurs  à 
outrance,  la  Ronde  de  nuit. 

Ce  ne  fut  pas  tout.  Lorsque  l'œuvre  de  Rembrandt  dut  recevoir  une  nouvelle 
destination  et  devint  l'ornement  d'une  salle  du  Conseil  de  guerre,  il  fallut  réduire 


(i)  3»  Série,  VU»  année,  2"i«  semestre,  p.  78. 


70  L'ARTISTE 


la  toile  aux  dimensions  du  panneau  qu'elle  était  destinée  à  occuper  ;  le  résultat  de 
cette  adaptation  fut  l'ablation  de  deux  bandes  latérales  et  d'une  bande  horizon- 
tale, prise  dans  le  bord  supérieur.  «  A  partir  de  ce  moment,  la  Sortie  resta  livrée 
aux  mains  de  conservateurs  ignorants,  qui  la  couvraient  sans  doute  de  temps  en 
temps  d'une  nouvelle  couche  de  vernis.  Le  procédé  est  commode,  excellent  d'ail- 
leurs comme  palliatif  :  toutes  les  fois  que  les  craquelures  des  vernis  anciens 
rendent  un  tableau  à  peu  près  invisible,  la  nouvelle  couche  de  vernis  frais  pé- 
nètre dans  les  interstices,  donnant  ainsi  à  la  peinture  un  regain  de  transparence. 
II  est  vrai  que  le  remède  n'agit  pas  longtemps  :  au  bout  de  quelques  années,  le 
craquelage  reprend  de  plus  belle,  en  même  temps  que  le  vernis  continue  à  rous- 
sir, et  l'on  peut  prévoir  le  moment  où  la  peinture,  devenue  encore  une  fois 
invisible,  réclamera  un  vernissage  nouveau.  » 

Voilà  la  Sortie  des  arquebusiers  devenue  la  Ronde  de  nuit,  et  cela,  il  le  faut 
bien  reconnaître,  par  une  conséquence  logique  et  pleinement  conforme  aux  ap- 
parences. Pour  les  visiteurs,  la  nouvelle  appellation  avait  toute  vraisemblance  : 
la  chose  allait  de  pair  avec  le  nom. 

«  On  leur  montrait  une  peinture  très  sombre  où  les  personnages  du  premier 
plan,  surgissant  de  l'obscurité,  avaient  le  visage,  les  mains  et  les  collerettes  d'un 
ton  rutilant  comme  s'ils  eussent  été  éclairés  par  la  lueur  des  torches.  Ce  sont 
les  voyageurs  français,  paraît-il,  qui  ont  les  premiers  employé  cette  appellation 
de  Ronde  de  nuit  :  cela  veut  dire  qu'ils  furent  les  premiers  à  avoir  le  courage  de 
leur  impression.  Vers  la  fin  du  siècle  dernier,  Josuah  Reynolds,  un  des  plus 
habiles  peintres  et  surtout  un  des  plus  remarquables  esthéticiens  que  l'Angleterre 
ait  produits,  visita  la  Hollande;  il  admira  et  décrivit  la  Night-Watch  ;  les 
Allemands  à  leur  tour  admirèrent  et  àécrWirtnila.  Nacht-Wach ;  enfin,  les  Hol- 
landais eux-mêmes  suivirent  le  mouvement.  »  Plus  tard,  néanmoins,  cette  opinion 
rencontra  quelques  rares  dissidents,  Thoré,  notamment,  qui,  le  premier,  fit 
remarquer  que  la  lumière  du  tableau  ne  pouvait  être  nocturne,  que  tous  les 
personnages  étaient  éclairés  dans  le  même  sens,  ce  qui  y  impliquait  nécessaire- 
ment l'existence  de  la  lumière  solaire,  et  qu'au  surplus  on  n'y  apercevait  point 
trace  de  torches. 

Mais  à  l'appui  de  sa  thèse  M.  Durand-Gréville  apporte  d'autres  témoi- 
gnages qui  viennent  corroborer  singulièrement  les  preuves  que  nous  venons 
d'énoncer. 

«  Vers  i85o,  la  Ronde  de  nuit  se  trouvait  dans  un  triste  état.  M.  Hopman,  res- 
taurateur du  musée  royal,  fut  chargé  par  le  directeur,  M.  Pieneman,  de  rentoiler 
le  tableau,  ce  qu'il  fit  aux  applaudissements  du  monde  artistique.  M.  Pieneman, 
esprit  curieux,  à  ce  qu'il  semble,  lui  ordonna,  en  outre,  de  dévernir  un  coin  de 
la  robe  de  la  petite  fille.  Cette  robe  est  aujourd'hui  d'un  jaune  d'or;  M.  Hopman 
ôta  une  partie  de  l'épaisse  couche   de  vernis  roux  qui  recouvrait  la   robe;  il 


CHRONIQUE  71 


n'arriva  toutefois  pas  jusqu'à  la  peinture;  mais  le  travail  qu'il  avait  fait  montra 
que  la  robe  devenait  moins  jaune  et  plus  claire  (i).  Elle  serait  évidemment 
devenue  encore  moins  jaune  et  encore  plus  claire,  si  on  avait  poussé  le  déver- 
nissage plus  avant. 

«  Cette  constatation  taite,  le  restaurateur  et  le  directeur  du  musée  royal  se 
dirent  que  les  choses  ne  pouvaient  rester  en  l'état.  Ce  coin  de  robe  nettoyé  faisait 
avec  le  reste  du  tableau  une  dissonance;  on  pouvait  la  faire  disparaître  de  deux 
façons;  en  nettoyant  toute  la  toile,  ou  en  mettant  une  couche  de  vernis  roussâtre 
sur  la  petite  partie  découverte.  Ils  s'arrêtèrent  au  second  moyen,  plus  expéditif 
et  moins  radical:  ils  bouchèrent  ce  petit  soupirail  qui,  s'ils  avaient  eu  le  courage 
de  l'élargir  aux  dimensions  de  la  toile,  aurait  permis  au  chef-d'œuvre  de  répandre 
de  nouveau  sa  lumière  si  longtemps  étouffée  ;  et  le  tableau  continua  plus  que 
jamais  d'être  une  Ronde  de  jour  nocturne.  » 

Cet  argument  est-il  assez  probant!  En  voulez-vous  d'autres?  Ils  vous  seront 
fournis  par  deux  copies  anciennes  du  tableau  de  Rembrandt,  que  la  sagacité  de 
M.  Durand-Gréville  a  victorieusement  mises  en  lumière,  et  d'une  date  bien  an- 
térieure aux  misères  que  la  célèbre  toile  devait  subir  par  la  suite.  «  La  première 
de  ces  copies  est  précisément  le  tableau  de  la  vente  Boendermaker  de  1768, 
tableau  qu'on  avait  présenté  comme  une  œuvre  originale  pour  le  vendre  plus 
cher  et  dont  on  avait  perdu  la  trace  après  la  vente,  mais  qui  n'avait  fait  que 
changer  de  pays  et  de  nom.  Il  avait  été  acheté  par  un  certain  Fouquet,  mar- 
chand de  tableaux  à  Amsterdam,  qui  l'avait  cédé  à  M.  Randon  du  Boisset  ;  et, 
lorsqu'après  la  mort  de  M.  Randon  il  fut  vendu  avec  cette  collection  célèbre  — 
dont  le  catalogue  existe,  daté  de  1777,  —  on  le  donna  simplement  comme  une 
copie  faite  par  Gérard  Dow.  Au  moment  où  Thoré  et  Vosmaer  regrettaient  la 
disparition  du  tableau  Boendermaker,  ce  tableau  faisait  déjà  partie  des  collec- 
tions de  la  National  gallery  de  Londres.  C'est  là  que  nous  l'avons  vu  en 
mai  1882.  Dès  le  premier  coup  d'œil,  notre  conviction  fut  faite  :  nous  avions 
devant  les  yeux  l'image  fidèle  de  l'œuvre  primitive,  vaste  et  ensoleillée,  qui 
devait  subir  tant  d'épreuves.  » 

L'autre  copie  est  une  aquarelle  qui  se  trouve  dans  un  album  de  famille  du 
capitaine  Cock,  transmis  par  héritage  à  M.  de  Graeff  van  Polsbrœck,  ministre 
résident  de  S.  M.  le  roi  des  Pays-Bas.  «  L'aquarelle  en  question  mesure  envi- 
ron C'jiS  sur  o%ig.  C'est  tout  ce  que  permettait  la  largeur  de  l'album.  Sur  le 
Verseau  de  la  page  précédente  se  trouve  l'inscription  suivante  en  hollandais  : 

«  Esquisse  du  tableau  de  la  salle  du  Doelen  des  arquebusiers,  représentant  le 
«  jeune  seigneur  de  Pumerland  et  Ilpendam,  capitaine,  donnant  à  son  lieute- 

(i)  Ces  détails,  communiqués  par  M.  Bredius,  nous  ont  été  confirmés  par  le  flls  de 
M.  Hopman.  {Note  de  l'auteur.) 


i   • 


73  L'ARTISTE 


«  nant,  le  sieur  Van  Haerdingen,  l'ordre  de  faire  marcher  sa  compagnie  de  gar- 
«  des  civiques.  » 

«  Cette  aquarelle  est  d'une  clarté  stupéfiante.  Il  n'y  a  pas  dans  la  composition 
une  seule  ombre  noire;  tout  est  clair  et  blond;  la  lumière,  qui  ne  peut  arriver 
dans  certains  recoins,  les  fouille  hardiment  par  ses  reflets;  les  ombres  portées 
des  personnages  tombent  franchement  sur  le  sol;  la  robe  de  la  petite  fille  est 
d'un  jaune  très  clair,  presque  blanc;  le  lieutenant  a  une  plume  blanche  à  son 
feutre  ;  son  bas-de-chausses  et  son  écharpe  sont  d'un  blanc  pur,  tandis  que  son 
justaucorps  est  d'un  jaune  très  clair,  presque  blanc;  les  bandes  du  drapeau, 
qui  sont  vert  bleuâtre  ou  même  vert  olive  à  Amsterdam  et  bleu  vert  à  Londres, 
sont  ici  d'un  bleu  presque  pur.  Comparée  à  ce  lumineux  croquis,  la  copie  de 
Londres  elle-même  deviendrait  sombre  et  sans  soleil  !  » 

Grâce  à  l'obligeance  de  M.  Durand-Gréville,  nous  avons  eu  la  bonne  fortune 
d'examiner  la  précieuse  aquarelle  de  M.  de  GraefT,  et  nous  avouons  qu'en  pré- 
sence de  ce  document  d'un  intérêt  extrême,  il  n'est  plus  resté  dans  notre  esprit 
le  moindre  doute  sur  la  véritable  signification  du  tableau  de  Rembrandt.  Bien 
évidemment  le  grand  artiste,  ici  comme  dans  bien  d'autres  œuvres,  a  peint  une 
scène  en  plein  jour,  où  le  soleil  se  répand  à  flots,  et  que  nous  ne  pouvons  plus 
juger  aujourd'hui  qu'à  travers  l'obscure  interposition  de  plusieurs  vernissages 
successifs. 

Nous  avons  voulu  analyser,  dans  ses  parties  essentielles,  pour  les  lecteurs 
de  L'Artiste  la  remarquable  étude  de  M.  Durand-Gréville,  à  cause  du  puissant 
intérêt  que  présente  la  question,  et  aussi  sur  la  compétence  toute  spéciale  et 
toute  exceptionnelle  que  possède  son  auteur  pour  tout  ce  qui  a  rapport  à  Rem- 
brandt. Ajoutons,  en  terminant,  que  notre  Revue  en  aura  prochainement  le 
profit,  car  notre  estimé  collaborateur  va  publier  ici  une  série  de  Monographies 
artistiques  où  il  étudiera  les  principales  oeuvres  de  Rembrandt  :  la  première  de 
ces  monographies,  dont  nous  pouvons  dès  à  présent  affirmer  le  haut  intérêt 
esthétique,  sera  consacrée  à  la  Leçon  d'anatoihie. 


LA    MUSIQUE    A    MONTE-CARLO 


'est  avec  une  très  re'elle  et  très  vi- 
sible satisfaction  que  les  nom- 
breux dilettanti  qui  viennent,  tous 
les  hivers,  demander  au  climat  de 
Monte-Carlo  la  douceur  tempére'e 
de  son  éternel  printemps,  retrou- 
vent à  la  tête  du  vaillant  orchestre 
du  Casino ,  l'habile  maestro , 
M.  Steck.  Nul  n'excelle  comme 
lui  pour  composer  les  programmes 
des  concerts,  de  façon  à  conquérir 
l'unanime  suffrage  de  son  nom- 
'  "    "'  breux  auditoire  mondain  et  cos- 

mopolite. Jamais,  en  effet,  l'affluence  des  étrangers  ne  fut  plus  grande  que  pen- 
dant cette  saison;  très  brillante  dès  le  début,  elle  voit  chaque  jour  de  nouveaux 
arrivants  qu'attire  notre  merveilleux  coin  de  Méditerranée,  aimé  du  soleil,  tout 
parfumé  par  les  bois  d'orangers  et  de  citronniers,  tout  inondé  par  le  lumineux 
azur  du  ciel,  de  la  mer  et  des  montagnes  protectrices,  dont  les  cimes  bleuis- 
santes le  préservent  des  âpres  bises  alpestres.  Il  faut  bien  le  dire  en  toute  sincé- 


74  L'ARTISTE 


rite  et  à  rencontre  des  personnes  qu'on  avait  leurrées  avec  de  fallacieux  racon- 
tars, et  qui,  d'ailleurs,  en  adoptant  définitivement  notre  station  hivernale,  n'ont 
pas  tardé  à  reconnaître  leur  erreur,  aucun  pays  au  monde  ne  peut  rivaliser 
avec  le  pays  monégasque  pour  satisfaire  ceux  que  les  soins  de  leur  santé  ou  la 
préoccupation  de  leur  bien-être  font  rechercher  un  climat  où  les  rigueurs  de 
l'hiver  sont  absolument  inconnues.  Ici,  vous  le  savez,  la  nature  a  des  séductions 
sans  rivales  ;  nulle  part  elle  n'est  plus  clémente,  sous  aucune  latitude  elle  n'est 
autant  qu'ici  prodigue  de  ses  enchantements.  L'art  y  aidant,  comment  s'étonner 
que  ce  merveilleux  séjour  soit  demeuré  le  rendez-vous  de  prédilection  de 
toutes  les  élégances  mondaines,  le  pays  d'élection  des  heureux  de  la  vie  ? 

Au  premier  rang  des  étrangers  de  marque  de  la  présence  desquels  s'honore  et 
s'enorgueillit  notre  belle  contrée,  nous  citerons  S.  M.  l'empereur  du  Brésil  qui, 
venu  en  Europe  pour  y  passer  l'hiver,  a  tout  naturellement  choisi  notre  ciel 
hospitalier.  L'empereur  don  Pedro  est,  on  ne  l'ignore  pas,  un  savant  et  un  lettré: 
l'assiduité  et  l'attention  qu'il  a  mises  à  suivre  régulièrement  les  auditions  des 
concerts  du  Casino,  suffiraient  à  montrer  qu'il  est  aussi  un  artiste,  si  nous  ne 
savions  déjà  de  longue  date  qu'il  est,  par  nature,  très  épris  de  tout  ce  qui  touche 
à  l'art.  Or,  à  ce  point  de  vue,  les  célèbres  concerts  classiques  du  Casino  et  les 
représentations  théâtrales  qui,  cette  année,  sont  consacrées  à  l'opéra-comique 
français,  sont  de  nature  à  satisfaire  pleinement  le  goût  des  connaisseurs  les  plus 
délicats,  toujours  fort  nombreux  parmi  les  assidus  du  théâtre   de  Monte-Carlo. 

L'orchestre,  avons-nous  dit,  fait  merveille,  sous  la  conduite  de  M.  Steck, 
dans  l'exécution  des  œuvres  variées  qui  forment  son  répertoire.  Quant  aux 
chanteurs  que  l'administration  a  réunis  pour  interpréter  les  chefs-d'œuvre  de 
l'opéra-comique,  il  suffit  de  citer  les  noms  d'artistes  tels  que  M'»""'  Isaac,  Salla, 
Hamann,  Bilbaut-Vauchelet,  Siegfried  Arnoldson,  Castagne,  et  MM.  Talazac, 
Degenne,  Soulacroix,  Nicot,  etc.,  pour  montrer  qu'avec  une  pareille  troupe 
la  saison  de  1887-1888  doit  être  particulièrement  intéressante. 

Ce  n'est  guère  qu'aux  concerts  Colonne  et  Lamoureux  et  à  ceux  du  Conser- 
vatoire que  l'on  puisse  trouver,  pour  le  répertoire  classique,  une  exécution 
comparable  à  celle  du  Casino  :  la  Symphonie  pastorale,  l'ouverture  de  Coriolan, 
celle  du  Roi  Etienne,  YAria  par  tous  les  premiers  violons  et  la  Symphonie  en  ut 
mineur,  de  Beethoven,  l'œuvre  la  'ç\ussvib\\mt  du  ma.\\x<i;\a.  Symphonie  italienne 
et  l'ouverture  de  la  Grotte  de  Fingal,  de  Mendelsshon  ;  le  Rouet  d'Omphale  t(  la 
Danse  macabre  de  Saint-Saéns,  où  M.  Corsanego,  violon  solo,  s'est  fait 
justement  applaudir,  ainsi  que  le  violoncelliste  solo,  M.  Abbiata;  les  airs  de 
danse  du  Roi  s'amuse,  de  Léo  Delibes,  le  Carnaval  romain  de  Berlioz  y  ont  été 
chaleureusement  applaudis.  Même  succès  pour  la  Symphonie  de  la  Reine  et  la 
Symphonie  en  ré,  de  Haydn;  les  Pécheurs  de  Procida  de  Raff;  l'ouverture  du 
Roi  d'Ys  et  la  Rhapsodie,  de  Lalo;  l'ouverture  de  Sigurd,  si  largement  écrite. 


LA  MUSIQUE   A   MONTE-CARLO  yS 

digne  prélude  de  la  belle  œuvre  de  Reyer;  la  Symphonie  en  mi  bémol  de 
Félicien  David,  d'un  tour  mélodique  si  coloré  ;  le  Manfred  de  Schumann,  où  le 
solo  de  cor  par  M.  Lavagne  a  été  fort  applaudi;  la  Tarentelle  de  Saint-Saëns, 
cette  page  exquise,  pour  flûte  et  clarinette,  où  MM.  Chavanis  et  Frouren  se  sont 
taillé  un  succès  personnel;  la  marche  du  Tannhauser  de  Wagner,  magistra- 
lement exécutée. 

Le  choix  des  œuvres  qui  composent  les  programmes  des  séances  classiques, 
est,  on  le  voit,  des  mieux  entendus  ;  qu'il  me  suffise  de  vous  dire  que  l'exécu- 
tion des  morceaux  est  aussi  remarquable  que  le  choix  des  morceaux  eux-mêmes. 

Je  vous  citerai  encore  :  la  Forêt  de  Raff,  une  symphonie  que  Pasdeloup  révéla 
aux  Parisiens  au  temps  de  ses  après-midi  classiques  du  Cirque  d'hiver;  de 
Goldmarck,  l'ouverture  de  Sakountala  ;  de  Schubert,  Vandante  et  les  variations 
du  quatrième  quatuor;  l'ouverture  de  Gi/^r<t;i>' par  Carlos  Gomez,  compositeur 
brésilien  très  apprécié  par  l'empereur  du  Brésil,  et  \e  Désert  àa  Félicien  David, 
deux  œuvres  qui  ont  été  exécutées  à  la  prière  du  souverain  américain  qui  assiste 
à  chaque  séance  classique  et  paraît  y  prendre  le  plus  vif  intérêt  ;  pareillement 
l'ouverture  de  la  Perle  du  Brésil  (F.  David)  qui  a  été  jouée  à  la  demande  expresse 
de  don  Pedro;  \sl  Symphonie  en  sol  mineur  à.e  Mozart;  de  Paganini,  le  Mouve- 
ment perpétuel,  un  des  morceaux  les  mieux  faits  pour  exercer  la  virtuosité  des 
violonistes,  et  dont  la  diflficulté  d'exécution  s'accroît  singulièrement  lorsqu'il  est 
joué  en  même  temps  par  tous  les  violons  d'un  orchestre.  Ernest  Guiraud,  le 
maître  impeccable,  a  été  représenté  au  programme  par  sa  Chasse  fantastique, 
morceau  d'une  superbe  allure  et  d'une  science  admirable  ;  Massenet,  par  les 
Erynnies,  ces  pages  vibrantes,  écho  du  beau  drame  de  Leconte  de  Lisle;  Bizet, 
par'  l'andante  et  le  scherzo  de  Roma,  très  goûtés  comme  le  sont  d'ailleurs  aujour- 
d'hui toutes  les  productions  du  grand  et  regretté  artiste;  Meyerbeer,  par  des 
fragments  de  Struensée,  cette  œuvre  magistrale  trop  délaissée  en  général,  et  qu'il 
faut  savoir  gré  à  M.  Steck  de  nous  avoir  donnée. 

La  partie  vocale  n'a  pas  moins  de  succès  dans  les  concerts  du  Casino.  L'Invo- 
calion  à  Vesta,  de  Gounod,  a  été  chantée  à  merveille  par  M™"  Conneau  et  très 
applaudie.  Dans  l'air  delà  Traviata,  M"'"  Hadinger  s'est  montrée  bonne  chan- 
teuse   et  vraie  tragédienne. 

Comme  bien  on  pense,  les  représentations  théâtrales  ne  sont  pas  moins  goûtées 
par  la  colonie  française  et  étrangère  de  Monte-Carlo  ;  c'est  par  les  Mousquetaires 
de  la  Reine  qu'elles  ont  été  inaugurées  et  très  brillamment.  Cette  œuvre  char- 
mante d'Halévy,  que  l'Opéra-Comique  a  jusqu'à  présent  trop  longtemps  négligée, 
a  été  chantée  d'une  façon  parfaite  par  M™»  Bilbaut-Vauchelet,  dont  la  voix  est 
plus  merveilleuse  que  jamais;  citer  les  artistes  qui  l'ont  secondée,  M™"=  Castagne, 
MM.  Degenne,  Nicotet  Degrave,  que  tout  Paris  a  applaudis  vingt  fois,  c'est  dire 
avec  quel  admirable  ensemble  cette  ravissante  partition  a  été  interprétée.  Aussi 


76  L'ARTISTE 


le  public  de  dilettanti,  qui  se  pressait  en  foule  à  la  représentation,  a-t-il  fait  fête 
aux  chanteurs. 

L'interprétation  du  Pré-aux-Clercs  n'a  pas  été  moins  brillante.  Pour  M^e  Bil- 
baut-Vauchelet  c'a  été  un  véritable  triomphe;  son  talent  habituel  l'a  admirable- 
ment servie  dans  l'œuvre  d'Hérold  aussi  bien  que  dans  celle  d'Halévy  où  nous 
l'avions  applaudie  quelques  jours  auparavant.  Ici,  elle  nous  a  rappelé  l'inou- 
bliable virtuosité  que  mettait  dans  ce  rôle,  à  l'Opéra-Comique,  son  illustre 
devancière.  M™»  Miolan-Carvalho.  Les  couplets  du  premier  acte,  Rendej-moi  ma 
patrie,  et  l'air  classique  du  deuxième,  Jours  de  mon  enfance,  ont  été  chantés  par 
M""=  Bilbaut-Vauchelct,  avec  une  grande  sûreté  de  style  qui  n'excluait  pas  une 
légère  pointe  d'émotion,  fort  appropriée  au  rôle.  Les  honneurs  de  la  soirée  ont 
été  pour  elle. 

Le  duo.  Les  rendez-vous  de  noble  compagnie,  a  été  enlevé  avec  maestria, 
par  M"°  Castagne  et  M.  Degrave  ;  M""  Hamann,  MM.  Nicot  et  de  Béer  ont  été 
fort  applaudis.  Le  succès  de  M"«  Hamann,  succès  de  femme  et  succès  de  chan- 
teuse, a  été  grand  dans  le  rôle  de  Marguerite  de  Navarre.  Quant  au  ténor 
Degenne,  il  a  retrouvé  dans  le  Pré-aux-Clercs  les  chauds  applaudissements  que 
le  public  d'élite,  qui  suit  assidûment  les  représentations  du  Casino,  ne  lui  avait 
pas  ménagés  dans  les  Mousquetaires  de  la  Reine. 

La  série  des  réprésentations  d'opéra-comique  s'est  continuée  par  une  inter- 
prétation de  l'œuvre  si  délicate  d'Halévy,  l'Éclair,  devant  une  salle  très  élé- 
gante comme  toujours,  et  qui  a  fait  un  excellent  accueil  à  cette  charmante 
partition  et  aux  artistes,  qui  l'ont  supérieurement  jouée  et  chantée,  M"""*  Bil- 
baut-Vauchelet  et  Hamann,  MM.  Degenne  et  Nicot.  Dans  l'air.  Partons,  la  mer 
est  belle,  et  dans  celui,  Sans  l'espérance  en  l'avenir,  le  ténor  Degenne  s'est 
servi  avec  art  de  sa  voix  si  bien  timbrée  ;  il  a  partagé  avec  M"»  Bilbaut- 
Vauchelet  les  acclamations  qui  ont  suivi  le  grand  duo  du  deuxième  acte. 

Telles  ont  été  les  premières  représentations  théâtrales  qui  nous  ont  été 
données  et  qui  ont  été  autant  de  succès.  La  vogue  n'en  fait  qu'augmenter  avec 
chaque  nouvelle  œuvre,  et  celles  qui  suivront  ne  manqueront  sûrement  pas 
d'intéresser  notre  •  colonie  mondaine,  autant  que  celles  dont  je  viens  de  vous 
parler.  L'intelligent  organisateur,  M.  Moreau-Sainti,  nous  promet  encore  de 
faire  réprésenter  Lackmé,  Mignon,  Zampa,  le  Barbier  et  le  Songe  d'une  nuit 
d'été  :  voilà  une  succession  de  belles  soirées  dont  les  habitués  du  Casino 
garderont  le  souvenir. 

Avant  de  terminer,  je  veux  mentionner  une  des  séances  les  plus  intéressantes 
qui  aient  été  préparées  par  M.  Steck.  Il  ne  s'agit  de  rien  moins  que 
d'une  œuvre  musicale  inédite,  dont  la  primeur  a  été  réservée  aux  concerts  clas- 
siques du  Casino,  due  à  la  collaboration  de  MM.  O'Kelly  et  Villeneuve  :  c'est  un 
oratorio  en    trois   parties,   auquel   M""  Castagne,   MM.  Degenne,  Degrave  et 


LA    MUSIQUE   A   MONTE-CARLO 


77 


Fronty  ont  apporté  le  précieux  concours  de  leur  talent,  et  qui  a  pour  titre  : 
Paraguassu.  Le  Chant  du  soir,  la  Légende  du  colibri  et  l'Hymne  final,  vraiment 
large  et  puissant,  ont  été  vigoureusement  applaudis.  Paraguassu  est  en  réalité 
une  œuvre  forte  et  bien  conçue,  que  Paris  ne  sera  pas  longtemps  sans  entendre, 
et  dont  l'exécution  irréprochable  marquera  dans  les  fastes  musicaux  des  concerts 
monégasques. 

Il  convient  de  féliciter  le  nouvel  administrateur,  homme  de  goût  et  d'exquise 
courtoisie,  auquel  rien  de  ce  qui  touche  aux  choses  de  l'art  n'est  étranger,  dont 
la  haute  direction  a  si  heureusement  été  inaugurée  que  jamais  le  pays  du  soleil 
n'offrit  aux  étrangers  un  séjour  plus  attrayant.  —  S.  T. 


LES    LIVRES 


Soixante  ans  de  souvenirs,  par  Ernest  Legouvé  (tome  II);  Paris,  Hetzel. 


ous  avons  précédemment  parlé  du  pre- 
mier tome  du  livre  de  M.  Ernest  Le  • 
gouvé.  Voici  le  second  et  dernier  volume 
qui  vient  de  paraître.  On  le  lira  avec 
curiosité  et  avec  plaisir  à  cause  des  noms 
des  personnages  mis  en  avant  au  cours 
du  récit  et  à  cause  aussi  du  talent  de 
l'auteur.  Mais  nous  croyons  que  ces  sou- 
venirs auraient  beaucoup  gagné  à  être 
autrement  rédigés ,  c'est-à-dire,  à  être 
présentés  comme  tous  les  mémoires, 
dans  un  récit  suivi  et,  si  nous  osons  dire, 
fondu.  M.  Legouvé  procède  par  chapitres  auxquels  il  donne  pour  titre  un  nom 
d'homme  et  un  épisode  de  sa  vie,  les  noms  sont  assurément  alléchants  :  Schœl- 
cher,  Nourrit,  Scribe,  Rachel,  Lamartine,  Musset,  etc.,  etc.,  ma  première  pièce, 
mon  histoire  vraie,  mes  débuts  au  collège  de  France,  ma  candidature  acadé- 
mique, etc.  Mais  les  années  sont  confondues,  on  revient  d'un  coup  sur  les  dates: 


LES    LIVRES 


79 


I 


ce  n'est  plus  un  ensemble  mais  une  suite  de  morceaux  détachés.  Tel  qu'il  est, 
c'est  un  document  du  plus  haut  intérêt  pour  notre  histoire  intime,  un  recueil 
d'anecdotes  agréables,  de  portraits  bien  faits,  une  lecture  entre  toutes  amusante. 
«  A  l'époque  de  la  vie  où  je  suis  arrivé,  dit  M.  Legouvé  en  terminant,  on  a 
beau  se  sentir  encore  capable  de  travail,  on  sait  bien  qu'une  minute  suffit  pour 
vous  faire  tomber  la  plume  de  la  main.  Quand  ce  moment  viendra,  j'espère 
avoir  encore  le  cœur  assez  reconnaissant  pour  remercier  la  Providence  du 
passé,  pouf  jouir  mieux  du  présent,  et  puis  me  conformer  à  ce  distique,  fait  par 
moi,  à  mon  usage  : 

€  Veux-tu  savoir  vieillir  ?  compte  dans  ta  vieillesse 
Non  ce  qu'elle  te  prend,  mais  ce  qu'elle  te  laisse.  » 

E.   DE   B. 


La  Maison  de  Vie,  cent  un  sonnets  de  Gabriel  Rosetti,  traduits  par  Clémence 

Couve  ;  Paris,  Lemerre. 


La  vieille  tradition  provençale,  si  séductrice  en  ses  figures  de  dames  lettrées, 
n'est  pas  toute  éteinte,  et  parmi  les  petites-filles  des  présidentes  de  Cours 
d'Amour,  plus  d'une  garde  les  nobles  traditions  lyriques.  Choisissant  la  jiartie 
la  plus  intraduisible  du  poète  anglais  le  plus  obscur,  même  pour  ses  compa- 
triotes, la  Maison  de  vie  de  Gabriel  Rosetti,  M™"  Clémence  Couve  en  a  donné 
une  double  version  qui  montre  à  la  fois  la  plus  profonde  connaissance  de  la 
langue  de  Shakespeare  et  un  art  remarquable  et  presque  masculin  de  l'expres- 
sion française.  Tandis  que  la  première  traduction  épouse  le  texte  et  le  sertit 
avec  l'exacte  rigueur  du  mot  à  mot,  la  seconde  paraphrase  vaut  comme  poème 
en  prose,  à  intercaler  impunément  parmi  ceux  de  Baudelaire  ou  de  Banville. 
C'est  plus  qu'une  translation,  c'est  une  collaboration  posthume  avec  Rosetti, 
qui  montre  que  comprendre  et  rendre  c'est  égal.  En  plus  d'un  endroit,  le 
poète  peintre,  s'il  revenait,  en  se  lisant  dans  la  paraphrase  de  la  traductrice, 
s'écrierait,  comme  Gœthe  devant  le  Faust  de  Gérard  de  Nerval  :  «  Je  me  com- 
prends mieux.  » 

M.  Josephin  Peladan,  dans  son  introduction  d'une  érudition  un  peu  accumu- 
lée, au  lieu  de  nous  énumérer  les  mérites  du  livre,  nous  initie  à  toute  la  poésie 
amoureuse,  en  Orient  et  en  Occident,  depuis  Platon  jusqu'à  Shakespeare  et 
depuis  Schlomo  jusqu'à  l'Indou  Wali,  en  passant  par  les  mystiques  et  les  fidèles 
d'amour  florentins. 

Le  suffrage  des  raffinés  a  accueilli  avec  admiration  cet  effort  de  reproduction 
française  d'un  texte  si  peu  abordable.  C'est  un  beau  début  de   s'être  révélée 


8o  L'ARTISTE 


femme  de  lettres  dans  un  rôle  effacé  de  traductrice,  comme  M""  Mars  se  mani- 
festa merveilleuse  Célimène,  d'abord  sous  les  traits  d'une  soubrette  épiso- 
dique.  —  M. 


Yvon  d'Or,  par  Martin- Laya;  Paris,  Dentu. 

En  ce  temps  où  tous  les  jeunes  semblent  nés  caducs  et  chenus,  je  pense  que  ce 
livre  est  bon  :  livre  de  première  échappée,  turbulent,  touffu,  mais  vivant.  Yvon 
d'Or  arrive  à  Paris,  le  cœur  avide,  la  tête  bouillante;  il  est  un  boute-en-train, 
parmi  les  étudiants  qui  font  la  fête  :  il  a  des  amis,  des  amies,  il  vit,  et  naturelle- 
ment ses  amies  s'en  vont  ou  le  lassent,  ses  amis  le  trouvent  exubérant  et  le  blâ- 
ment ou  le  provoquent;  il  se  froisse  à  tous  les  passages,  il  revient  au  foyer 
provincial  sans  y  trouver  l'impossible  sympathie  qu'il  cherche  :  et  lentement 
nous  le  voyons  se  façonner  à  ce  qui  semble  la  loi  de  la  vie,  se  plier  aux  froideurs 
et  aux  réticences.  Une  telle  étude,  menée  avec  un  constant  intérêt  à  travers  un 
volume,  marque  un  talent.  Le  vin,  parfois  trop  capiteux  ou  pour  mieux  dire 
trop  mousseux,  devra  cuver,  se  dépouiller  :  l'étudiant  saura  devenir  un  homme, 
toujours  animé  de  l'ardeur  première,  mais  moins  prompt  à  la  dépenser,  et  savant 
à  la  tempérer  par  le  scepticisme  nécessaire  à  qui  veut  dominer  un  jour. 


Le  Directeur-Gérant  :  Jean  Albour. 


LE    MANS   —    IMPRIMERIE   EDMOND   MONNOYER 


L'EXPOSITION     DES    TRENTE-TROIS 


E  plus  en  plus  la  mode  est  aux  expositions 
restreintes,  aux  petits  Salons  partiels,  où 
les  artistes  peuvent  se  grouper  sans  con- 
fusion, en  même  temps  que  pre'senter  un 
plus  grand  nombre  d'oeuvres  et  dire  libre- 
ment ce  qu'ils  ont  à  dire,  sans  crainte  d'une 
censure,  du  reste  assez  bénévole.  Le  public 
y  prend  goût  d'ailleurs  :  car  il  y  gagne  de 
trouver  avec  moins  de  peine  ce  qu'il  cher- 
che, de  le  voir  à  son  aise,  et  de  n'avoir 
pas  à  procéder  à  ce  travail  d'échenillage 
long  et  fatigant,  auquel  la  grande  exhi- 
bition du  Palais  de  l'Industrie  nous  condamne  tous  les  ans  au  temps  des  lilas. 
Si  la  coutume  du  Salon  n'était  tellement  entrée  dans  nos  mœurs,  s'il  ne  fallait 
à  la  foule  sa  pâture  annuelle  d'œuvres  d'art  qu'elle  avale  en  une  fois  pour 
n'y  plus  revenir,  si  ce  n'était  en  outre  une  occasion  de  distribuer  des  récom- 

1888    —    l'artiste   T.    I  (J 


82  L'ARTISTE 


penses  à  ses  amis,  on  pourrait  presque  prévoir  le  jour  où  le  Salon  nous  serait 
servi  par  morceaux,  en  détail,  durant  le  cours  de  l'année.  Je  ne  sais  pas  trop 
qui  s'en  plaindrait,  au  moins  parmi  les  amateurs  sérieux.  Ce  serait  une  habitude 
à  prendre,  voilà  tout. 

Cette  fois,  ce  sont  presque  exclusivement  des  jeunes,  français  ou  étrangers, 
qui  ont  envahi  la  galerie  Georges  Petit.  Est-ce  l'exposition  internationale  qui 
nous  revient  sous  un  autre  nom,  sans  son  étiquette  ordinaire?  Je  l'ignore.  En 
tout  cas,  dans  ce  concours  ce  sont  encore  les  Français  qui  ont  l'avantage;  nous 
pouvons  le  reconnaître  sans  qu'on  nous  accuse  de  fatuité.  Mais  le  véritable  intérêt 
n'est  pas  là  :  il  est  dans  la  jeunesse,  la  modernité  de  tendances  de  tous  les  expo- 
sants. Pour  entrer  il  fallait  n'avoir  pas  dérides,  parfois  même  à  peine  un  peu  de 
barbe  au  menton,  ou  au  moins  être  un  irréconciliable  des  Salons  annuels,  comme 
Odilon  Redon.  Certains  critiques  chagrins,  qui  jugent  tout  le  monde  suivant  le 
même  idéal  de  correction  banale  et  froide,  pourraient  s'en  plaindre,  ne  voir  que 
les  insuffisances  qui  sont  nombreuses  chez  quelques-uns  (il  faut  bien  l'avouer), 
sans  tenir  compte  du  talent  qui  est  réel  chez  beaucoup.  Pour  moi,  je  trouve  l'idée 
heureuse  et  digne  en  tout  point  d'encouragement.  Il  en  est  sans  doute,  parmi  les 
plus  inexpérimentés,  qui  auraient  encore  besoin  d'aller  quelque  temps  à  l'école, 
d'apprendre  à  dessiner  surtout.  D'autres  arborent  un  peu  trop  ouvertement  les 
théories  à  la  mode  de  demain,  et  ont  le  tort  de  copier  Besnard  ou  Monet,  au 
lieu  de  penser  par  eux-mêmes.  Mais  à  qui  ne  passerait-on  pas  quelque  chose,  si 
ce  n'est  à  la  jeunesse  ?  c'est  encore  le  défaut  dont  on  se  corrige  le  plus  vite  avec 
l'âge.  Un  brin  de  témérité  ne  m'effraie  donc  pas;  j'aurais  plutôt  peur  des  faux 
jeunes  qui  sont  déjà  trop  sages.  L'ensemble  d'ailleurs  est  d'une  belle  tenue,  d'as- 
pect clair  et  gai,  également  éloigné  du  poncif  académique  et  des  extravagances 
trop  marquées,  extrêmement  rassurant  en  somme  pour  l'avenir  de  l'art  moderne. 
Il  y  a  de  tout  rue  de  Sèze,  peinture  à  l'huile,  pastels,  aquarelles,  dessins,  sculp- 
ture même,  ce  qui  ajoute  à  l'exposition  un  grand  charme  de  variété  et  donne  un 
très  plaisant  coup  d'œil.  Quelques  femmes  ont  été  galamment  admises,  et  ce  ne 
sont  pas  elles  qui  ont  le  talent  le  moins  viril. 

Ceux  qui  aiment  à  tàter  le  pouls  de  temps  en  temps  à  l'art  contemporain,  à  se 
demander  où  il  va,  peuvent  faire  là  des  expériences  sur  le  vif.  Une  chose  me  frappe 
ici  comme  aux  derniers  Salons,  c'est  combien  l'étude  des  phénomènes  lumineux 
devient  de  plus  en  plus  la  préoccupation  dominante  et  presque  exclusive  des 
peintres.  Bastien-Lepage  nous  y  avait  bien  acheminés  par  la  doctrine  du  plein 
air  définitivement  accréditée  de  nos  jours  dans  les  ateliers  ;  mais  il  n'avait  pas 
été  en  général  jusqu'au  bout  de  ses  idées.  Il  s'était  contenté  de  chasser  les  ombres 
noires,  de  nettoyer  et  d'éclaircir  la  palette,  d'ailleurs  trop  scrupuleux  observateur 
du  détail  pour  rien  sacrifier  aux  douceurs  de  l'enveloppe,  de  la  perspective 
aérienne.  Aujourd'hui  on  est  arrivé  à  peindre  l'air  même,  à  le  faire  presque  sentir 


L'EXPOSITION    DES   TRENTE-TROIS 


83 


et  voir  en  représentant  les  objets,  soit  dans  un  inte'rieur  clos,  soit  à  l'exte'rieur, 
baignés  dans  l'atmosphère.  La  lumière  est  souvent  devenue  le  principal  person- 
nage du  tableau,  celui  qui  donne  aux  autres  de  l'intérêt  et  relève  même  à  l'occa- 
sion les  sujets  les  plus  vulgaires.  On  n'a  fait  que  revenir  ainsi  à  la  tradition  des 
Hollandais  du  bon  temps.  Les  excès  de  quelques-uns,  leurs  tentatives  pour  rendre 
jusqu'aux  vibrations  mêmes  des  ondes  lumineuses  ne  sont  que  l'exagération  du 
même  principe,  comme  nous  le  verrons.  Une  autre  tendance  de  l'art  contemporain, 
tendance  encore  timide,  qui  se  dissimule  le  plus  qu'elle  peut  et  a  presque  honte 
d'elle-même,  c'est  la  part  que  certains  commencent  à  faire  au  sentiment.  Le  fait 
est  curieux  à  constater,  car  il  n'est  pas  particulier  aux  peintres  et  aux  sculpteurs  : 
un  mouvement  analogue  se  produit  également  en  littérature.  Après  les  violences 
du  romantisme  qui  avait  secoué  l'âme  humaine  jusqu'à  la  frénésie,  on  a  brus- 
quement rompu  avec  l'émotion;  on  est  devenu  froid,  impersonnel,  documentaire  ; 
on  s^est  efforcé  de  saisir  l'image  textuelle  de  la  réalité,  de  la  fixer  en  traits  rigides. 
Courbet  et  Manet  ont  fait  comme  Flaubert  et  Zola.  Mais  on  se  lasse  de  tout  en 
ce  monde,  surtout  de  la  réalité  brutale;  et  l'évolution  naturaliste,  qui  n'a  été  au 
fond  qu'une  réaction  et  va  s'affaiblissant  tous  les  jours,  malgré  les  apparences, 
ne  pouvait  manquer  d'amener  à  son  tour  une  réaction  en  sens  contraire.  Dans  la 
peinture  en  particulier,  —  car  la  sculpture  a  quelque  chose  de  la  stabilité  des 
matériaux  qu'elle  emploie,  et  échappe  davantage  aux  soubresauts  violents,  —  on 
voit  reparaître  par  ci  par  là  chez  les  jeunes  un  mélange  discret  d'émotion,  de  rêve, 
souvent  un  peu  gauche  et  gêné,  ou  compliqué  d'une  sorte  de  mysticisme  vague, 
comme  un  idéal  qui  s'essaie  et  n'a  pas  encore  les  ailes  assez  fortes  pour  voler. 
Espérons  qu'au  xx^  siècle  il  pourra  planer  librement. 

Parmi   ceux   qui   voient   clair   et  juste,  les  réalistes  dans  le  bon  sens  du  mot, 
M.  Priant  est  certainement  un  des  plus  habiles.  Sa  fortune  a  été  extraordinai- 
rement  rapide.  Songez  donc  :  un  hors  concours,  le  seul  et  unique  du  lieu  !  et 
tout  jeune  encore.  On  en  peut  juger  par  un  petit  portrait  sans  prétention,  où  il 
s'est  représenté  en  blouse  d'atelier,  peignant,  la  mine  ouverte  et  franche.  C'est 
comme  portraitiste  qu'il  a  fait  sa  trouée.  Il  excelle  surtout  à  ces  effigies  intimes 
où  la  personne  est  figurée  dans  le  cadre  habituel  de  sa  vie,  parmi   des  objets 
familiers,  qu'il  sait  rendre  d'une  touche  aussi  sûre  que  légère.  Les  Portraits  de 
Claretie    et  de  Coquelin,   tous  deux   assis  à  leur  bureau  et  écrivant,  dans  une 
chambre  bien  étoffée,  où  un  rayon  de  soleil  glisse  parmi   les   meubles  ou  que  la 
lumière  du  jour  éclaire  doucement,  sont  en  ce  genre  de  vraies  petites  merveilles. 
Bastien-Lepage  était  peut-être  plus  incisif,  plus  pénétrant  d'observation  morale 
mais  aussi  d'une  conscience  exagérée  dans  les   accessoires.  Ici  tout  est  au  plan 
qui    convient,    et  le   pinceau    court    bien  joliment,    disant   tout  sans    insister. 
M.  Priant  ne  paraît  pas  du  reste  avoir  l'intention  de  se  vouer  exclusivement  à  la 
pourtraicture,  malgré  le  succès  qu'il  y  obtient.  Il  a  fait  des  voyages  en  Tunisie  en 


84  L'ARTISTE 


Hollande,  à  la  recherche  de  costumes  pittoresques  et  de  couleurs  vives.  Les 
souvenirs  qu'il  en  a  rapporte's  ne  sont  pas  sans  intérêt,  et  peints  d'ailleurs  avec 
sa  finesse  ordinaire.  Citons  entre  autres  la  Famille  du  pêcheur  (île  de  Marken), 
la  Rue  des  Tailleurs  à  Tunis,  et  un  paysage  des  environs  de  la  ville,  tout 
lumineux  et  riant  au  soleil.  Tirera-t-il  parti  de  ces  éle'ments  pour  composer 
des  tableaux  soit  réels,  soit  d'imagination  ?  c'est  un  secret  que  l'avenir  nous 
révélera. 

M.  Dinet  est   déjà   connu  par  plusieurs  compositions  ingénieuses.  Ceux  qui 
savent  voir  ont  encore  dans  les  yeux  ses  tableaux  des  deux  derniers  Salons,  le 
Vieux  conteur  et   V Adoration  des  bergers.  Il  y   avait  là  une  façon  originale  de 
reprendre  les  vieilles  histoires  d'autrefois,  de  les  rajeunir  en  les  dépaysant.  Ce 
Daphnis  et  cette  Chloé,  costumés  à  l'algérienne,  enfouis  dans  les  bruyères  roses, 
sous  un  clair  et  gai  soleil,  cette  petite  Vierge  arabe  accueillant  pour  son  enfant 
le  naïf  hommage  des  humbles,  nous  avaient  paru  pleins  de  saveur.  On  ne  trouve 
rue  de  Sèze  aucune  œuvre  de  ce  genre.  Sauf  deux  toiles  de  quelque  importance, 
des  Laveuses  et  surtout  le  Soir  à  Laghouat,  ce  sont  presque  uniquement  des 
éludes,  des  notes  de  voyage  prises  en  Algérie.  M.  Dinet  a  été  visiblement  influencé 
par  Guillaumet,  le  grand  artiste  si  regretté,  et  il  ne  s'en  cache  pas.  Il  s'est  plu 
dans  les  mêmes  parages,  aux  alentours  de  Biskra,  de  Laghouat  ou  de  Ouargla, 
cette  extrême   limite  de  la  colonie  qui  confine  du  désert.   Du  reste,  il  a  senti 
autrement  que  lui  le  charme  du  pays.  Entre  l'éclat  surchauffé  d'un  Decamps  et 
la  douceur  un  peu  voilée  d'un  Fromentin  ou   d'un  Guillaumet,  il  a  trouvé  place 
pour  chanter  à  sa  façon   un  hymne  enthousiaste  à  la  lumière,  la  vive  et  joyeuse 
lumière  du  Midi  qui  tombe  à  flots  d'un  ciel  limpide  et  poudroie  dans  l'air  comme 
une  poussière  d'or.  On  peut  certifier  qu'il  en  a  joui  jusqu'à  l'ivresse  :  toutes  ses 
études  en  témoignent.  Est-ce  un  nouvel  orientaliste  qui  nous  naît?  j'en  doute 
malgré  tout.  Il  est   trop   attiré  par  les  sujets  d'imagination.   Le   peintre  qui  a 
débuté  avec  tant  de  succès  et  de  charme  candide  par  la  légende  de  saint  Julien 
l'Hospitalier,  ne  pourra  jamais  renoncer  complètement  à  ses  premières  amours. 
Au  besoin,  ne  lui  dirait-on  pas  comme  à  Schéhérazade  :   «  Contez-nous  donc 
encore  une  de  ces  histoires  que  vous  contez  si  bien  ?  » 

M.  Jeanniot  me  fait  l'effet  de  ces  vieux  militaires  retraités,  qui  se  consolent 
d'avoir  déposé  l'épaulette  en  allant  voir  le  régiment  qui  passe  ou  assistant  aux 
revues.  Il  a  gardé  de  son  ancien  métier  l'amour  du  petit  pioupiou  français,  qu'il 
observe  avec  beaucoup  de  finesse,  et  rend  le  plus  souvent  avec  bonhomie  et 
rondeur.  Une  petite  esquisse  vivement  menée  nous  montre  l'ébahissement  de 
deux  d'entre  eux  à  la  ménagerie  Bidel,  devant  les  grands  fauves.  La  toile  la  plus 
importante  de  son  exposition,  les  Pays,  qui  avait  déjà  paru  au  Salon  de  i885, 
est  d'un  ordre  plus  élevé  par  le  sentiment.  C'est  comme  un  poème  de  Coppée, 
de  ceux  qu'on  trouve  dans  les  Humbles  ou  les  Poèmes  modernes,  mais  redit  sans 


L'EXPOSITION    DES   TRENTE-TROIS  85 


I 


prosaïsme  ni  vulgarité  criante.  Sur  le  terrain  vague  des  fortifications,  aux  der- 
nières rougeurs  du  couchant,  un  soldat  sollicite  sa  payse  qui  lui  re'siste  molle- 
ment. Tous  deux  ont  le  cœur  e'mu  par  le  calme  et  l'apaisement  qui  précèdent  la 
nuit  :  c'est  l'heure  dangereuse  où  l'on  se  sent  faiblir.  La  scène  est  bien  com- 
prise, sans  grossièreté  ni  mièvrerie.  Outre  diverses  études  de  paysage,  effets  de 
lune  surtout,  on  peut  encore  voir  rue  de  Sèze  deux  petits  portraits,  celui  de 
M"""  Jourdain  assise  en  un  fauteuil  de  jardin,  rêvant,  et  un  type  de  vieux  socia- 
liste à  lunettes,  cheveux  et  barbe  en  broussaille,  qui  est  bien  amusant  et 
avoisine  la  caricature  sans  y  entrer.  M.  Jeanniot,  quant  à  l'exécution,  est  en 
général  ami  du  gris,  des  teintes  neutres,  dont  il  use  du  reste  en  harmoniste 
délicat. 

Un  des  artistes  les  plus  curieux  de  ce   groupe,  un  peu  excentrique  peut-être, 
lancé  en  plein  courant  moderne,  mais  à  coup  sûr  sincère    et  point  banal,  c'est 
M.  Blanche.  On  avait  déjà  pu  remarquer  son  nom  à  un  ou  deux  Salons  et  dans 
les  expositions  de  Cercles  des   dernières  années.  Il  occupe  dans  la  galerie  Petit 
tout  un  coin  de  panneau  qu'il    égaie  par  ses  notes  vives,  son  élégance  relevée 
d'un  léger  accent  britannique.  Je  ne   serais  pas  étonné  qu'il  ait  songé  à  se  faire 
place   entre  Whistler  et  de  Nittis  :    au  moins  il  les   rappelle  tout  en    restant 
lui-même.   Il    a    exposé   une    série    de    petits   portraits    qui    sont    charmants, 
d'une  grande  limpidité  pour  la  plupart,  et  où  les  figures  s'enlèvent  en  douceur 
sur  des  fonds  clairs  tout  unis.  Ceux  de  M.  John  Lemoinne,  de  M.  Poictevin,  de 
M.  Fouques-Duparc  sont  à  noter  surtout.  Celui  du  prince  Poniatowski  est  beau- 
coup plus  whistlérien  d'allure.  Mais  où  je  le  préfère,  c'est  lorsque  qu'il  a  toute 
liberté  de  dire  ce  qu'il  pense  et  de  le    dire  à  sa  façon,  lorsqu'il  se  livre   à  sa 
fantaisie.  Les  poètes  modernistes  les  plus  avancés  n'ont  pas  plus  de  goût  que 
lui  pour  les  sensations  rares  et  subtiles,  pour  le  concert  des  tons  analogues;  en 
revanche,  ils  sont  moins  habiles  et  parlent  plus  confusément,   avec  des  préten- 
tions en  plus.  Voyez  Au  piano,  Ennui,  les  Hortensias  bleus  surtout.  Cela  a  une 
douceur  de  rêve,  une  séduction  tout  à  fait  inattendue  et  étrangement  pénétrante. 
Il  est  difficile  de  ne  pas  aimer  par  exemple  cette  petite  fillette  à  cheveux  blonds, 
en  robe    bleu   pâle,   au  fin  profil  un  peu  noyé,  posée  dans  un  massif  d'horten- 
sias  qui  chantent  autour   d'elle  leur   musique  en   sourdine.   C'est  une  idée  de 
décorateur  délicatement  traitée.  La   suite  d'éventails  où  des  jeunes  personnes 
en  robe  de  mousseline   blanche   légère,  passent  et   repassent  avec   des  airs  de 
spleen,  sur  des  fonds  verdâtres   ou    jaune  clair,  étonne  tout  d'abord.  Puis  l'œil 
s'y  fait  et  en  goûte  le  charme  exotique,  un  peu  japonais,  et  où  l'on  retrouve  ce 
mélange  de  raffinement  dans  la  naïveté  que   Kate  Greenaway  a  mis  à  la  mode. 
Ils  auront  du  succès.  Que  M.  Blanche  n'en  abuse  pas  pourtant:  c'est  une  note 
d'art  qui  s'épuise  vite. 

M»''  Breslau  et  M"»»  Roth  soutiennent  brillamment,  du  côté  de  la  peinture,  le 


86  L'ARTISTE 


droit  qu'eut  de  tout  temps. le  sexe  faible  à  dire  son  mot  en  art.  Elles  n'ont  pas 
besoin  pour  se  faire  entendre  de  recourir  aux  expositions  spécialement  ouvertes 
aux  femmes.  Même  en  un  cercle  d'hommes  on  les  e'coute  volontiers,  et  j'en  sais 
plus  d'un  qui  leur  cède  la  parole  et  doit  se  taire  devant  elles.  Toutes  deux  ont 
un  talent  mâle,  vigoureux  et  franc,  qui  n'est  fe'minin  que  par  la  souplesse,  par 
une  sorte  de  bonne  grâce  naturelle.  M"»  Breslau  surtout  possède  au  plus  haut 
point  ce  don  qui  aide  à  faire  passer  ses  audaces.  Elle  a,  rue  de  Sèze,  un  excel- 
lent petit  portrait  de  AP'"  Schaeppi  peignant  des  faïences,  resté  à  l'état  d'ébauche 
robuste  en  quelques  parties,  mais  fortement  caractérisé  par  l'expression  du 
visage  qui  se  retourne  vivement,  original  et  un  peu  brusque  sous  la  chevelure 
crépue,  vous  regardant  en  plein  dans  les  yeux  et  semblant  dire  :  «  Voilà  comme 
je  suis  faite  ;  on  n'y  peut  rien  changer  ».  Il  y  a  là,  même  dans  la  facture,  un 
accent  ferme  et  résolu  qui  fait  plaisir.  Parmi  les  pastels,  il  en  est  également  de 
très  bons,  et  où  la  diversité  des  natures  a  été  finement  observée.  Le  plus  char- 
mant peut-être  est  le  Portrait  de  Miss  B...,  douce  figure  rêveuse,  idéalement 
blonde,  les  yeux  bleus  perdus  dans  le  vague.  Outre  JW"«  de  Martel,  avec  son 
sourire  sardonique  et  un  profil  d'enfant  un  peu  boudeur,  le  regard  en  dessous,  je 
remarque  encore  \e Portrait  de  AI"^' St...,en  noir, les  cheveux  tombant  sur  le  front, 
très  correcte  en  son  corsage  montant  d'Anglaise,  quoique  dans  l'abandon  d'une 
conversation  intime,  avec  une  gaîté  spirituelle  sur  les  lèvres  et  au  fond  des  yeux. 
Ce  qui  plaît  chez  M"»  Breslau,  c'est  le  naturel,  la  simplicité  parfaite.  Elle  n'est 
pas  pour  rien  d'un  pays  où  l'on  a  conservé  encore  intact  l'amour  de  la  vie  de 
famille,  des  mœurs  patriarcales  d'autrefois.  Elle  a  tenté  un  portrait  d'apparat, 
en  pied,  d'une  certaine  importance.  On  ne  saurait  trop  l'engager  pourtant  à  ne 
pas  poursuivre  djins  cette  voie  pour  laquelle  elle  n'est  pas  faite  et  où  elle  ne 
pourrait  que  perdre  ses  plus  précieuses  qualités,  le  charme  de  sa  manière  spon- 
tanée et  primcsautière,  sa  grâce  sans  apprêt,  son  parfum  sauvage  de  rose  d'é- 
glantine. 

Mme  Roth  a-t-elle  du  sang  munichois  dans  les  veines  ?  Je  ne  sais.  Elle  est  née 
à  Saint-Denis,  qui  ne  touche  pas  précisément  à  l'Allemagne.  En  tout  cas,  soit 
atavisme,  soit  influence  transmise  par  l'éducation,  par  l'influence  de  l'école  belge 
(car  elle  est  élève  de  Stevens),  elle  a  adopté  un  genre  de  peinture  qui  est  encore 
très  goûté  de  l'autre  côté  du  Rhin,  où  l'on  n'a  pas  autant  que  chez  nous  le  culte 
du  ton  clair.  Des  bruns  roussis,  des  noirs,  beaucoup  de  bitume,  telles  sont  les 
principales  notes  de  sa  palette.  Certaines  de  ses  figures  se  détachent  parfois  sur 
des  fonds  soyeux  bleu  pâle  ou  gris  jaunâtre.  Cela  compose  un  ragoût  de  couleurs 
très  séduisant.  Il  faut  voir  par  exemple  un  profil  d'enfant  à  cheveux  très  blonds 
tombant  sur  les  épaules,  ou  une  étude  de  jeune  femme,  la  tête  légèrement  reje- 
tée en  arrière,  tenant  un  éventail,  qui  ont  un  vrai  cachet  d'élégance  et  de  dis- 
tinction. Le  Portrait  de  M""  H...,  quoique  d'aspect  farouche  et  sombre,  de  co- 


L'EXPOSITION    DES   TRENTE-TROIS  87 


loris  triste,  ne  manque  pas  non  plus  de  caractère,  par  l'expression  de  force  con- 
centrée du  regard  et  des  lèvres. 

M.  de  Ochoa  a  aussi  quelques  bons  portraits,  géne'ralement  exécutés  dans  les 
données  modernes  du  plein  air,  entre  autres  celui  de  Coco,  un  jeune  boy,  en 
costume  marin  d'un  bleu  très  pâle,  campé  avec  un  certain  sans-gêne  sur  une 
chaise  de  jardin,  et  celui  de  M"°  B...  (pastel),  jeune  fillette  en  robe  rose  à 
fleurs,  posant  également  sans  prétention  dans  un  jardin,  le  visage  souriant, 
un  petit  griffon  sur  les  genoux.  Mais  il  n'a  pas  toujours  même  simplicité  et 
même  fraîcheur  d'impression.  Sa  délicatesse  est  souvent  un  peu  frêle  et  aboutit 
même  volontiers  à  la  fadeur.  On  ne  sent  pas  chez  lui  une  haine  assez  vigou- 
reuse pour  l'élégance  convenue  et  épinglée,  le  type  de  beauté  factice  des  gra- 
vures de  mode.  Qu'il  y  prenne  garde  :  c'est  un  sérieux  danger. 

On  peut  grouper  ensemble  un  certain  nombre  de  paysagistes  de  valeur,  mais 
qui  n'ont  pas  exposé  d'oeuvre  assez  saillante  pour  autoriser  de  longues  écritures. 
^i  jamais  artiste  a  paru  justifier  les  théories  chères  à  M.  Taine,  de  l'influence  du 
milieu  sur  la  formation  des  talents,  c'est  bien  M.  Barau.  Né  à  Reims,  non  loin 
de  la  Champagne  pouilleuse  qu'il  a  dû  visiter  souvent,  il  a  comme  absorbé  dans 
son  œil  la  douceur  un  peu  triste  du  pays  crayeux,  et,  semblable  à  ces  êtres  qui 
prennent  la  couleur  des  terrains  où  ils  vivent,  il  n'a  plus  vu  désormais  la  nature 
qu'à  travers  un  voile  blanchâtre.  Même  son  soleil  est  d'ordinaire  décoloré  et  pâli. 
On  trouve,  rue  de  Sèze,  une  dizaine  d'études  où  il  a  mis  sa  marque  fine,  mais 
aucune  n'égale  en  importance  les  tableaux  qu'on  a  pu  voir  à  divers  Salons  et  qui 
ont  commencé  sa  réputation.  M.  Billotte  n'a  même  envoyé  que  des  croquis, 
excellents  d'ailleurs  et  très  poussés,  de  ces  notes  vives  que  les  peintres  pren- 
nent au  passage  en  une  toile  de  quelques  pouces  pour  fixer  leurs  impressions, 
et  qui  leur  servent  plus  tard  à  composer  des  tableaux  en  élargissant  simplement 
le  cadre.  Il  y  en  a  trop,  une  trentaine  environ,  ce  qui  fatigue  à  la  longue.  Une  ou 
deux  toiles  de  plus  grand  format  l'auraient  fait  plus  remarquer,  et  il  le  méritait  : 
car  il  a  la  vision  nette  et  pure  du  monde  extérieur;  il  reflète  comme  un  mi- 
roir la  limpidité  des  ciels,  la  fraîcheur  des  feuillages  et  la  transparence  des 
eaux. 

L'art  du  Nord  et  en  particulier  les  paysagistes  des  pays  septentrionaux  sont 
aujourd'hui  très  goûtés,  soit  à  cause  de  leurs  clartés  souvent  extraordinaires  qui 
nous  parlent  de  jours  sans  fin  ou  de  nuits  étrangement  lumineuses,  soit  à  cause 
de  leur  candeur  en  face  de  la  nature,  qu'ils  ont  l'air  de  découvrir  à  chaque  fois 
en  sa  virginité.  M.  Skredsvig  n'a  rien  dans  la  galerie  Petit  qui  vaille  sa  grande 
toile  paisible  du  dernier  Salon,  le  Soir  de  la  Saint-Jean  en  Norwège.  Cepen- 
dant ses  études  de  soleil  faites  à  Lépaud,  dans  la  Creuse,  sont  intéressantes,  une 
surtout  où  figure  un  bouvier  avec  ses  bœufs.  L'aquarelle  intitulée  Ma  Femme 
est  curieuse  également  d'éclairage,  le  grand  jour  du  dehors  entrant  brusquement 


88  L'ARTISTE 


derrière  le  personnage  qui  ouvre  une  porte.  Deux  tableaux  importants  sont 
consacrés  au  poète  norwégien  Vinje'  :  dans  l'un,  encore  enfant,  il  garde  des  trou- 
peaux; l'autre  repre'sente  la  maisonnette  où  il  est  né.  La  toile  appartient  au  mu- 
sée de  Christiania.  C'est  un  paysage  de  montagne,  vraie  solitude  où  des  pentes 
gazonnées  conduisent  à  la  lisière  des  sapins.  L'aspect  en  est  franc  et  robuste, 
d'une  belle  rusticité.  M.  Johansen  possède  un  charme  à  peu  près  semblable.  Ses 
Vieilles  maisons  à  Skagen,  tout  humbles  et  misérables,  en  planches,  couvertes 
de  chaume,  près  de  la  mer,  dans  un  terrain  lépreux,  où  paissent  quelques  mou- 
tons, ont  pour  nous  le  genre  d'attrait  qu'ajoute  toujours  à  la  nature,  même  la 
plus  pauvre,  l'œil  qui  l'a  observée  avec  intérêt  et  tendresse.  Son  Soir  de  sep- 
tembre a  des  lueurs  tout  à  fait  inaccoutumées  en  nos  climats.  Le  peintre  d'inté- 
rieurs est  malheureusement  à  peine  représenté.  On  le  regrettera,  si  l'on  se  sou- 
vient de  l'excellente  toile  qui  lui  valut  les  honneurs  d'une  mention  au  Salon 
de  1887.  M.  Verstraete,  un  Belge,  a  également  quelques  paysages,  mais  qui 
manquent  généralement  d'accent. 

M.  Ary  Renan  mérite  d'être  considéré  à  part.  Bien  que  les  peintures  qu"il  a 
exposées  se  composent  presque  uniquement  de  paysages,  ce  n'est  qu'un  paysa- 
giste d'occasion  :  il  a  d'autres  visées,  d'autres  rêves.  Les  vues  qu'il  a  rapportées 
d'Italie  et  surtout  de  Palestine  sont-elles  exactes  ?  Je  veux  bien  le  croire.  Pour- 
tant presque  toutes  sont  conçues  dans  le  même  système  de  coloration  discrète, 
un  peu  voilée,  généralement  gris  verdâtre,  qui  leur  prête  je  ne  sais  quelle  mélan- 
colie subtile.  On  avait  déjà  pu  remarquer  cette  douceur  de  tristesse  dans  plu- 
sieurs tableaux  qu'il  a  exposés  aux  Salons.  Le  léger  parfum  qu'on  y  respirait  tenait 
même  pour  beaucoup  au  paysage,  au  cadre  où  se  cassait  la  scène.  Je  soupçonne 
M.  Ary  Renan  d'être  un  peu,  comme  son  père,  abstracteur  de  quintessence. 
Arrivera-t-il  à  se  dégager  de  l'influence  de  Chassériau,  de  Gustave  Moreau,  de  Puvis 
de  Chavannes,  des  maîtres  raffinés  qui  l'enchantent?  Aura-t-il  les  reins  assez 
solides  pour  s'arracher  au  pur  dilettantisme  et  devenir  à  son  tour  créateur  de 
rêves?  Il  se  cherche  depuis  plusieurs  années,  et  j'avoue  suivre  ses  efforts  avec 
intérêt;  mais  il  n'a  pas  encore  pleinement  entrevu  et  réalisé  son  idéal.  On  ne 
trouve,  du  reste,  rue  de  Sèze  aucune  œuvre  composée,  sauf  une  petite  Ophélie 
visiblement  imitée  de  Gustave  Moreau.  Mais  il  faut  remarquer  sa  Dormeuse,  étude 
de  femme,  au  pastel,  dont  les  bras  sont  rattachés  on  ne  sait  comment,  par  une 
sorte  de  dédain  qu'ont  volontiers  les  mystiques  pour  les  perfections  de  la  forme, 
mais  où  la  tête  est  d'un  sentiment  profond,  et  aussi  le  Portrait  de  M'^'  L.-J., 
simple  ébauche  de  pastel,  où  a  été  fixée  en  quelques  traits  la  divine  essence  du 
sourire.  M.  Ary  Renan  ne  parle  pas  toujours  très  clairement;  mais  k  coup  sûr, 
il  ne  sera  jamais  vulgaire. 

M.  Georges  Desvallières  est  également  en  quête  d'un  idéal,  et  semble  avoir 
envie  de  remonter  par  delà  Gustave  Moreau,  jusqu'aux  délicieux  primitifs  italiens. 


L'EXPOSITION   DES   TRENTE-TROIS 


89 


ceux  de  la  seconde  génération,  les  Botticelli,  les  Lippi,  qui  ont  comme  raffiné 
l'élégance  et  modernisé  la  grâce.  Sa  Sainte  Marie,  rose  mystique  I  est  comprise  à 
la  façon  de  ces  précurseurs  de  la  Renaissance.  Représentée  à  mi-corps  au-dessus 
d'une  tablette  de  pierre,  elle  tient  d'une  main  une  fleur  et  de  l'autre  un  globe  de 
verre  bleuâtre  transparent.  C'est  une  femme  d'âge  déjà  mûr  :  un  voile  fin  tombe 
de  ses  cheveux  grisonnants,  et  la  tête,  cerclée  d'une  mince  auréole  d'or,  se  rejette 
en  arrière  par  un  de  ces  mouvements  d'onction  légèrement  apprêtée,  qui  sont 
familiers  à  l'art  italien  de  l'époque.  Derrière  elle,  quelques  taches  vives  donnent 
l'indication  confuse  d'un  paysage,  que  les  primitifs  auraient  traité  avec  leur  ado- 
rable précision.  Il  y  a  beaucoup  de  délicatesse  et  de  candeur,  mais  cela  manque 
un  peu  de  fermeté.  Le  même  défaut  se  retrouve,  encore  plus  sensible,  dans  son 
panneau  décoratif.  Enfants  jouant.  M.  Desvallières  aurait  d'ailleurs  besoin,  pour 
plus  d'une  raison,  de  se  mettre  à  l'école  des  maîtres  sévères  ;  il  a  parfois  des 
libertés  de  dessin  ou  même  des  faiblesses  qui  auraient  fait  frémir  le  farouche 
Mantegna.  Il  lui  faudrait  apprendre  aussi  à  composer,  à  serrer  davantage  ses 
sujets  :  il  en  est  qui  ne  se  comprennent  pas,  et  cela  tient  à  un  défaut  de  netteté 
dans  la  conception.  Il  a  des  velléités  intéressantes,  et  en  même  temps  qu'une  cer- 
taine tendresse,  de  véritables  instincts  de  décorateur,  en  particulier  l'amour  des 
tons  chatoyants  de  faïences,  qu'il  semble  avoir  puisé  dans  l'atelier  de  son  maître 
Delaunay.  Il  serait  regrettable  que  ces  tendances,  de  nature  relevée  et  peu  com- 
mune, mais  qui  sont  chez  lui  encore  indécises  et  flottantes,  n'aboutissent  pas 
faute  de  discipline. 

M.  Laurent  -  Desrousseaux  n'a  pas  de  si  hautes  visées;  mais  ce  qu'il 
dit,  il  le  dit  bien,  en  toute  simplicité,  avec  un  charme  pénétrant  et  doux.  Il 
n'expose  guère  que  depuis  un  ou  deux  ans.  Pourtant  il  s'est  déjà  fait  remar- 
quer, et  dès  son  premier  Salon,  en  1886,  obtenait  une  médaille  de  3=  classe. 
Une  des  œuvres  exposées  cette  année-là  nous  revient  rue  de  Sèze.  C'est  un 
pastel,  Grand'mère,  qui  appartient  à  M.  Alphonse  Daudet.  La  scène  est 
empruntée  à  un  des  derniers  romans  du  maître,  YÉvangéliste.  Les  deux  femmes 
sont  seules  chez  elles  au  retour  de  l'enterrement.  Éline  songe  tristement,  sans 
force  et  sans  courage,  devant  la  fenêtre.  Sa  mère  dort,  épuisée  par  la  fatigue  et 
les  larmes,  la  tête  appuyée  sur  son  bras,  encore  assise  à  la  table  non  desservie. 
L'émotion  est  profonde,  intime,  et  les  dernières  lueurs  pâles  du  jour  qui 
viennent  lutter  parmi  les  cristaux,  les  verres  incomplètement  vidés,  avec  les 
reflets  jaunes  de  la  lampe,  prouvent  un  observateur  très  fin  des  phénomènes 
lumineux,  en  même  temps  qu'elles  ajoutent  à  la  scène  l'impression  toujours 
navrante  des  fins  de  journées  tristes.  Un  autre  pastel,  les  Litanies  de  la  Vierge, 
représentant  des  religieuses  dans  leur  oratoire,  n'est  guère  moins  juste  de  ton 
ni  moins  harmonieux  d'enveloppe.  M.  Laurent-Desrousseaux  a  également  quel- 
ques paysages  d'un  sentiment  délicat^  Ses   pastels  surtout  sont  excellents  par  la 


90  L'ARTISTE 


légèreté,  le  moelleux.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe  ;  mais  il  me  paraît  fait 
pour  comprendre  et  exprimer  la  poésie  des  choses  simples,  pour  être,  comme  il 
l'a  déjà  essayé  plusieurs  fois,  le  poète  des  humbles.  Ce  n'est  pas  un  rôle  à 
dédaigner,  ni  qui  soit  déjà  si  facile. 

M.  Moreau-Nélaton  a  quelque  chose  des  mêmes  tendances:  même  affcctiorf 
pour  le  pastel,  pour  les  sujets  sans  prétention  naïvement  observés,  même 
recherche  intéressante  de  la  lumière,  même  coloration  discrète,  un  peu  trop 
grise  pourtant.  Ses  paysages  ou  études  d'intérieur  ne  manquent  pas  d'habileté, 
quoiqu'il  ait  déjà  fait  mieux  parfois.  M.  Maurice  Lobre  a  sa  place  marquée 
dans  ce  groupe  qu'on  pourrait  presque  appeler  les  intimistes.  Ses  intérieurs, 
dont  un  nous  avait  déjà  frappé  au  dernier  Salon,  tous  empruntés  au  même 
logis  qui  doit  être  le  sien  ou  lui  toucher  de  près,  nous  parlent  d'une  vie  soli- 
taire et  cachée,  un  peu  triste,  non  sans  douceur.  La  même  petite  fille  s'y 
retrouve  toujours,  silencieuse  et  grave,  sérieuse  avant  l'âge  comme  les  enfants 
qui  vivent  avec  des  gens  âgés.  Elle  caresse  un  chat,  s'apprête  à  prendre  le  thé, 
regarde  des  images  près  d'une  vieille  dame  qui  doit  être  sa  grand'mère  et  qui 
fait  de  la  tapisserie,  ou  se  laisse  apporter  par  elle  son  déjeuner  au  lit,  le  matin, 
au  réveil.  Tout  cela  est  bien  insignifiant  sans  doute,  mais  on  aime  l'art  dans 
cette  maison  :  j'aperçois  par  ci  par  là  des  études  accrochées  aux  murs,  des  copies 
de  Vélasquez;  et  c'est  lui,  à  n'en  pas  douter,  qui  aura  conseillé  ces  gris  fins,  ces 
tonalités  assourdies  et  tranquilles,  qui  sont  si  bien  dans  l'harmonie  du  senti- 
ment. M.  Walter  Gay,  un  Américain,  a  eu  une  ou  deux  bonnes  toiles,  les 
Fileuses,  VAtelier  de  couture  surtout,  observé  avec  une  ironie  tendre,  et  baigné 
de  lumière  blonde.  Dans  cette  grande  pièce  claire  où  le  jour  pénètre  sans 
obstacle  par  de  larges  baies  vitrées,  trois  bonnes  commères  travaillent  de  la  langue 
autant  que  de  l'aiguille  entre  leur  canari  et  leur  chat,  tandis  qu'au  fond,  assise 
devant  une  table,  une  jeune  fille  inoccupée  et  rêveuse  semble  partie  pour  les 
vagues  régions  d'amour.  Cela  rappelle  assez  Liebermann.  Si  l'auteur  de  cette 
œuvre  charmante  savait  seulement  rester  toujours  avec  les  simples!  c'est  là  qu'il 
trouverait  des  inspirations  naïves.  Malheureusement  il  y  a  un  courant  qui 
l'entraîne  vers  la  petite  peinture  de  genre  qui  plaît  à  la  foule,  sujets  alam- 
biqués  et  précieux,  personnages  d'opéra-comique  à  la  mode  du  xviii'  siècle 
(le  Remouleur,  la  Rencontre)  et  qui  pourrait  bien  le  perdre,  s'il  ne  réagit  vigou- 
reusement. 

Quelques  aventureux  font  un  véritable  abus  de  la  lumière  et  veulent  lui  faire 
rendre  plus  qu'elle  ne  peut.  Comme  leurs  tentatives  procèdent  toutes  au  fond  d'un 
même  principe,  il  est  bon  d'en  dire  un  mot.  La  lumière  nous  arrivant  par  une 
suite  de  vibrations,  d'ondulations  légères,  on  a  prétendu  exprimer  le  mouve- 
ment même  et  donner  aux  objets  des  contours  indécis,  vagues  ou  déformés  (ce 
qui  ne  s'est  jamais  vu)  par  l'atmosphère  ambiante.  C'était  un  prétexte  à  ne  plus 


L'EXPOSITION    DES   TRENTE-TROIS 


9» 


dessiner.  Aussi  beaucoup  qui  ne  savaient  pas  ou  savaient  mal  se  sont  emparés 
.de  la  doctrine  avec  enthousiasme,  pour  en  couvrir  leurs  défauts.  De  là,  le  succès 
dans  un  certain  monde  de  ces  théories,  dangereuses  parce  qu'on  les  a  poussées 
à  l'extrême.  M.  Ménard  n'est  pas  précisément  un  convaincu  :  il  tire  des  feux 
d'artifice  jaunes  au  soleil  couchant  pour  imiter  Besnard,  et  peut-être  aussi 
parce  que  cela  le  dispense  de  dessin.  Celui  qui  représente  le  plus  parement  la 
doctrine,  c'est  M.  Van  Strydonck,  un  Belge.  On  n'a  qu'à  regarder  un  de  ses 
tableaux,  la  Malade.  Cela  a  l'air  d'une  ébauche  informe.  Les  visages  sont  à 
peine  indiqués,  les  contours  tremblés,  avec  des  repentirs,  des  retouches  qui 
ont  la  prétention  de  rendre  les  palpitations  de  l'atmosphère.  Tout  est  à  l'état 
vague,  diffus.  On  ne  peut  nier  pourtant  que  la  lumière  ne  soit  juste  et  bien 
observée;  mais  le  reste  est  absolument  sacrifié.  M.  Angrand  représente  une 
variété  curieuse  du  même  groupe,  les  sectateurs  de  Monet  ou  de  Pissaro,  sortes 
de  chimistes  à  leur  manière,  qui  veulent  remonter  encore  plus  haut  dans 
l'analyse  de  la  lumière,  et  sous  prétexte  qu'elle  se  compose  de  divers  éléments 
colorés,  nous  la  montrent  décomposée  par  le  prisme.  Ils  procèdent  par  séries 
de  taches  grasses,  d'empâtements  robustes  ou  par  points  alternativement  verts, 
rouges  ou  jaunes,  pensant  mieux  rendre  ainsi  la  vibration  même  des  ondes 
lumineuses.  M.  Angrand  use  tour  à  tour  de  l'un  ou  l'autre  système.  Eh  bien  1 
avouons-le,  c'est  encore  celui  de  Monet  qui  a  l'avantage  :  la  Causeuse,  Dans  le 
pré  ne  manquent  pas  d'une  certaine  largeur  d'effet.  Quant  au  pissarisme,  au 
moins  tel  qu'il  l'entend,  ce  n'est  guère  qu'une  mosaïque  ridicule  et  bizarre.  Il 
y  a,  du  reste,  dans  tout  cela  beaucoup  d'enfantillage,  il  ne  faut  pas  se  le 
dissimuler. 

On  n'oserait  pas  prononcer  un  si  gros  mot  en  parlant  de  M.  Odilon  Redon. 
Ce  serait  se  faire  des  ennemis  :  car  il  a  ses  fanatiques  qui  ne  jurent  que  par  lui 
et  qui  préféreraient  volontiers  ses  cauchemars  aux  pures  visions  d'un  Vinci  ou 
d'un  Corrège.  J'espère  pour  eux  qu'ils  le  comprennent;  j'espère  pour  lui  surtout 
qu'il  se  comprend  lui-même.  Sa  conception  particulière  de  l'art  se  réduit  en 
somme  à  quelques  formules  répétées  à  satiété  :  des  têtes  aplaties  et  sans  cer- 
velle, qui  semblent  coupées  ou  qu'il  ajuste  à  des  corps  d'animaux  hétéroclites 
comme  on  en  voit  dans  les  Tentations  de  saints  flamandes,  des  bouches  tordues, 
des  yeux  hagards  et  dilatés,  des  effets  d'ombre.  C'est  étrange,  hallucinant 
parfois,  je  le  veux  bien;  mais  vous  ne  trouverez  rien  là  de  cet  accord  intime 
entre  la  pensée  et  la  forme,  de  ces  rêveries  éminemment  suggestives,  de  cette 
profondeur  philosophique  même  qui  fait  la  séduction  d'un  Rops  ou  d'un  Edgar 
Poë.  M.  Odilon  Redon  laisse  volontiers  dire  qu'il  est  l'Edgar  Poë  du  dessin,  et 
peut-être  le  croit-il.  Il  ne  lui  manque  pour  cela  qu'une  chose,  c'est  d'avoir  des 
idées.  Il  se  laisse  en  général  conduire  par  son  crayon,  s'abandonnant  à  des 
fantaisies  baroques,  à  une  recherche  volontaire  de  la  difformité,  à  toutes  les 


9»  L'ARTISTE 


folies  d'une  imagination  en  délire;  puis  il  fait  comme  les  enfants,  et  essaie  après 
coup  d'attacher  une  pensée  à  ces  divagations.  De  là,  des  titres  sonores,  le  Celte, 
la  Landaise,  VÉlixir  de  mort,  mais  qui  n'expliquent  rien  le  plus  souvent.  Où 
il  est  le  meilleur,  c'est  quand  il  a  le  moins  de  prétentions  macabres,  dans 
certains  paysages,  certaines  têtes,  le  Profil  de  lumière  surtout  avec  sa  phospho- 
rescence vague. 

M.  Khnopff,  un  Belge,  veut  être  également  mystérieux  et  profond  ;  mais  il  y 
met  moins  de  candeur  :  on  sent  trop  visiblement  que  c'est  une  pose  pour  étonner 
le  public  et  se  faire  remarquer.  Talent  net,  minutieux  et  précis,  un  peu  trop 
propre  et  vernissé  même,  à  la  manière  de  Van  Beers,  il  aurait  pu  être  comme 
lui  simplement  amusant  :  il  a  préféré  simuler  des  airs  graves,  une  allure  de 
pontife  qui  a  pénétré  les  secrets  de  la  vie  et  vient  pour  nous  les  révéler.  Cela 
doit  l'avoir  pris  comme  une  maladie  après  la  lecture  du  Vice  suprême  de 
Peladan.  De  là,  des  peintures  qui  visent  à  être  incompréhensibles  au  profane 
vulgaire  (le  Vice  suprême,  De  l'animalité,  Une  Sphinge),  mais  qui  sont  en  réalité 
de  conception  très  superficielle,  simple  chinoiserie  et  étalage  de  bibelots  bien 
peints.  Même  dans  ses  portraits,  d'ailleurs  très  habiles,  M.  Khnopff  garde  son 
impassibilité  de  mage.  Il  n'est  pas  jusqu'à  sa  marque,  sorte  de  cercle  cabalis- 
tique, jusqu'à  ses  cadres  en  métal  ciselé  et  de  forme  extraordinaire,  qui  ne  prou- 
vent l'intention  arrêtée  de  faire  de  l'effet.  Quand  le  tour  sera  joué  et  qu'il  aura 
une  certaine  vogue,  soyez  sûrs  qu'il  renoncera  de  lui-même  à  ces  énigmes  qu'il 
aurait  du  mal  à  résoudre. 

Citons  enfin,  pour  n'oublier  personne  :  M.  Dauphin,  de  Toulon,  dont  les 
marines  très  propres,  très  bleues,  toutes  semblables,  font  songer  vaguement  à 
des  chromolithographies  soignées  ;  M.  VoUon  fils  qui  ferait  mieux  de  peindre, 
comme  son  père,  des  cruches  et  des  poêlons  de  grand  style  que  de  se  gâter 
la  main  en  faisant  de  petites  femmes  coquettes  et  léchées,  pour  la  plus  grande 
joie  des  mondaines  ;  M""  Ayrton,  qui  a  encore  beaucoup  à  faire  pour  approcher 
de  David  de  Heem  et  de  Jean  Fyt  ;  MM.  Gomez  et  Cresson,  de  personnalité 
encore  indécise;  M.  Brunet,  dont  certains  portraits  ne  sont  pas  mauvais,  mais 
qui  fera  bien  de  méditer  Ulysse  Butin  pour  ses  marines,  afin  de  ne  pas  tomber 
dans  l'enfantillage  sous  prétexte  de  naïveté. 

La  sculpture  ne  doit  pas  être  négligée,  car  c'est  une  des  parties  intéressantes 
de  l'exposition.  Les  oeuvres  de  M™'  Besnard  surtout  procureront  de  vraies  joies 
aux  raffinés.  On  ne  craint  pas  les  audaces  dans  ce  ménage-là,  mais  on  les  fait 
accepter  grâce  à  un  réel  talent.  Le  plus  gros  morceau  est  celui  qui  me  plait 
le  moins  :  c'est  une  Nymphe  d'allure  un  peu  gauche  et  gênée,  d'expression  incer- 
taine, qui  se  tord  douloureusement  les  bras.  En  revanche,  les  pures  fantaisies 
sont  charmantes,  presque  toujours  originales  et  de  sentiment  très  personnel,  avec 
une  pointe  d'excentricité  qui  en  augmente  la  saveur.  Certaines  études  d'enfants 


L'EXPOSITION    DES   TRENTE-TROIS 


q3 


ont  une  grâce  ingénue  :  Bébé  (bronze),  Mère  et  enfant  ;  on  les  devine  faites  avec 
tendresse.  Un  buste  de  jeune  fille,  en  terre  cuite,  Melancholia,  est  séduisant  par 
sa  douceur  triste,  son  étrangeté  pensive,  et  d'ailleurs   maintenu  dans  des  tons 
éteints,  presque  incolores,  qui  sont  très  harmonieux.  Les  essais  de  céramique 
peinte  offrent  des  notes  plus  vives,  trop  vives  même  parfois,  au  moins  dans  la  Tête 
où  certains  sourcils  jaunes  dominent  un  peu  crûment  ;  mais  dans  la  Fillette  les 
couleurs  ennemies  finissent  par  se  réconcilier  et  s'unir,  comme   dans  certains 
livres  à  images  anglais.  Cette  petite  bonne  femme  en  robe   verte  à  pois  rouges, 
les  cheveux  très  blonds,  les  bras   nus,  tenant  une  grosse  pomme  jaune,  semble 
échappée  à  une  ronde  d'enfants  de  Kate   Greenaway,  avec  son  air  confidentiel 
etfûté.  C'est  le  même  genre  de  charme.  La  tentative  était  audacieuse,  mais  elle 
a  réussi,  et  il  serait  bon  de  voir  s'acclimater  chez  nous  ces  statuettes  coloriées 
qui  animeraient  nos  intérieurs,  leur  donneraient  plus  de  gaîté  que  le  marbre  ou 
les  bronzes  sévères.  M.  Michel-Malherbe  n'est  pas  un  embellisseur,  et  quelques 
bustes  de  femmes  sont  assez  étranges  ;  il  recherche  l'expression,  le  caractère  jus- 
qu'à tordre  les  membres  de  ses  figures,  parune  imitation  évidente  de  Rodin.  Une 
petite  maquette  d'homme  symbolisant  la  Douleur,  et  Glaukos,  le  dieu  mystérieux 
des  légendes,    prophétisant    sur    son   rocher,    ne  manquent    pas    de    vigueur. 
Attendons  pour  le    juger  que  sa  personnalité    se    soit  dégagée  plus  nettement. 
M.  Michel-Cazin,  né  dans  une  famille  où  l'on  a  le  sens  le  plus   délicat  des  arts, 
a  quelque  chose  des  qualités  fines  de    ses   parents,   en  particulier  ce    sentiment 
de  mélancolie  tendre   au  parfum  discret  qui  leur  est  commun  à   tous  deux.  Un 
buste  de  jeune  fille  en  cire,  un  buste  de  jeune  garçon  en  bronze,  des  médaillons 
à  la  silhouette  franche  plairont  beaucoup.  Sa  médaille  pour  l'Orphelinat  des  arts 
est  à  remarquer.  Enfin  M.  Charlier,  un  Belge,  nous  présente  une  série  d'oeuvres 
intéressantes,  des  études  de  pêcheurs  faites  à  Blankenberghe  surtout. 

A  l'issue  de  cet  examen  prolongé  on  attendrait  des  conclusions,  des  vues  sur 
l'avenir  de  tous  ces  artistes;  mais  nous  avons  dit  l'essentiel  au  début.  Tout  n'est 
pas  à  louer  ni  à  conseiller,  tant  s'en  faut.  Il  y  a  des  maladroits,  il  y  a  des  extrava- 
gants et  des  poseurs  ;  mais  l'ensemble  est  frappant  par  une  véritable  recherche 
de  la  sincérité.  La  nature  est  devenue  notre  grande  maîtresse,  la  seule  qu'on 
consulte  et  qu'on  aime.  Si  les  traditions  académiques  diminuent,  le  sentiment 
semble  prêta  faire  irruption  dans  l'art,  et  un  nouvel  idéal  est  en  train  de  se  créer. 
C'est  aux  artistes  à  ne  pas  compromettre  leurs  dons  heureux  par  des  impro- 
visations hâtives,  à  ne  pas  vouloir  parler  trop  tôt  et  trop  vite,  mais  à  méditer 
longuement  leurs  œuvres  en  silence  :  car  les  seuls  germes  féconds  sont  ceux  qui 
sont  restés  longtemps  sous  terre,  obcurs,  ignorés,  avant  de  paraître  à  la  lumière 
et  de  s'épanouir  au  soleil. 


PAUL  LEPRIEUR. 


SOUVENIRS  D'UN   DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  (i) 


M.     LE     COMTE    DE     CLARAC 


(21 


ÊME  après  avoir  rendu  ici  à  la  mémoire  de  M.  le  baron 
Taylor  les  honneurs  que  je  lui  devais,  en  une  notice  (3), 
dont  peut-être,  chers  confrères,  vous  ne  m'avez  pas 
encore  pardonné  les  longueurs,  il  m'a  paru  qu'il  me 
restait  un  autre  devoir  pieux  à  accomplir  auprès  de 
vous,  et  que  ma  conscience  ne  serait  pleinement  apaisée 
que  le  jour  où  j'aurais  loué,  selon  ses  mérites,  devant 
votre  Académie,  celui  qui,  avant  M.  Taylor,  a  occupé  dans  cette  enceinte  le  siège 
dont  vous  avez  bien  voulu  ne  pas  me  juger  indigne.  Cette  succession.  Messieurs, 
me  rend  le  souvenir  de  M.  le  comte  de  Clarac  particulièrement  respectable,  et 
tant  que  son  éloge  n'aura  pas  été  prononcé  devant  vous,  il  me  semblera  que, 
mauvais  héritier,  je  laisse  sans  sépulture  les  ossements  blanchis  d'un  aïeul. 

Elle  est  d'assez  fraîche  date  la  résolution  votée  par  vous,  sur  la  proposition  de 
notre  regretté  confrère  M.  Lefuel,  et  qui  oblige  chacun  de  vos  nouveaux  élus  à 


tt)  Voir  L'Artiste  de  i883  à  1887  passim,  et  Janvier  1888. 

(2)  Cette  notice  a  été  lue  par  M.  le  marquis  de  Chennevières  à  l'Académie  des  Beaux- 
Arts  dans  la  séance  du  19  novembre  dernier. 

(3)  Voir  L'Artiste,  i885,  II,  »45. 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  <j5 


raconter  la  vie  et  les  travaux  de  son  prédécesseur.  Elle  ne  remonte  pas  au  delà 
du  i3  novembre  1867,  et  l'obligation,  est-il  dit  expressément,  ne  devait  pas 
avoir  d'effet  rétroactif.  Avant  cela,  le  secrétaire  perpétuel  de  votre  compagnie 
n'était  tenu  qu'à  des  devoirs  bien  restreints  envers  chacun  des  membres 
décédés.  Encore  savait-il  s'en  affranchir  quand  bon  lui  semblait,  et  c'est  pour- 
quoi, sans  doute,  le  jour  de  l'enterrement  de  M.  de  Clarac,  M.  Raoul-Rochette 
ne  trouva  rien  à  dire  sur  la  fosse  entr'ouverte.  Ce  fut  —  chose  triste  en  vérité  — 
*un  membre  de  l'Académie  des  sciences,  M.  le  vicomte  Héricart  de  Thury,  qui, 
lié  de  vieille  amitié  avec  M.  de  Clarac,  rappela  brièvement  devant  sa  tombe  les 
traits  principaux  de  sa  vie  agitée  et  bien  remplie,  et  se  chargea  de  lui  rendre  les 
suprêmes  et  nécessaires  honneurs. 

Nous  pouvons  avouer  ici,  entre  nous,  que  M.  Raoul-Rochette,  jouissant  d'une 
très  légitime  autorité  sur  son  terrain  d'archéologue,  ne  passait  pas  pour  être, 
dans  la  république  des  érudits,  un  confrère  des  plus  commodes,  ni  un  polémiste 
des  plus  endurants.  Vous  me  pardonnerez.  Messieurs,  de  toucher,  sans  toute  la 
révérence  voulue,  à  la  mémoire  de  l'un  de  vos  anciens  secrétaires  perpétuels, 
vous  souvenant  qu'en  Egypte  les  rois  eux-mêmes  étaient  soumis,  après  leur 
mort,  au  jugement  public.  Celui  qui  exerce  obligatoirement  sur  nous  tous,  à 
tour  de  rôle,  le  droit  et  les  fonctions  de  juge,  ne  trouverait  pas  lui-même  équi- 
table d'échapper  à  toute  réclamation  posthume.  Et,  Dieu  merci,  nous  pouvons 
traiter  aujourd'hui  ce  point  délicat  avec  d'autant  plus  d'aise  et  de  liberté, 
que  jamais  notre  compagnie  n'a  possédé  un  secrétaire  perpétuel  d'esprit  plus 
calme,  plus  équilibré,  plus  ouvert  à  toute  noble  indulgence,  plus  désintéressé  de 
toute  querelle  de  coterie  et  d'école,  plus  impartial,  en  un  mot, ni  aussi  plus  ferme 
dans  la  vérité  que  notre  cher  vicomte  Delaborde. 

Mais  demander  à  votre  secrétaire  perpétuel  de  revenir  de  vingt  ans  en  arrière 
pour  raconter  un  pnssé  déjà  lointain,  quand  il  peut  à  peine  suffire  au  présent  et 
à  son  travail  minutieux  de  chaque  semaine,  et  aussi,  hélas!  à  préparer  l'éloge  de 
confrères  qu'arrache  du  milieu  de  nous  la  mort  toujours  impatiente,  semble- 
t-il,  d'appauvrir  notre  pays,  ne  serait-ce  pas  trop  exiger  des  forces  d'un  homme 
de  tant  de  bonne  volonté  ? 

Messieurs,  n'y  aurait-il  pas  là  une  pieuse  tâche  à  remplir  pour  ceux  d'entre 
nous  qui  ont  connu  jadis  l'un  de  ces  négligés  de  votre  Académie,  s'ils  ont 
quelque  loisir  à  consacrer  à  l'étude  toujours  profitable  des  œuvres  qui  avaient 
créé  à  vos  anciens  confrères  les  titres  légitimant  vos  choix?  Je  vous  rappellerai 
une  fois  encore  que  les  honoraires  amateurs  de  l'ancienne  Académie  royale  se 
prêtaient  volontiers  à  de  pareils  travaux;  et  je  ne  doute  point,  pour  ma  part,  que 
les  membres  libres  de  votre  compagnie  ne  fussent  heureux  de  contribuer,  de 
loin  en  loin,  par  quelque  notice,  à  compléter  la  galerie  des  portraits  de  ceux  qui 
ont  illustré  votre  maison. 


96  L'ARTISTE 


Une  mauvaise  fortune  singulière  semble  s'être  attachée  à  ce  qui  pouvait  servir 
la  renommée  de  M.  de  Clarac.  Même  ces  nécropoles  banales  qu'on  appelle  les 
biographies  universelles,  et  où  les  plus  médiocres  et  les  plus  inutiles,  ceux  dont 
la  mémoire  est  le  plus  contestable,  trouvent  leur  chapelle  étiquetée,  n'ont  pas  su 
tout  d'abord  et  comme  de  parti  pris,  réserver  la  plus  modeste  case  au  souvenir 
de  l'homme  qui  éleva  un  monument  grandiose  à  la  sculpture  universelle.  A  peine 
au  lendemain  de  sa  mort,  dans  le  Moniteur  du  3o  janvier  1847,  un  bout  d'éloge, 
funèbre,  reproduit  en  tête  du  catalogue  de  ses  livres  et  antiquités.  Et  ne  dirait- 
on  pas  que  la  fatalité  s'en  est  mêlée,  quand  on  observe  que  le  buste  destiné, 
dans  le  palais  de  l'Institut,  à  conserver  à  ses  confrères  l'image  du  comte 
de  Clarac,  l'amoureux  passionné  de  la  belle  sculpture  antique  et  moderne, 
est  certainement  l'un  des  plus  déplorables  morceaux  de  marbre  que  nous 
devions  à  la  générosité  de  l'administration  des  beaux-arts  ?  Mais  aussi  quel 
mauvais  génie  l'a  poussé  à  vouer  les  études  et  les  labeurs  de  sa  longue  vie 
à  la  glorification  de  celui  des  arts  que  d'aucuns  estiment  le  plus  difficile,  le  plus 
sévère,  le  plus  noble  en  son  abstraction,  mais  que  le  gros  de  la  foule,  à  cause 
même  de  sa  froide  sévérité,  ne  considère  que  d'un  oeil  distrait  et  ne  pénètre 
qu'avec  effort?  Il  faut  bien  l'avouer,  la  popularité  s'attache  malaisément  aux 
œuvres  et  aux  noms  de  nos  anciens  statuaires.  Tant  qu'il  s'agit  des  contempo- 
rains, que  nous  voyons  vivant  et  travaillant  au  milieu  de  leurs  confrères  des 
autres  arts,  l'indifférence  est  plus  difficile  et  il  ne  nous  coûte  pas  de  mesurer  les 
mérites  et  l'intelligence  de  ces  tailleurs  de  marbre  avec  ceux  des  manieurs  de 
pinceaux  ;  même  il  arrive  que  l'équité  publique  se  rend  compte  de  la  supériorité 
que  peut  avoir  temporairement  un  art  sur  l'autre  dans  le  courant  général  de 
l'école.  Mais  il  est  trop  vrai  que,  dans  la  faveur  et  la  mémoire  des  masses,  la 
part  entre  les  peintres  et  les  sculpteurs  sera  toujours  inégale,  et  cela  se  voit 
assez  dans  nos  bibliothèques,  où  un  volume  à  peine  est  consacré  à  la  gloire  de 
nos  sculpteurs,  quand  dix  autres  plus  pompeux  énumèrent  et  décrivent  et 
reproduisent  par  la  gravure  les  œuvres  de  peintres  fort  secondaires.  La  plume 
brillante  et  chaleureuse  de  notre  regretté  confrère  Charles  Blanc  a  pu  intéresser 
un  nombre  immense  de  lecteurs  à  l'histoire  des  peintres  de  toutes  les  écoles,  et 
nous  savons  tous  que  son  appétit  d'étude  était  aussi  largement  ouvert  à  toutes 
les  manifestations  de  l'art  ;  il  eût  mis  en  lumière  avec  une  pareille  ardeur  le 
génie  des  statuaires  et  celui  des  architectes.  Où  est  l'éditeur  qui  lui  a  proposé 
de  raconter  la  vie  des  plus  fameux  sculpteurs  des  écoles  diverses,  en  illustrant 
son  texte  par  les  estampes  des  marbres  et  des  bronzes,  honneur  de  nos  musées 
ou  de  nos  monuments  ?  Vos  confrères  de  l'Académie  française  avaient  encou- 
ragé par  un  de  leurs  prix  les  travaux  de  M.  Jouin  sur  David  d'Angers  ;  vous, 
Messieurs,  vous  avez  mis  au  concours  l'éloge  de  Coyzevox.  Vous  avez  donné  là 
un  exemple   digne  de  l'élévation  et  de  l'impartialité  de  vos  esprits  ;  et  c'est 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  97 


pourquoi  il  me  semble  que  vous  ne  pouvez  désapprouver  ce  que  je  tente  ici  en 
l'honneur  de  celui  qui  a  consacre'  passionnément  sa  vie  à  la  glorification  de  la 
sculpture. 

La  nation  a  pu,  chose  incompréhensible,  oublier  cette  ère  incomparable  de 
paix,  de  dignité,  d'honnêteté,  de  prospérité  qu'on  appelle  la  Restauration,  et 
l'oublier  à  tel  point,  à  la  distance  de  quarante  années,  alors  que  le  tiers  des 
vivants  de  1870  pouvait  encore  s'en  porter  témoin,  qu'on  a  pu  transformer,  pour 
les  masses  populaires,  cette  époque  bienfaisante  et  lumineuse  en  un  temps 
d'oppression  étroite  et  niaise.  Mais  le  Louvre  ne  saurait  avoir  la  mémoire  si 
courte,  et  ce  que  les  arts  et  nos  musées  doivent  à  ces  quinze  années  est  vérita- 
blement merveilleux.  C'est  d'abord  le  palais  de  Versailles,  qui  deviendra  plus 
tard  la  grande  œuvre  de  Louis-Philippe,  et  que  Louis  XVIII  entreprend,  dès  la 
première  heure,  de  remettre  en  état  d'habitation  royale.  Il  y  emploie  les  jeunes 
pinceaux  de  M.  Heim,  d'Abel  de  Pujol,  de  Mauzaisse,  etc.  —  Puis  c'est  la 
galerie  du  Palais  du  Luxembourg  que  le  même  roi  consacre  aux  œuvres  des 
artistes  contemporains.  —  Puis,  au  Louvre,  ce  sont  les  salles  du  côté  méri- 
dional du  Palais,  dont  on  fait  décorer  les  plafonds  par  Ingres,  Gros,  Vernet, 
Picot,  Heim,  etc.,  que  l'on  destine  à  contenir  les  antiquités  égyptiennes,  grec- 
ques, étrusques,  romaines,  et  qui  formeront,  sous  le  nom  de  Musée  Charles  X, 
l'écrin,  très  nouveau  alors,  des  objets  les  plus  précieux,  entre  les  bijoux  et 
ustensiles  des  civilisations  antiques  ;  —  enfin,  c'est  sous  le  nom  de  Musée 
d'Angoulême,  le  premier  noyau  des  plus  fameuses  sculptures  de  la  Renaissance 
et  des  derniers  siècles,  choisies  dans  la  dispersion  du  Musée  des  Monuments 
français,  et  qui  est  appelé  à  devenir,  pour  l'histoire  de  la  statuaire  depuis  le 
moyen  âge,  ce  que  la  grande  galerie  est  pour  l'histoire  de  la  peinture  depuis 
Cimabue  jusqu'à  M.  Ingres.  —  M.  de  Clarac  fut  le  serviteur  de  ce  beau  mouve- 
ment, de  cette  heure  féconde  et  brillante  dans  l'histoire  de  nos  collections 
nationales.  Il  était  d'une  génération  robuste  avant  tout  et  agissante,  et  qui 
voyait  les  œuvres  à  accomplir  par  leur  côté  d'ensemble,  par  leur  large  façade. 

A  rencontre  de  la  plupart  de  ses  confrères  en  archéologie,  qui  trop  souvent, 
depuis  lors,  ont  dépensé  et  dispersé  leur  érudition  en  menus  mémoires,  M.  de 
Clarac  concentrait  la  sienne  en  livres  denses  et  solides  ;  c'était  l'homme  des 
monuments,  et  celui  qu'il  a  élevé  à  la  statuaire,  son  Musée  de  sculpture  antique 
et  moderne,  est,  à  coup  sûr,  le  plus  considérable  qu'aucun  savant  de  notre  siè- 
cle ait  songé  à  cimenter  de  sa  peine  et  de  sa  fortune  à  la  gloire  de  son  art  favori. 
Son  affaire  n'est  point  de  disserter  avec  raffinement  sur  le  geste  probable  de 
telle  ou  telle  figure  tronquée, ou  sur  les  attributs  hiératiques  de  telle  ou  telle  divi- 
nité. Il  discutait  comme  un  autre  à  l'occasion,  et  il  avait  fait  ses  preuves.  Pour 
les  pas  d'armes  redoutables  des  doctes  polémiques  il  était  aussi  fortement  cui- 
rassé qu'aucun  de  son  temps.  Mais  il  pensait,  non  sans  raison  et  sans  hauteur, 
1S88  —  l'artiste  —  T.  i  7 


98  L'ARTISTE 


que  son  titre  de  conservateur  des  sculptures  du  Louvre  l'obligeait  à  servir  le 
roi  et  le  public  par  de  plus  grandioses  publications  que  celles  des  simples  bro- 
churettes,  bagage  ordinaire  et  suffisant  de  ceux  qui  se  donnnent  l'honorable 
tâche  et  souvent  fort  délicate  d'élucider,  sur  une  œuvre  de  rencontre,  un  point 
parfois  très  curienx  et  litigieux  de  l'histoire  de  l'art  archaïque.  Dans  les  in-folio 
grecs  et  latins,  et  dans  ceux  de  la  Renaissance  et  du  xvii«  siècle,  il  avait  tout 
lu;  dans  ses  voyages,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Europe,  il  avait  tout  vu  ;  et  de  ces 
milliers  de  marbres  et  de  bronzes  qu'il  avait  admirés  de  ses  yeux  et  crayonnés 
de  sa  main,  il  ambitionnait  de  faire  un  corps  de  science,  un  répertoire  colossal, 
où  les  érudits  du  monde  entier  retrouveraient  classées  en  un  ordre  général 
toutes  les  œuvres  de  quelque  valeur,  pouvant  intéresser  la  curiosité  universelle, 
et  dont  ses  études  sur  notre  Musée  national  du  Louvre  demeureraient  le  centre 
et  la  base.  Il  y  usa  sa  vie  et  son  patrimoine,  et  la  patience  infatigable  de  deux 
ou  trois  honnêtes  gens  fanatisés  par  son  indomptable  courage  :  tel  ce  M.  Alkan 
l'aîné  «  typographe,  ancien  directeur  des  Annales  de  la  Typographie  »,  qui  a 
raconté  la  vie  de  son  protecteur  avec  tant  de  naïveté  dans  le  Journal  des  Artistes 
de  1847  ;  —  tel  surtout  ce  pauvre  petit  homme,  M.  Texier,  son  éditeur,  que  nous 
avons  tous  connu,  et  qui  était  resté  le  chien  fidèle,  le  gardien  religieux  de  l'hon- 
neur de  son  maître.  Type  du  dévouement  héroïque  celui-là, d'une  fidélité  si  tou- 
chante qu'elle  en  était  quasi  sublime  ;  car,  après  avoir,  de  son  argent,  fait 
construire  le  tombeau  de  M.  de  Clarac,  il  a  voulu  être  inhumé  à  côté  de  celui 
auquel  il  s'était  consacré  tout  entier,  et  dont  il  avait  connu  de  près  les  dernières  et 
rudes  épreuves.  Même  après  sa  mort,  il  a  tenu  à  être  inséparable  de  M.  de  Clarac, 
comme  on  voit  dans  les  cathédrales  un  personnage  gisant  ayant  sous  ses  pieds  le 
généreux  compagnon  de  ses  fatigues,  qui  l'a  courageusement  servi  de  son  vivant. 
Charles-Othon-Frédéric-Jean-Baptiste,  comte  de  Clarac,  était  né  à  Paris  le 
23  juin  1777.  Son  père  était  maréchal  de  camp  des  armées  du  roi.  Forcé  d'émi- 
grer  en  1790,  il  emmena  avec  lui  son  fils  en  Allemagne.  L'enfant  apprit  là  sans 
effort  une  langue  qui,  plus  tard,  était  destinée  à  lui  fournir  un  utile  instrument 
d'études  pour  ses  travaux  d'érudit.  De  là,  il  passa  en  Italie,  et  nous  savons  tous 
combien,  à  cet  âge  de  prime  jeunesse,  l'air  italien,  tout  imprégné  d'art  et  de 
beauté,  nous  pénètre  par  tous  les  pores,  et  fait  courir,  à  tout  jamais,  au  fin  fond 
de  nos  veines,  la  passion  inextinguible  du  noble  et  du  grand,  et  comment  il  en 
reste  dans  nos  yeux  l'éternelle  vision  des  choses  sublimes.  M.  Alkan  raconte 
que  «  le  cœur  de  M.  de  Clarac  tressaillait  encore  de  joie  lorsqu'un  demi-siècle 
après  il  racontait  ce  premier  voyage.  »  Mais  en  1795  son  père  l'appelait  à  l'ar- 
mée de  Condé,  où  il  servit  en  qualité  de  sous-lieutenant  dans  les  hussards  de  la 
légion  de  Mirabeau.  Après  les  longs  revers  de  cette  petite  armée,  infatigable- 
ment dévoué  à  nos  anciens  rois,  «  M.  de  Clarac  la  suivit  en  Russie  en  1797,  et 
ne  la  quitta  qu'en  1801,  lors  de  son  licenciement.  » 


SOUVENIRS  DUN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS 


99 


De  1804  à  1807,  on  trouve  à  Paris  M.  de  Clarac  collaborant,  par  des  articles 
de  littérature  orientale,  de  beaux-arts  et  de  mélanges  sur  l'histoire  russe  ou  amé- 
ricaine, à  l'un  des  recueils  les  plus  estimés  de  ce  temps,  les  Archives  littéraires 
de  l'Europe,  à  la  rédaction  duquel  prenaient  part  Bernardi,  Dacier,  Dupont  de 
Nemours,  de  Gerando,  Guizot,  Morellet,  Pastoret,  Quatremère  de  Quincy,  de 
Sainte-Croix,  Suart,  Vanderbourg,  Walckenaer  et  autres.  Ce  qui  semble  l'attirer 
plus  particulièrement  dans  ces  études,  ce  sont  les  coutumes  et  les  poésies  des 
populations  indiennes  et  persanes.  Il  va  surtout  emprunter  la  source  de  ses  ana- 
lyses et  de  ses  traductions  aux  Recherches  asiatiques,  '  mémoires  de  la  Société 
établie  au  Bengale.  Mais,  sans  parler  d'un  compte  rendu  du  Salon  de  1806,  il 
s'occupe  déjà_  dans  les  Archives  littéraires  de  sujets  empruntés  à  l'antiquité, 
tels  que  «  la  connaissance  que  les  anciens  avaient  du  verre  ».  Deux  ans  après 
son  dernier  article  dans  le  Recueil  où  il  venait  de  mener  campagne  en  si  docte 
compagnie,  le  jeune  érudit,  en  1809,  retournait  en  Italie,  où,  selon  ses  propres 
et  trop  justes  expressions,  «  il  avait  le  bonheur  de  diriger  les  fouilles  de 
Pompéi.  » 

M.  Alkan  raconte  que,  pendant  le  séjour  de  M.  de  Clarac  à  Naples,  il  était 
devenu  le  précepteur  des  enfants  de  Murât,  et  que  plus  tard  il  revit  à  Paris, 
«  avec  une  satisfaction  inexprimable  »,  le  prince  Achille  Murât,  le  fils  aîné  du 
roi  de  Naples.  Plus  loin,  il  rappelle  que  M.  de  Clarac  ne  se  séparait  jamais 
d'une  très  jolie  bague  en  or,  ornée  d'une  pierre  gravée  antique,  trouvée  dans  les 
ruines  de  Pompéi  et  dont  la  reine  Caroline  Murât  lui  avait  fait  présent.  Il  gar- 
dait non  moins  précieusement  et  avait  fait  encastrer  sur  le  couvercle  de  sa  taba- 
tière d'or  une  petite  médaille  microscopique,  portrait  de  la  princesse  Caroline, 
et  qu'il  tenait  également  d'elle.  «  La  dernière  fois  que  cette  princesse  vint  à 
Paris,  M.  de  Clarac  lui  fit  la  courtoisie  de  faire  couler  à  son  effigie  plusieurs 
médaillons  en  bronze.  C'était  M.  Depaulis,  graveur  en  médailles,  qui  voulut 
bien  se  charger  de  ce  soin  et  préparer  le  modèle.  »  Cette  tendre  piété  dans  les 
jours  mauvais  pour  la  reine  qu'il  avait  servie,  et  dont  il  avait  jadis  éprouvé  les 
bontés,  était  chose  nouvelle  alors  et  touchante,  venant  du  légitimiste  fervent  et 
convaincu  qu'il  se  montra  toujours.  Nous  n'en  voulons  point  toutefois  faire  un 
privilège  de  son  parti.  C'est  devenu,  depuis  lors,  une  aventure  assez  commune, 
dans  ce  monde  des  arts,  des  lettres  et  des  sciences,  qui  n'a  point.  Dieu  merci, 
connu  les  brutales  et  grossières  ingratitudes  de  la  politique,  que  cette  fidélité 
émue  du  souvenir  pour  les  princes  et  les'  princesses  des  dynasties  déchues,  et 
cette  reconnaissance  libre  et  fière  de  tout  cœur  vraiment  noble  pour  les  gracieu- 
setés des  jours  prospères. 

Qu'il  s'agisse  de  la  fortune  administrative  de  M.  de  Cailleùx,  du  baron  Taylor 
et  du  comte  de  Clarac,  c'est  toujours  même  temps,  même  origine  et  même 
histoire.    La  chute  de  l'empereur  et  les  grands  événements  de  18 14  avaient  — 


loo  L'ARTISTE 


raconte  M.  Alkan  —  rappelé  de  Naples  en  France  M.  de  Clarac.  Il  suivit  le  roi 
à  Gand  et  revint  avec  lui  à  Paris.  En  1816,  il  fut  désigné  pour  faire  partie  de 
l'ambassade  extraordinaire  du  duc  de  Luxembourg  au  Brésil.  C'est  à  ce  voyage 
que  l'on  doit  le  dessin  exposé  au  salon  de  1822,  et  si  connu  de  tous  par  la 
gravure  de  Portier  (aujourd'hui  à  la  Chalcographie  du  Louvre),  la  Forêt 
vierge  du  Brésil.  Pour  qu'il  pût  dessiner  à  l'aise  cette  œuvre  singulière,  on 
avoit  cru  devoir  faire  escorter  l'artiste  d'un  certain  nombre  de  nègres,  chargés 
de  le  protéger  contre  les  hôtes  incommodes  de  la  forêt.  Mais,  dès  i8i5,  il  avait 
été  nommé  conservateur  des  antiques,  en  remplacement  de  l'illustre  Visconti 
qui  venait  de  décéder  et  dont  il  ne  parlait  jamais  qu'avec  la  plus  grande  véné- 
ration. Depuis  son  retour  du  Brésil,  il  ne  quitta  plus  la  France  que  pour  faire, 
en  i833,  un  voyage  de  quelques  mois  en  Angleterre  et  en  Ecosse. 

Si  M.  de  Clarac  resta,  même  avec  une  certaine  âpreté,  fidèle  jusqu'au  bout 
à  la  branche  des  Bourbons  qu'il  avait  d'abord  servie,  on  ne  peut  que  lui  en 
faire  honneur.  Les  fortes  convictions  sont  devenues  si  rares  en  notre  siècle, 
que,  pour  demeurer  honnêtement  inébranlable  en  sa  foi  et  en  sa  reconnaissance 
première,  un  homme  grandit  et  prend,  dans  la  perspective  de  nos  contem- 
porains, l'apparence  d'être  d'un  autre  âge  et  d'un  autre  métal.  Dur  aux 
intrigants  et  aux  renégats,  M.  de  Clarac  ne  sut  tenir  parfois,  en  ces  matières, 
ni  sa  langue  ni  sa  plume;  et  il  faut  savoir  gré  au  pouvoir  nouveau  d'avoir  fait 
la  sourde  oreille.  Ce  pouvoir  donnait  là  aux  révolutions  futures  un  exemple  qui 
n'a  guère  été  suivi.  Il  leur  apprenait  comment  un  savant  illustre  qui  honore  son 
pays,  et  qui  se  dépense  sans  compter  pour  sa  gloire,  doit  être,  avant  tout, 
respecté,  même  dans  le  for,  fût-il  imprudent,  de  ses  préférences  intimes  :  qu'en 
un  mot  l'intérêt  et  le  bon  service  du  pays  doivent  passer  avant  les  mesquines 
défiances  des  susceptibilités  politiques.  Ne  savait-on  pas  en  haut  lieu,  aussi 
bien  que  dans  le  monde  savant,  que  ce  rude  et  noble  M.  de  Clarac,  cet  homme 
de  bien  par  excellence,  dont  les  ressources  de  fortune  étaient  médiocres  et 
allaient  chaque  jour  s'épuisant,  consacrait  avec  passion  et  jusqu'à  l'aveuglement 
ce  restant  de  richesse  aux  arts  qu'il  adorait  ;  et  que  nul  n'était  plus  bienveillant 
et  la  main  plus  largement  ouverte  pour  les  artistes  ;  qu'outre  son  immense  et 
dévorante  publication,  il  avait  soutenu  à  ses  frais  l'utile  et  dispendieux  ouvrage 
du  pauvre  Willemin  :  les  Monuments  français  inédits,  pour  servir  à  l'histoire 
des  arts,  des  costumes,  etc.,  continué  après  la  mort  de  Willemin  et  pourvu 
d'un  texte  précieux  par  notre  cher  érudit  M.  André  Pottier;  ne  savait-on  pas 
qu'arrivé  lui-même  quasiment  à  la  gêne  et  à  la  misère,  il  s'était  vu  obligé  de 
céder  à  la  ville  de  Toulouse,  en  échange  d'une  rente  viagère,  son  propre 
cabinet  d'antiquités  dont  il  était  justement  fier  ;  et  que,  pareil  à  l'alchimiste  qui 
jette  ses  meubles  dans  son  fourneau,  c'était  avec  le  produit  de  cette  vente  et 
ses  maigres  appointements  qu'il  entretenait  toujours  et  toujours,  et  avec  plus 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  loi 


d'acharnement  que  jamais,  l'impression  et  la  gravure,  pousse'es  avec  des  soins 
maniaques,  de  ces  livraisons  sur  livraisons  dont  il  ne  devait  pas  voir  les 
dernières  î 

Je  ne  vous  fatiguerai  point,  Messieurs,  du  détail  de  ses  ouvrages.  Si  nous 
parlions  devant  l'Acade'mie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  à  laquelle  ses  titres 
lui  permettaient  de  prétendre  presque  aussi  justement  qu'à  la  vôtre,  nous  nous 
arrêterions  sur  chacune  de  ses  dissertations  pleines  de  vues  justes  et  de  déduc- 
tions ingénieuses,  remarquables  souvent  par  leurs  singularités  bibliographiques. 
J'en  veux  du  moins  citer  les  titres  depuis  l'œuvre  de  début,  Fêtes  des  anciens, 
imprimée  à  Naples  vers  1809,  au  moyen  d'une  petite  presse  particulière  dont 
il  avait  confié  le  maniement  à  un  domestique  du  palais  de  la  reine  Caroline; 
puis  les  93  pages,  Sur  les  Fouilles  de  Pompéi,  également  imprimées  à  Naples 
en  181 3,  illustrées  de  seize  planches  dessinées  par  l'auteur,  et  dont  il  n'est  venu 
en  notre  pays  qu'un  bien  petit  nombre  d'exemplaires.  M.  de  Clarac  a  voulu 
que  vous  possédiez.  Messieurs,  parmi  les  insignes  raretés  de  votre  bibliothèque 
de  l'Institut,  l'un  de  ces  exemplaires,  fort  unique  à  coup  sûr  en  son  espèce, 
car  il  n'était  pas  seulement  enrichi  d'abondantes  notes  marginales,  mais  recom- 
plété de  sa  page  93,  disparue  dans  l'un  des  nombreux  voyages  qu'il  avait  faits 
entre  les  mains  d'emprunteurs  peu  scrupuleux. 

Dans  sa  Description  des  antiques  du  Musée  royal,  commencée  par  feu  M.  le 
chev.  Visconti,  continuée  et  augmentée  de  plusieurs  tables,  par  M.  le  comte  de 
Clarac,  conservateur  des  antiques  dudit  Musée  (Paris,  impr.  Hérissant  Le  Doux, 
1820),  et  dans  sa  Description  des  ouvrages  de  la  sculpture  française  des  XVI», 
XVI I'  et  XVI II"  siècles,  exposés  dans  les  salles  de  la  galerie  d' Angoulême 
(Paris,  Impr.  royale,  1824),  M.  de  Clarac  avait  fait  acte  de  conservateur  savant 
et  consciencieux  des  sculptures  du  Louvre.  Il  avait  rempli  avec  honneur  les 
devoirs  de  sa  fonction;  et  ses  catalogues  sont  restés  jusqu'après  1848  le  guide 
des  curieux  et  des  étrangers  dans  notre  superbe  collection  nationale  ;  et  depuis 
lors,  hélas  !  leur  absence  nous  a  fait  défaut  à  tous,  car,  chose  triste  à  con- 
fesser, après  un  demi-siècle  ils  n'ont  pas  été  remplacés.  Mais  le  grand  monument 
de  M.  de  Clarac,  là  où  il  est  tout  entier,  honneur  et  science,  et  dont  nul  savant 
d'Europe  n'a  jamais  conçu  ni  édifié  le  pareil,  c'est  ce  «  Musée  de  sculpture 
antique  et  moderne,  ou  description  historique  et  graphique  du  Louvre  et  de 
toutes  ses  parties,  des  statues,  bustes,  bas-reliefs,  et  inscriptions  du  Musée 
royal  des  Antiques  et  des  Tuileries,  et  de  plus  de  2,5oo  statues  antiques,  dont 
5oo  au  moins  sont  inédites,  tirées  des  principaux  Musées  et  des  diverses  collec- 
tions de  l'Europe  ;  accompagné  d'une  Iconographie  égyptienne,  grecque  et 
romaine,  et  terminée  par  l'Iconographie  française  du  Louvre  et  des  Tuileries. 
(Dédié  d'abord  à  Sa  Majesté  Charles  X.)  Paris, Impr.  royale, chez  Victor  Texier 
graveur,    1826- 1846,  texte  gr.    in-80   et  planches    au  trait,  gr.  in-40  obi.   »  Un 


10»  L'ARTISTE 


pareil  titre  est  comme  une  table  des  matières.  Qui  prétendrait  vous  dire, 
Messieurs,  en  quelques  lignes,  ce  que  M.  de  Clarac  a  fait  entrer  dans  ces  six 
énormes  volumes  dont  les  derniers,  après  la  mort  de  l'auteur  et  sur  ses  manus- 
crits, ont  été  religieusement  conduits  à  bonne  fin  par  M.  Alfred  Maury,  seul 
capable  d'un  pareil  labeur,  et  de  classer  ces  myriades  de  notes  dont  M.  de  Clarac 
avait  usage  de  charger,  recharger,  surcharger,  les  épreuves  de  chacune  de  ses 
pages  et  dont  la  vue  seule  donne  le  vertige  ? 

Ce  n'est  pas  seulement  le  monde  des  antiquaires,  depuis  qu'antiquaires  il  y  a, 
qui  est  venu  se  fondre  et  se  compiler  là-dedans,  par  la  description  et  l'explica- 
tion, et  l'histoire  de  toutes  \\&s  statues  antiques  connues,  et  de  tous  les  bas- 
reliefs,  grecs  et  romains,  et  des  autels,  cippes,  candélabres,  sièges,  etc.,  et  des  ins- 
criptions grecques  et  latines,  et  quoi  encore  ?  l'iconographie  de  l'univers  ancien  ; 
c'est  la  mythologie  tout  entière  qui  y  passe,  ou,  pour  mieux  dire,  les  mythologics 
de  tous  les  peuples  connus  ;  il  n'est  si  petit  personnage  des  temps  fabuleux  qui 
n'ait  là  sa  notice  étudiée  d'après  les  hiérographes  les  plus  oubliés.  Mêlez  à  tout 
cela  l'histoire  avec  le  chaos  débrouillé  de  ses  dates  et  ses  détails  biographiques  les 
plus  précis  sur  les  figures  représentées  et  sur  les  artistes  de  toutes  les  époques, 
et  les  investigations  les  plus  approfondies  sur  les  costumes  de  l'antiquité  ;  et  avant 
cela,  un  demi-volume  qui  serait  un  livre  sur  la  partie  technique  de  la  scuplture, 
et  l'autre  moitié  de  ce  volume  qui  restera  comme  la  monographie  la  plus  com- 
plète du  Louvre  et  des  Tuileries  et  où  M.  de  Clarac  a  rassemblé,  avec  la  plus  mi- 
nutieuse patience  et  la  plus  exacte  critique,  tout  ce  que  l'on  pouvait  savoir  alors 
sur  les  excellents  sculpteurs,  architectes  et  artistes  de  toute  sorte  qui  avaient  pris 
part,  depuis  l'origine,  à  la  construction  et  à  la  décoration  de  ces  palais  fameux  ; 
et  les  1,1 36  planches  dont  les  cuivres  sont  conservés  à  la  Direction  des  Beaux- 
Arts,  et  qui  pourraient  servir  à  la  réimpression  d'un  ouvrage  trop  vite  épuisé  et 
si  précieux  pour  l'enseignement  supérieur  de  nos  écoles.  Quand  je  vous  disais. 
Messieurs,  que  ce  livre  monumental  était  un  monde,  et  que  celui  qui  l'avait  conçu 
et  poursuivi  jusqu'à  la  folie  des  plus  minimes  recherches,  n'avait  point  la  taille 
d'un  homme  de  notre  siècle  aux  études  légères  et  dispersées,  et  où  l'on  semble 
craindre  de  bâtir  sur  des  fondations  trop  puissantes  ! 

Un  jour  Charles  X,  aux  Tuileries,  félicite  M.  de  Clarac  de  la  beauté  de  son 
ouvrage  :  «  Sire,  répondit  le  savant,  je  remercie  Votre  Majesté  de  ses  bons  sou- 
venirs, mais  avec  de  pareilles  entreprises  on  va  droit  à  l'hôpital.  —  Nous  irons 
ensemble  »,  répliqua  le  vieux  roi,  en  lui  frappant  sur  l'épaule.  Et  ce  mot  à 
M.  de  Clarac  fait  songer  à  celui,  plus  touchant  peut-être  encore,  de  ce  même 
roi  à  Chateaubriand  quelques  années  après  à  Holyrood,  ce  mot  d'une  insou- 
ciance si  noble  sur  sa  royale  indigence.  Et  sans  doute  penserez-vous  comme 
moi.  Messieurs,  qu'en  notre  siècle,  assoiffé  d'or  sans  vergogne,  et  où  les  plus 
hauts  parvenus  de  la  politique  se  sont  montrés  les  plus  âpres  au  gain  et  au  thé- 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES   BEAUX-ARTS  io3 


saurisement,  il  sied  mieux  à  un  gentilhomme,  fût-ce  au  premier  gentilhomme  de 
France,  de  mourir  pauvre  qu'enrichi. 

Pour  en  revenir  à  la  liste  de  ses  publications  courantes,  tantôt  escarmouches 
d'archéologue,  tantôt  solides  enseignements  de  conservateur,  comment  M.  de 
Clarac  n'eût-il  pas  e'te'  l'un  des  premiers  à  parler  de  la  conquête  sans  pareille 
que  la  France  et  les  arts  venaient  alors  de  faire?  Aussi,  dès  1821,  publiait-il  son 
savant  me'moire  «  sur  la  statue  antique  de  Vénus  Victrix,  découverte  dans  l'île 
de  Milo  en  1820;  transportée  à  Paris  et  donnée  au  roi  par  M.  le  marquis  de 
Rivière  ».  Il  faisait  suivre  ce  mémoire  d'une  courte  dissertation  «  sur  la  statue 
antique  connue  sous  le  nom  de  Germanicus,  et  d'un  personnage  romain  de 
Mercure  ». 

En  1829,  il  faisait  imprimer,  dans  sa  chère  ville  de  Toulouse,  ses  «  Artistes  de 
l'antiquité,  ou  table  aphabétique  contenant  jusqu'au  vi=  siècle  de  notre  ère,  tous 
les  statuaires,  les  sculpteurs,  les  peintres,  les  architectes,  les  fondeurs,  les  gra- 
veurs en  pierres  fines  que  nous  ont  transmis  les  auteurs  anciens  et  les  mouu- 
numents  »  ;  travail  qui  laisse  entrevoir  des  lectures  immenses,  et  dont  tous  les 
érudits  de  son  temps  ont  profité,  à  commencer  par  M.  de  Montabert  pour  son 
Traité  de  la  Peinture. 

Puis  venaient  encore,  en  i83o,  ses  «  Mélanges  d'antiquités  grecques  et  romai- 
nes, ou  Observations  sur  plusieurs  bas-reliefs  antiques  du  Musée  royal  du 
Louvre,  et  réplique  à  la  réponse  de  M.  Félix  Lajard,  de  l'Académie  royale  des 
Inscriptions  ».  Il  s'agissait  dans  cette  «  réplique  »  d'un  sien  article  «  sur  le  bas- 
relief  mithriaque  du  Musée  royal  du  Louvre  ». 

Et  parallèlement  à  son  ouvrage  cyclopéen  du  Musée  de  sculpture,  M.  de 
Clarac  menait  la  composition  et  l'impression  très  chargée  et  compacte  de  son 
«  Manuel  de  l'histoire  de  l'art  chez  les  anciens  jusqu'à  la  fin  du  vi«  siècle  de 
notre  ère.  1 830-1847.  ^  tomes  en  4  parties  ». 

C'est  à  propos  de  ce  Manuel  que  le  pauvre  souffre-douleur,  le  témoin  martyr 
de  ce  remanieur  perpétuel  de  ses  propres  textes,  «  sans  plan  et  sans  méthode 
arrêtée  »,  M.  Alkan  l'aîné,  s'écriait  :  «  Il  faudrait  un  volume  entier  et  non  quel- 
ques colonnes  pour  faire  l'historique  de  ces  quatre  volumes  in-12,  pour 
raconter  les  vicissitudes  qu'ils  ont  éprouvées,  les  changements,  les  métamor- 
phoses que  l'auteur  leur  a  fait  subir  successivement.  Nous  y  avons  consacré 
quatorze  années  pleines  et  entières  de  notre  existence.  Que  de  travaux,  que  de 
démarches  chez  les  artistes,  que  des  tribulations,  mon  Dieu!  —  Ces  quatre 
volumes  inédits  sont  venus  se  joindre  au  Musée  de  sculpture  pour  achever  la 
ruine  de  leur  malheureux  auteur...  » 

Pour  le  second  volume  de  son  Manuel,  M.  de  Clarac  avait  fait  graver,  toujours  à 
ses  frais,  un  alphabet  étrusque  et  un  alphabet  ponctué  afin  de  représenter 
toutes  les  lettres  qui  se  trouvent  sur  les  vases  étrusques  et  sur  les  pierres  gra- 


104  L'ARTISTE 


vées  ;  et  les  épreuves  de  ce  volume  avaient  été  revues  par  M.  Dubois,  sous-con- 
servateur des  Antiques,  très  versé  dans  la  glyptographie  et  la  dactyliographie,et 
qui  mourut  quelques  jours  avant  M.  de  Clarac.  Nous  l'avons  connu,  ce  M.  Du- 
bois, qui  n'était  guère  d'humeur  plus  accommodante  que  celle  de  son  maître.  Il 
avait  le  verbe  très  drôle  et  la  dent  très  dure,  et  son  manque  de  respect  remon- 
tait parfois,  —  Dieu  lui  pardonne,  — jusqu'à  M.  de  Cailleux.  Pour  jouer  pièce 
à  ses  confrères  les  archéologues,  on  le  savait  homme  à  imaginer  les  plus  singu- 
lières supercheries,  et  c'est  lui  qui  leva  ce  lièvre  dont  tout  le  monde  antiquaire 
fut  si  vivement  ému,  d'une  lame  en  plomb  trouvée  à  l'intérieur  d'une  statue  de 
bronze,  et  qui  donnait  le  nom  de  son  sculpteur. 

Voici  d'ailleurs  le  récit  de  l'aventure,  tel  que  l'a  résumé  M.  Alkan  :  «  Le 
Musée  royal  avait  acheté,  en  i835,  du  savant  antiquaire  M.  F.  Millingen,  une 
statue  d'Apollon  Philésius,  trouvée  près  de  Livourne.  Malgré  tous  les  soins 
que  l'on  prit  de  cette  jolie  statue  depuis  son  acquisition,  on  aperçut  des  traces 
d'oxydation.  En  1842,  M.  le  directeur  des  Musées  royaux  prit  le  sage  partie  de 
faire  vider  cette  statue.  Comme  M.  le  comte  de  Clarac  était  à  la  campagne,  ce 
soin  fut  confié  à  M.  J.-J.  Dubois,  sous-conservateur  du  musée  des  Antiques, 
qui  s'adjoignit  M.  Laitié,  sculpteur,  et  d'habiles  ouvriers.  Cette  statue  avait 
longtemps  séjourné  dans  la  mer  ;  on  en  retira  naturellement  du  sable  ;  mais 
bientôt  il  en  sortit  une  lame  de  plomb,  couverte  d'oxyde,  car  c'est  cette  lame 
qui  faisait  tout  le  procès  chimique  à  la  statue  d'Apollon.  Sur  cette  lame  de 
plomb,  sous  une  épaisse  couche  de  poterie,  la  sagacité  de  M.  Dubois  sut 
bientôt  découvrir  le  nom  de  l'artiste  qui  a  trouvé  ce  moyen  ingénieux  de 
passer  à  la  postérité,  car  on  sait  que,  dans  les  temps  anciens,  il  était  défendu 
aux  artistes  d'inscrire  leurs  noms  sur  leurs  ouvrages.  » 

M.  de  Clarac  ne  manqua  pas  de  s'occuper  d'un  incident  étrange  qui  touchait 
de  si  près  sa  conversation  des  Antiques,  et  en  mai  1834  (?)  il  faisait  imprimer 
chez  Vinchon  la  brochure  de  16  pages  intitulée  :  «  Sur  une  inscription  gravée 
sur  une  lame  de  plomb  trouvée  dans  une  statue  en  bronze  du  Musée  du 
Louvre,  et  sur  les  signatures  inscrites  parles  artistes  grecs  sur  leurs  ouvrages.» 

Rien  d'ailleurs  de  ce  qui  touchait  à  l'archéologie  ne  lui  était  indifférent,  et 
le  vieux  Paris  ne  lui  était  guère  moins  cher  que  l'antique  Athènes  ;  c'est  ainsi 
qu'il  avait  fourni  l'article  sur  Saint-Germain-l'Auxerrois  à  la  belle  publication  de 
l'un  de  ses  meilleurs  amis,  l'un  de  vos  anciens  confrères,  et  que  j'ai  encore  eu 
l'honneur  d'approcher  dans  l'un  des  premiers  jurys  de  peinture  que  j'aie  fré- 
quentés en  nos  Salons  annuels  ;  Souvenirs  du  vieux  Paris;  exemples  d'ar- 
chitecture de  temps  et  de  style  divers.  Trente  vues  dessinées  d'après  nature,  par 
le  comte  Turpin  de  Crisse,  membre  honoraire  de  l'Académie  des  Beaux-Arts. 
Dédié  au  duc  de  Bordeaux.  Avec  des  notices  historiques  et  descriptives,  par 
M""  la  princesse  de  Craon,  M"»»  le  comtesse  de  Meulan  et  par  MM.  de  Beau- 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS  io5 

chesne,  Castellane,  de  Clarac,  de  Courchamps,  de  Laporte,  de  Lasalle,  de 
Pastoret,  Quatremère  de  Quincy,  Raoul-Rochette,  de  Rességuier,  Revoil,  du 
Sommerard  etde  Vimeux.  Il  existe  de  ce  premier  recueil  in-folio  deux  éditions, 
l'une  de  i835,  l'autre  de  iSSj. 

On  peut  dire  que  l'œuvre  de  M.  de  Clarac  était  accomplie  —  sauf  cette 
grande  publication  qui  le  dévora  jusqu'à  la  fin,  comme  le  vautour  Prométhée  — 
quand  l'Académie  des  Beaux-Arts  eut  à  cœur  de  couronner  cette  œuvre,  en 
appelant  parmi  ses  membres  celui  qui  avait  tant  fait  pour  le  noble  art  de  la 
sculpture.  Il  fut  élu  académicien  le  26  mai  i838,  et  le  roi,  quatre  jours  plus 
tard,  approuvait  l'élection.  Il  succédait  dans  votre  compagnie,  Messieurs,  à  un 
aimable  amateur,  dessinateur  habile  de  paysages,  et  qui  nous  a  laissé  un  beau 
livre  sur  Fontainebleau,  Antoine- Laurent  Castellan,  né  à  Montpellier  le 
ler  février  1772,  mort  le  2  avril  i838;  celui-ci  appartenait  à  votre  Académie 
depuis  le  6  avril  1816.  —  M.  de  Clarac,  après  avoir  joui  huit  ans  seulement 
d'une  confraternité  qui  lui  avait  été  un  grand  orgueil  et  un  grand  réconfort, 
laissait  sa  place  parmi  vous.  Messieurs,  à  M.  le  baron  Taylor,  un  homme  de 
la  même  trempe  et  de  la  même  génération  vigoureuse,  laborieuse  et  entrepre- 
nante et  qui  sut,  Dieu  merci,  garder  trente-deux  ans  ce  même  siège,  pour  repré- 
senter dans  votre  société,  après  les  études  sévères  et  quasi  abstraites  de  l'art 
antique,  le  respect  de  nos  monuments  nationaux  et  des  reliques  trop  long- 
temps et  trop  injustement  dédaignées  des  arts  du  moyen  âge  et  de  la 
Renaissance. 

Je  n'ai  vu  de  près  M.  de  Clarac  que  trois  ou  quatre  fois,  les  jours  où  les 
besoins  de  son  service  ou  de  ses  études  appelaient  impérieusement  dans  les 
bureaux  du  Louvre  le  conservateur  de  la  sculpture  antique  et  moderne.  Les 
conservateurs  de  ce  temps-là  n'avaient  point  de  cabinet  administratif  dans  le 
Musée,  et  si  M.  Granet  avait  pied  dans  le  palais,  ce  n'était  point  comme  con- 
servateur de  la  peinture,  mais  à  titre  d'artiste  gratifié  d'un  atelier.  D'ailleurs 
dans  les  dernières  années  du  règne  de  Louis-Philippe,  l'autorité  des  musées 
royaux  et  leurs  relations  avec  le  public  étaient  toutes  concentrées  dans  les 
mains  du  directeur,  M.  de  Cailleux,  exclusivement  préoccupé  de  la  grande 
œuvre  du  Musée  de  Versailles.  Les  catalogues  du  Louvre,  quand  catalogue  il 
y  avait,  —  je  parle  de  la  peinture  et  des  dessins,  —  se  rédigeaient,  comme 
besogne  de  bureau,  par  les  employés  de  l'administration,  sous  la  responsabilité, 
l'initiative  et  le  contrôle  du  directeur,  et  c'est  ainsi  que  lorsqu'un  heureux 
mouvement  d'études  et  de  curiosité,  manifesté  par  certaines  publications  du 
dehors,  amena  vers  1847  M.  de  Cailleux  à  la  refonte  érudite  du  catalogue  de  la 
peinture,  il  chargea  non  pas  M.  Granet,  mais  M.  Eud.  Soulié  que  vous  avez 
connu,  depuis,  conservateur  de  Versailles,  et  qui  n'était  alors  que  simple  commis 
d'une  classe    supérieure  à  la  mienne,  de  relever  les  signatures  et  les  dates  ins- 


io6  L'ARTISTE 


crites  sur  les  tableaux,  et  de  chercher  les  origines  et  l'histoire  de  chaque 
œuvre  soit  dans  les  anciens  inventaires ,  soit  dans  les  guides,  soit  dans  les 
biographies,  —  point  de  départ  de  ces  excellents  livrets  de  M.  Villot  et  de 
M.  Reiset,  qui  ont  depuis  servi  de  modèles  aux  catalogues  de  la  province  et  de 
l'étranger. 

M.  de  Clarac  et  M.  Granet  ne  nous  apparaissaient  donc  que  fort  rarement  au 
Louvre,  et  je  n'ai  pu  garder  qu'un  souvenir  fugace  du  premier,  soit  quand 
nous  le  voyions  allant  et  venant  à  travers  la  grande  cour  de  ce  palais,  dont  les 
salles  basses  étaient  son  domaine,  soit  alors  qu'il  cédait  à  son  habitude 
italienne  de  la  sieste  dans  le  fauteuil  de  notre  chef  de  bureau.  Je  me  rappelle 
pourtant  sa  taille  moyenne  et  robuste,  et  sa  tête  solide  et  carrée  à  la  chevelure 
bien  plantée  et  encore  abondante.  Quant  à  M.  Granet,  il  venait  coiffé  de  sa 
calotte  le'gendaire,  s'asseoir,  une  fois  par  mois,  devant  le  poêle  de  notre  rez-de- 
shausSée  de  la  cour  du  Sphinx,  et  y  devisait  un  moment  avec  sa  bonhomie 
accoutumée.  C'est  tout  ce  qui  me  reste  en  mémoire  de  ces  deux  personnages 
illustres,  à  moi  l'un  des  derniers  survivants  de  l'ancienne  administration  des 
Musées.  Mais  nous  savions  que  M.  de  Clarac  poursuivait  chez  lui  avec  une 
persévérance  indomptable,  l'immense  publication  du  Musée  de  Sculpture, 
et  son  ombre  fidèle,  le  bon  petit  M.  Texier,  ne  nous  laissait  rien  ignorer  de 
l'activité  de  son  maître.  M.  de  Clarac  ne  devait  point  d'ailleurs  tarder  à  dis- 
paraître, car  il  mourut  le  20  janvier  1847.  Trois  jours  après,  le  personnel  du 
Louvre  était  appelé  à  sa  cérémonie  funèbre.  Je  me  souviens  que  c'est  dans 
l'étroit  escalier  qui  montait  à  l'appartement  modeste  de  cet  infatigable  travailleur, 
rue  du  Faubourg-Saint-Honoré,  que  je  rencontrai  pour  la  première  fois  notre 
cher  confrère  M.  le  comte  de  Nieuwerkerke,  le  futur  directeur  des  Musées . 
Celui-ci  devait  plus  tard,  en  1834,  commander  pour  le  Louvre  au  sculpteur 
A.  Arnaud  le  buste  de  son  vieil  ami  et  le  placer  sur  l'une  des  cheminées  du 
Musée  Charles  X,  non  loin  du  buste  de  Visconti,  que  M.  de  Clarac  n'avait 
jamais  cessé  d'exalter  comme  le  premier  et  le  modèle  des  antiquaires  de  l'Europe, 
et  dont  il  avait  continué  et  amplifié  les  beaux  classements  et  les  savants  cata- 
logues. M.  de  Nieuwerkerke  fit  mieux  encore.  Dans  les  dernières  années  de 
sa  surintendance,  il  attacha  à  la  conservation  des  Antiques  du  Louvre  un  jeune 
archéologue  de  bon  œil  et  de  bon  jugement,  plein  d'ardeur  et  de  science  et 
qui  appartenait  à  la  famille  de  M.  de  Clarac,  M.  Héron  de  Villefosse. 

Vous  savez  ce  qu'il  est  devenu  ;  il  est  aujourd'hui  l'un  de  vos  confrères,  dans 
l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres.  Il  a  su  rendre  au  Louvre  de  si  vail- 
lants services  par  son  intuition  solide  et  pénétrante  des  choses  de  goût,  par  son 
esprit  sûr  et  bien  ordonné,  par  ses  travaux  déjà  nombreux,  par  son  amour  héré- 
ditaire de  la  maison  qu'il  a  protégée  aux  côtés  de  notre  cher  Barbet  de  Jouy 
durant  la  Commune  ;  il  a  su,  au  dehors,  se  faire  estimer  si  haut  parmi  ses  con- 


SOUVENIRS  D'UN  DIRECTEUR  DES  BEAUX-ARTS 


107 


frères  en  recherches,  par  son  savoir  spe'cial  d'épigraphiste,  et  cette  curiosité  si 
précieuse  et  communicative,  de  omni  re  scibili,  en  ce  qui  touche  le  cadre  très 
large  de  l'archéologie,  que  le  voilà,  quarante  ans  après  la  mort  de  M.  de  Clarac, 
occupant  à  bon  droit  et  à  l'appel  de  tous,  le  fauteuil  de  conservateur  des  Anti- 
ques qu'on  a  illustré  dans  sa  famille,  et  ce  n'est  pas  lui  qui  laissera  dépérir  cette 
mémoire  vénérée. 

A  défaut  de  M.  de  Villefosse,  que  vos  usages  ne  permettent  pas,  et  je  le  regrette, 
d'aller  chercher  dans  l'Académie  voisine  pour  vous  raconter  la  vie  si  pleine 
d'oeuvres  de  ce  parent,  dont  il  prolonge  au  Louvre  les  traditions,  j'ai  là  assis 
près  de  moi.  Messieurs,  un  de  nos  chers  confrères,  M.  Heuzey,  qui  eût  pu  vous 
parler  de  M.  de  Clarac  avec  une  bien  autre  compétence  que  la  mienne.  M.  de 
Clarac  ne  m'appartient  à  moi,  très  ignorant  et  très  indigne,  que  par  la  filiation  de 
nos  sièges,  mais  à  M.  Heuzey  est  échu,  au  Louvre,  l'un  des  départements  du 
vaste  empire  que  M.  de  Clarac  tint  jadis  entre  ses  mains,  et  vous  savez  avec 
quelle  érudition  brillante,  ingénieuse  et  nouvelle  notre  confrère  gouverne  aujour- 
d'hui ce  département.  Je  dis  vaste  empire  ;  sous  M.  de  Clarac,  il  ne  l'était  pas 
autant  que  de  nos  jours,  où  il  s'est  fort  étendu  par  le  grossissement  des  séries 
anciennes,  et  par  des  conquêtes  de  provinces  alors  entièrement  inconnues  et 
que  nous  ont  values  les  fouilles  merveilleuses  non  seulement  sous  la  vieille 
Grèce,  mais  dans  les  sables  d'Asie  et  d'Afrique  et  jusque  dans  les  forêts  d'Amé- 
rique. Force  a  bien  été  de  partager  cet  immense  domaine  quasi  sans  bornes  et 
qui  s'accroît  et  s'accroîtra  désormais  à  chaque  heure  et  qu'on  ne  peut  plus  par- 
courir qu'en  épelant  chaque  matin  une  langue  nouvelle,  un  alphabet  nouveau, 
domaine  auquel  n'eût  pu  suffire  ni  M.  de  Clarac,  malgré  ses  larges  épaules,  ni 
pas  un  de  sa  taille. 

Nos  jeunes  conservateurs  du  Louvre  ont  matière  à  ajouter  de  beaux  volumes 
au  Musée  de  sculpture  antique  et  moderne  de  M.  de  Clarac  ;  mais  ils  ne  doivent 
jamais  le  laisser  oublier.  Ce  Clarac  c'est  l'ancêtre,  c'est  le  pionnier  des  travaux 
formidables,  celui  qui  a  appris  au  Louvre  comment  un  passionné  du  beau  et  de 
la  gloire  peut  à  la  science  qu'il  adore  et  à  la  sainte  maison  dans  laquelle  il  s'est 
incarné,  sacrifier  sa  vie,  ses  veilles  sans  repos,  et  l'héritage  de  ses  aïeux  et  jus- 
qu'au pain  de  ses  derniers  jours. 


(A  suivre) 


PH.  DE  CHENNEVIERES. 


L'EXPOSITION    DES    ŒUVRES 


GUSTAVE     GUILLAUMET 


'exposition  posthume  des  ouvrages  d'un 
peintre  est  souvent  une  épreuve  dange- 
reuse. Par  le  prestige  d'une  exécution 
brillante,  par  les  ressources  d'une  imagi- 
nation vive  qui  lui  fait  trouver  chaque 
année,  à  l'époque  du  Salon,  un  sujet  frap- 
pant et  imprévu;  quelquefois  même  par 
sa  seule  influence  personnelle  sur  un 
groupe  de  clients  qui  chantent  ses  louan- 
ges, plus  d'un  artiste  sans  grand  talent  trouve  le  moyen  d'enchaîner  le  succès 
pendant  toute  sa  vie.  Mais  qu'on  ne  s'avise  pas  de  réunir  dans  un  même  lieu, 
après  sa  mort,  les  ouvrages  de  ce  prétendu  triomphateur  !  La  juxtaposition  de 
tant  d'œuvres  fêtées,  qui  semblerait  au  moins  devoir  faire  ressortir  la  fertilité 
d'esprit  du  peintre  dans  le  choix  des  sujets,  ne  servira  qu'à  mettre  en  relief  la 
monotonie  d'un  procédé  habile  mais  superficiel,  qui  cache  mal  l'indigence  du 
fond  et  l'absence  des  qualités  fondamentales. 
En  revanche,  voyez  comme  la  conscience  en  art  est  la  meilleure  et  la  plus 


LARTISÏK 


f"'- 


j:  ^»iicu^2^ 


INTERIEUR    A    I,A-ALJA 


Ijup.  A.  l*orc.a.b''uf , 


L'EXPOSITION    DES   ŒUVRES   DE   GUSTAVE    GUILLAUMET     109 


sûre  de  toutes  les  habilete's  !  Guillaumet  n'avait  jamais  cherché  à  éblouir  la 
foule  ;  il  n'avait  jamais  frappé  sur  le  moindre  tam-tam,  pour  forcer  l'attention 
de  ceux  que  l'art  véritable  n'intéresse  pas;  naïvement,  loyalement,  par  un  effort 
continu  vers  le  mieux,  il  s'était  affranchi  peu  à  peu  de  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  les  lisières  de  l'école,  de  ce  qui  n'est  en  réalité  que  la  compré- 
hension incomplète  des  principes  nécessaires,  principes  que  la  tradition  conserve 
et  que  bien  des  gens  savent  transmettre  par  la  parole  sans  pouvoir  les  ensei- 
gner par  l'exemple.  Les  matériaux  que  la  nature  offre  à  l'art  sont  si  complexes, 
si  brouillés  les  uns  dans  les  autres,  qu'un  jeune  homme  a  bien  de  la  peine  à 
démêler  au  milieu  de  ce  riche  chaos  le  choix  qu'il  devrait  faire.  Les  leçons 
reçues  à  l'école  ou  ailleurs  sont  déjà  un  guide  précieux  pour  le  commençant  ; 
puis  vient  l'imitation  d'un  maître  préféré,  c'est-à-dire  l'utilisation,  de  seconde 
main,  des  éléments  que  le  maître  avait  directement  empruntés  à  la  nature,  iné- 
puisable réservoir  des  formes  et  des  couleurs  ;  enfin,  après  cette  double  initia- 
tion, rélève  sincère  finit  par  devenir  un  maître,  ce  qui  veut  dire  qu'à  son  tour 
il  choisit  dans  l'univers  visible  les  éléments  les  plus  conformes  à  son  tempé- 
rament d'artiste.  Quant  aux  habiletés  de  pinceau,  le  jeune  homme  destiné  à 
devenir  un  maître,  ne  s'en  occupe  pas,  n'ayant  rien  à  cacher.  On  trouve 
toujours  le  moyen  d'exprimer  simplement  ce  qu'on  a  profondément  senti. 

C'est  ainsi  que  fît  Guillaumet.  Il  progressa  constamment,  cherchant  toujours 
à  être  plus  près  du  vrai,  ne  négligeant  aucun  enseignement,  ne  dédaignant  au- 
cun exemple,  mais  réagissant  de  toutes  ses  forces  contre  l'imitation  super- 
ficielle et  par  conséquent  servile. 

L'exposition  actuelle  permet  de  suivre  pas  à  pas  Te  développement  de  son 
originalité.  Ayant  fait  cette  étude  antérieurement  (i),  nous  nous  garderons  de  la 
recommencer  ici  ;  mais  il  ne  sera  pas  mal,  pourtant,  de  citer  trois  tableaux  déjà 
anciens  dans  son  œ-.ivre  et  que  peu  de  gens  se  rappellent.  Son  Marché  arabe 
dans  la  plaine  de  Tocria,  qui  parut  au  Salon  de  i865,  appartient  aujourd'hui  au 
musée  de  Lille.  C'est  une  œuvre  de  transition  où  se  meuvent  un  grand  nombre 
de  personnages.  On  peut  y  trouver  quelque  papillotage  au  premier  plan,  mais 
les  foules  du  second  et  les  montagnes  du  lointain  sont  déjà  presque  irrépro- 
chables. Au  Salon  de  1867,  Aïn-Kerma  (la  Source  du  Figuier),  aujourd'hui  au 
musée  de  Pau,  montre  encore  une  imitation  indirecte  des  maîtres  antérieurs  par 
la  préoccupation  des  tons  éclatants  et  contrastés  :  c'est  une  jolie  symphonie,  ce 
n'est  pas  encore  tout  à  fait  la  nature  consultée  directement.  Le  Campement  d'un 
Gotim  (Salon  de  1870,  musée  de  La  Rochelle)  est  curieux  par  le  mélange  d'im- 
pressions étrangères  qui  s'y  trouve  uni  à  une  sûreté  d'observation  déjà  remar- 
quable :    on  dirait  un  tableau  de  Fromentin    repeint  avec   plus  de  fermeté  et 

(i)  Voir  L'Artiste,  mai  1887. 


ito  L'ARTISTE 

moins  de  légèreté  par  un  artiste  consciencieux,  puis  repris  çà  et  là  par  un 
excellent  élève  de  Delacroix,  qui  aurait  donné  de  la  tournure  à  quelques  per- 
sonnages et  introduit  dans  l'harmonie  générale  un  peu  crue  quelques-uns  de  ces 
beaux  rouges  qui  éclatent  sourdement  dans  les  ouvrages  de  l'auteur  des  Con- 
vulsionnaires  de  Tanger.  Guillaumet  est  déjà  un  peu  plus  lui-même  dans  la  Halte 
de  chameliers  du  Salon  de  1875. 

Nous  avons  dit  tout  à  l'heure  qu'il  arriva  un  jour  à  ne  plus  imiter  personne, 
mais  à  s'inspirer  librement  des  conseils  et  des  exemples  de  maîtres  vivants  ou 
morts.  Millet  fut  certainement  un  de  ses  éducateurs  par  l'exemple  ;  mais  Fran- 
çois Bonvin,  le  grand  artiste  qui  vient  de  mourir,  fut  à  la  fois  un  de  ses  meilleurs 
amis  et  de  ses  plus  utiles  conseillers.  Nous  avons  recueilli  à  ce  sujet,  de  la 
bouche  de  M™»  Guillaumet,  des  renseignements  bien  intéressants.  Guillaumet 
connaissait  Bonvin  dès  avant  1875  ;  à  cette  époque  déjà  il  lui  écrivait  à  peu 
près  ceci  :  «  Je  suis  mécontent  de  ma  Halte  de  chameliers.  Pourtant,  je 
l'enverrai  au  Salon  pour  obéir  à  des  amis  qui  me  le  conseillent  ».  Deux  ans 
après,  on  peut  prendre  sur  le  fait  la  part  de  collaboration  de  Bonvin,  en 
comparant  l'étude  et  le  tableau  du  Marché  arabe  du  Salon  de  1877.  Le  tableau 
est  trois  fois  plus  grand  que  l'étude  ;  on  peut  constater  entre  les  deux 
beaucoup  de  différence  ;  l'étude  garde  une  certaine  supériorité  par  un  accent 
de  nature  plus  intense,  mais  le  tableau  reprend  l'avantage  de  deux  façons. 
D'abord  la  composition  y  est  plus  légère,  moins  touffue,  plus  élégante  par 
les  silhouettes;  ce  perfectionnement,  sans  aucun  doute,  appartient  en  propre 
à  Guillaumet,  qui  a  toujours  eu  le  sens  de  la  composition  développé  à  un  degré 
extraordinaire.  Ce  qui  provient  de  Bonvin,  c'est  le  conseil  de  simplifier  l'effet, 
d'alléger  le  ciel  et  surtout  d'éteindre  dans  une  gamme  générale  les  colorations 
un  peu  trop  vives  :  voyez  par  exemple  comment,  grâce  aux  conseils  d'un  homme 
qui  connaissait  tout  le  prix  de  la  sobriété,  le  vert  métallique  du  grand  arbre  qui 
domine  la  colline  s'est  adouci  presque  jusqu'au  gris  ;  comment  le  tapis  étendu 
sur  le  sable,  d'un  bleu  un  peu  cru  et  d'une  surface  un  peu  cahotée  dans  l'es- 
quisse, a  pris  dans  le  tableau  un  aspect  doux  et  vrai,  au  point  de  devenir  une 
excellente  nature  morte  qui  se  laisse  voir  sans  se  montrer. 

Bonvin  était  un  admirateur  des  Hollandais  ;  il  connaissait  à  fond  les  lois  de 
la  perspective  aérienne  ;  et  c'est  lui  qui  a  sinon  éveillé  —  la  chose  était  déjà 
faite  depuis  longtemps  —  au  moins  avivé,  chez  Guillaumet  le  goût  de  ces 
«  problèmes  de  la  lumière  »  que  ses  derniers  ouvrages  ont  montré  si  habile- 
ment résolus.  Les  «  intérieurs  »  dont  nous  aurons  à  [parler  tout  à  l'heure  le 
prouveront  surabondamment. 

Plaçons  ici  quelques  détails  sur  sa  manière  de  travailler.  II  réfléchissait  beau- 
coup avant  de  «  s'asseoir  »  devant  la  nature.  Quand  il  avait  trouvé  l'endroit 
favorable,  il  commençait  toujours   son  travail   par  une  étude  peinte.  Bien  des 


L'EXPOSITION    DES   ŒUVRES    DE   GUSTAVE    GUILLAUMET     m 

gens  préfèrent  débuter  par  un  dessin,  et  cette  méthode  semblerait  la  plus  natu- 
relle, puisqu'elle  va  du  simple  au  composé  ;  mais  on  peut  se  rendre  compte 
aussi  que  l'impression  première  étant  une  impression  d'ensemble,  c'est  celle-là 
qu'on  exprimera  avec  le  minimum  d'effort.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  procédé  réus- 
sissait à  Guillaumet,  car  la  présente  exposition  est  remplie  d'esquisses  très 
savoureuses,  les  unes  aussi  petites  qu'un  feuillet  de  papier  à  lettre,  les  autres 
deux  ou  trois  fois  plus  grandes,  qu'il  achevait  souvent  en  quelques  heures, 
absolument  d'après  nature.  Ce  premier  travail  fait,  ayant  appris  par  cœur  l'ossa- 
ture de  son  paysage,  il  exécutait  un  dessin  très  serré,  qui  devait  le  guider  plus 
tard  là  où  son  pinceau  un  peu  fiévreux  aurait  exprimé  plutôt  les  valeurs  que  les 
lignes.  Puis,  venaient  des  dessins  plus  petits  pour  les  détails,  les  figures,  plantes, 
rochers  ou  cailloux. 

Parfois  il  faisait  deux  études  et  plusieurs  dessins,  portant  dans  chacun  d'eux 
son  attention  sur  des  points  différents. 

L'exposition  actuelle  montre  côte  à  côte  ou,  du  moins,  pas  loin  les  uns  des 
autres,  un  grand  tableau  et  l'étude  qui  a  servi  à  le  faire  ;  souvent  même  un 
dessin  s'y  trouve  joint.  Il  est  bien  intéressant  de  comparer,  par  exemple,  le 
grand  tableau  de  la  Séguia  avec  l'étude  d'un  pied  de  longueur  où  se  retrouvent 
déjà  complètement  la  contexture  des  détails,  le  grain  de  l'écorce  du  tronc 
d'arbre  creusé  qui  conduit  l'eau,  la  rugosité  des  terres  au  bord  du  ruisseau  ; 
en  même  temps  un  petit  dessin  exécuté  légèrement,  mais  avec  une  extrême 
précision  qui  n'exclut  pas  la  souplesse,  permet  d'imaginer  comment  l'artiste, 
muni  de  si  précieux  renseignements,  pouvait  rentrer  sans  inquiétude  dans  son 
atelier  de  Ville-d'Avray. 

Son  grand  Intérieur  saharien  fut  fait  dans  les  mêmes  conditions  avec 
une  petite  étude  à  l'huile  où  se  trouvent  d'autres  figures,  et  un  dessin  (appelé 
comme  l'étude,  à  La-Alia)  qui  est  à  la  fois  très  serré  et  très  gros  d'exécution. 
Ce  dessin  conserve  près  du  berceau  une  figure  qui  se  trouvait  primitivement 
dans  le  grand  tableau,  mais  qui  en  fut  ôtée,  au  mieux  de  l'effet  général,  après 
bien  des  réflexions  et  des  hésitations,  car  Guillaumet  faisait  tous  ses  efforts  pour 
ne  rien  livrer  au  hasard. 

Parfois  ses  études  s'appliquaient  à  un  même  endroit,  mais  avec  des  variantes 
considérables.  Il  avait  une  préférence  marquée  pour  ces  délicieux  bords  de 
rivière  un  peu  encaissés  et  chargés  de  palmiers,  où  le  lit  est  de  sable  avec  une 
mince  couche  d'eau  qui  serpente  au  travers.  On  peut  compter,  dans  l'exposition 
actuelle,  huit  à  dix  de  ces  bords  de  rivière,  qui  sont  un  ravissement  des  yeux 
et,  selon  une  expression  très  juste,  un  vrai  «  bouquet  de  couleurs  ».  L'étude  ne 
perd  rien  de  son  charme  quand  elle  est  peuplée  de  ces  élégantes  figures  de 
laveuses  qui  semblent  venir  en  ligne  droite  de  Tanagra,  et  qui,  vêtues  d'un 
costume  léger,  jambes  et  bras  nus,  pressent  de  leurs  talons   le  linge  savonneux 


112  L'ARTISTE 


ou  encore,  accroupies,  le  battent  d'une  branche  de  palmier.  Leurs  costumes, 
dont  la  couleur  est  adoucie  par  la  distance,  sont  tantôt  d'un  rouge  vif  qui  égaie 
tout  le  tableau,  tantôt  d'un  bleu  intense  et  presque  sévère  qui  devient  une  note 
dominante  et  qui  donne  à  la  composition  son  assiette  au  point  de  vue  des 
valeurs.  Heureux  l'acheteur  qui  aura  choisi  à  la  vente  ces  œuvres  charmantes,  si 
légèrement  brossées,  qui  semblent  un  rêve  fixé  par  la  baguette  de  quelque  magi- 
cien. Nous  ne  plaindrons  pas  davantage  les  futurs  possesseurs  d'un  dessin  déli- 
cieux représentant  le  même  site  avec  des  groupes  de  laveuses  debout  :  c'est  à 
peine  commencé,  semble-t-il,  tant  le  crayon  est  discret,  mais  il  n'y  a  rien  à 
ajouter  dans  cette  œuvre  si  blonde  et  si  ensoleillée,  où  le  besoin  de  la  couleur 
même  ne  se  fait  pas  sentir. 

Dans  les  six  ou  sept  dernières  années  de  sa  trop  courte  carrière,  Guillaumet 
s'était  aperçu  qu'il  entasssait  les  études  par  centaines  et  que  jamais,  dût-il 
vivre  un  siècle,  il  ne  pourrait  traduire  en  tableaux  un  si  grand  nombre  de 
documents;  il  prit  alors  le  parti  d'emporter  des  toiles  ou  des  panneaux  plus 
grands  et  de  faire  des  «  tableaux  d'après  nature  ».  De  là  est  venue  la  surprise 
de  cette  exposition.  Personne,  sauf  quelques  rares  amis  de  l'artiste,  ne  soup- 
çonnait de  telles  richesses.  Peu  couru  par  les  marchands  de  tableaux,  —  peut- 
être  parce  qu'il  ne  courait  pas  après  eux,  —  il  était  presque  inconnu  du  grand 
public,  et  les  artistes  eux-mêmes,  à  moins  d'être  admis  tout  à  fait  dans  son 
intimité  et  d'avoir  droit  à  des  fouilles  dans  ses  armoires,  le  considéraient 
•volontiers  comme  un  chercheur  au  travail  lent. 

C'était  une  erreur  absolue.  Guillaumet  avait,  au  contraire,  en  présence  delà  nature 
un  enthousiasme,  une  allégresse  qui  faisait  son  travail  joyeux  et  son  exécution 
rapide.  Les  plus  belles  heures  de  sa  vie  se  sont  écoulées  au  fond  du  désert,  dans 
les  endroits  perdus  que  nul  voyageur  n'avait  jamais  visités,  et  où,  ayant  pour 
habitation  une  masure  en  pisé,  il  vivait  absolument  de  la  vie  primitive,  en  libre  et 
constante  communion  avec  la  nature.  Sa  seule  occupation,  là-bas,  était  de  vivre 
dans  le  beau,  comme  les  ascètes  des  premiers  siècles  vivaient  en  Dieu.  Loin  des 
entraves  de  la  civilisation,  les  soucis  de  la  vie  matérielle  n'existaient  pas  pour 
lui  ;  car  sa  chère  femme  (combien  peu  l'auraient  imitée  1|  le  suivait  courageu- 
sement dans  le  désert,  lui  ôtait  les  cailloux  du  chemin,  jouait  autour  de  lui, 
sans  se  lasser  jamais,  le  rôle  d'une  fée  bienfaisante,  prévenait  ses  moindres 
désirs,  lui  préparait  ses  pinceaux,  ses  couleurs  et  ses  toiles,  lui  cherchait  de 
beaux  sites,  pénétrait  dans  les  intérieurs  les  plus  fermés  —  où  l'autorité  mili- 
taire elle-même  n'aurait  guère  pu  entrer  qu'en  blessant  les  convenances  arabes, 
—  et  là,  grâce  à  quelques  notions  de  la  langue  du  pays,  usant  des  innocentes 
roueries  féminines  que  lui  inspirait  le  désir  de  donner  à  Guillaumet  une  joie 
artistique,  elle  amadouait  le  maître  du  logis  et  apprivoisait  les  femmes.  Ce  résul- 
tat était  plus  difficile  à  obtenir  qu'on  ne  pourrait  l'imaginer.  Parfois,  quand  l'artiste 


L'EXPOSITION    DES    ŒUVRES    DE    GUSTAVE    GUILLAUMET     n3 

pénétrait  dans  un  intérieur,  les  femmes  occupées  à  tisser,  à  carder,  à  filer,  à 
préparer  le  kouskoussou,  le  regardaient  avec  des  yeux  de  gazelles  effarouchées, 
puis,  pendant  qu'il  préparait  sa  palette,  disparaissaient  silencieusement. 
L'artiste  se  trouvait  en  présence  d'une  nature  morte  !  A  la  longue,  pourtant,  la 
diplomatie  de  sa  femme  finissait  par  triompher  de  la  sauvagerie  des  habitants 
du  lieu. 

l\me  Guillaumet  a  donc  été  la  véritable  collaboratrice  de  son  mari.  Sans  elle, 
ces  admirables  intérieurs,  qui  sont  l'œuvre  maîtresse  de  l'artiste  et  l'honneur  de 
son  exposition  posthume,  n'auraient  certainement  pas  pu  être  exécutés.  Parmi 
ces  intérieurs,  citons  les  Tisseuses,  qui  a  été  gravé  par  M.  Guérard  ;  Pileuses  et 
Cardeuses  à  Bou-Saada,  où  Guillaumet  représenta  dans  leurs  costumes  pitto- 
resques trois  figures  de  femmes  exécutées  avec  une  préoccupation  du  modelé 
serré,  qui  montre  combien  le  besoin  de  la  perfection  le  dominait.  S'il 
avait  vécu  davantage,  il  aurait  certainement  cherché  à  introduire  dans  sa 
peinture  un  reflet  des  qualités  qui  ont  fait  d'Ingres  le  plus  grand  peintre  du 
siècle. 

II  exécuta  plusieurs  tableaux-études  d'un  Intérieur  à  Biskra.  Cette  fois,  la  porte 
qu'éclaire  la  pièce  n'est  pas  ménagée  dans  le  mur  du  fond,  comme  dans  le 
grand  Intérieur  saharien  qui  est  la  propriété  de  M.  Hakim;  elle  est  perpendi- 
culaire au  plan  du  tableau,  et  la  lumière  extérieure  pénètre  un  peu  oblique- 
ment, du  haut  en  bas,  avec  toutes  les  dégradations  possibles  sur  le  mur  du  fond. 
Dans  l'un  d'eux  une  figure  est  debout  au  bas  des  marches  que  domine  la 
porte  ;  dans  un  autre,  la  figure  est  debout  sur  la  plus  haute  marche,  en  pleine  lu- 
mière; dans  une  autre  encore,  des  figures  sont  assises  par  terre,  et  il  y  a  vraiment  du 
rembranesque  dans  le  mystère  de  leur  clair-obscur.  Guillaumet  avait  été  évidem- 
ment très  frappé  de  cet  effet  de  lumière  oblique,  si  riche  et  si  doux,  car  il  agran- 
dit un  de  ces  tableaux-études  pour  faire  un  tableau  proprement  dit,  qui  porte  le 
dernier  numéro  du  catalogue.  C'est  une  merveille  de  poésie  simple,  d'harmonie 
et  d'intimité,  une  de  ces  œuvres  que  l'on  crée,  non  pas  pour  amuser  les  yeux 
d'un  indifférent,  mais  pour  donner  un  peu  de  son  àme  à  une  autre  âme. 

Son  Intérieur  à  Bou-Saada,  dont  il  a  fait  aussi  plusieurs  dessins  d'après 
nature,  est  peut-être,  de  tous  ses  derniers  tableaux-études,  celui  où  l'on  trouve 
le  plus  de  promesses  pour  un  avenir  qui,  hélas  1  ne  devait  pas  être  long.  C'est 
une  habitation  comme  tant  d'autres,  en  terre  crue,  dont  le  toit  est  soutenu  par 
des  piliers  de  bois.  A  gauche,  près  du  centre,  une  femme  est  assise  par  terre 
avec  un  petit  enfant  sur  un  genou  ;  à  droite,  près  du  cadre,  s'ouvre  une  porte  par 
où  pénètre  la  lumière,  et  dans  l'embrasure  de  laquelle  une  autre  femme  est 
debout.  L'effet  général  est  celui  d'une  grande  unité,  d'une  sobre  richesse.  Mais 
ce  qu'il  y  a  de  plus  frappant  dans  cet  ouvrage,  c'est  la  noblesse  de  la  figure 
assise,  c'est  plus  encore  la  largeur  et  la  souplesse  de  son  modelé,  qui  fait  penser 
;  888  —  l'artiste  —  t.  i  8 


114 


L'ARTISTE 


à  Henner,  ou  à  Millet  quand  il  prend  la  peine  de  modeler.  Encourage',  un  peu 
exalté  par  les  éloges  de  quelques  amis  qui  louèrent  cette  toile,  Guillaumet 
avait  rêvé  d'en  tirer  une  Nativité.  La  femme  assise  serait  devenue  la  vierge, 
l'enfant  aurait  pris  le  nom  de  Jésus,  et  la  porte  de  droite  aurait  laissé  entrer, 
dans  son  large  rayon  de  lumière,  les  adorateurs  du  Messie  annoncé,  parmi 
lesquels  se  serait  trouvé  un  berger  debout,  mais  penché  vers  l'enfant  divin,  et 
jouant  delà  cornemuse  pour  lui  seul.  Le  projet  de  ce  tableau  existait  en  dessin. 
Quel  regret  de  penser  qu'il  est  resté  à  l'état  de  projet!  Guillaumet  aurait  trouvé 
là  l'occasion  d'agrandir  encore  son  style,  car  —  comme  noblesse  —  sujet  oblige. 
Mais  laissons  cela.  L'exposition  actuelle  montre  que  Guillaumet  a  assez  fait 
pour  sa  gloire  et  que  la  prostérité  s'occupera  de  lui. 

E.  DURAND-GRÉVILLE. 


THÉÂTRE     NOUVEAU 


'esprit,  las  des  perpétuelles  histoires  à  dormir  debout 

que  ressassent  sans  fin  les  dramaturges,  a  salué  avec 

joie    l'apparition   d'un  art  à  la  fois   plus    simple   et 

plus  complexe,   qui  récrée  les  yeux,  charme  l'imagi- 

I  ^  kT         nation,  le  berce  de  chères  visions,  et  ce  sans  fatigue, 

ife  I      V^        î  sans  ennui,  en  doublant  le  plaisir  par  la  façon  dont 

m    [     -vî'''^^^     on-   I2    savoure,    entre    deux  bocks,   le  cigare  ou  la 

I    1      k"\  cigarette  aux  lèvres,  dans  un  milieu  tout  intime,  en 

■    I  /y)/Ja\        une  salle  exiguë,  mais  ornée  à  profusion  de  tableaux,  de 

i5^^_,Jt — ----i        dessins,d'aquarelles,de  bibelots  indigènes  et  exotiques. 

Cet  art  est  vieux  déjà,  mais  il  a  été  si  bien  rajeuni  qu'on  peut  le  dire  né  d'hier. 

Ceux  qui  l'ont  créé  s'appellent  Willette,  Henri  Rivière,   Caran   d'Ache,  Somm, 

Auriol,  Steinlen,  et  quelques  autres  que  j'ai  avec  ingratitude  oubliés. 


n6  L'ARTISTE 


Il  a  eu  pour  parrain  ce  personnage  étonnant  qui  a  nom  Rodolphe  Salis,  gcn- 
tilhomme-cabaretier  —  le  dernier  peut-être,  car  le  rôle  est  difficile  à  tenir  —  et 
son  berceau  a  été  le  Chat  noir,  ce  caravansérail  où  tant  d'Orientaux  de  Paris, 
dont  le  cerveau  est  plein  de  soleil,  en  dépit  de  notre  atmosphère  embrumée, 
sont  venus  effeuiller  des  roses,  où  Rollinat  est  venu  conter  ses  Névroses,  où 
Goudeau  a  éparpillé  ses  Fleurs  de  Bitume,  Charles  Frémine  secoué  les  odorants 
bouquets  des  Pommiers,  Charles  Gros  égrené  les  strophes  de  ballades  roman- 
tiques, Paul  Marrot  énuméré  les  bonheurs  de  son  Paradis  moderne. 

Quel  Parisien,  ayant  dépassé  la  trentième  année,  n'a  pas  gardé,  en  quelque  coin 
de  sa  mémoire,  l'enfantine  et  ravissante  souvenance  de  Séraphin  et  de  ses  ombres, 
spectacle  naïf  qui  lui  faisait  battre  le  cœur  autrement  fort  qu'il  ne  battit  depuis, 
même  aux  poignantes  complications  des  drames  de  M.  d'Ennery,  même  aux 
attendrissantes  conceptions  du  Maître  de  Forges,  cette  gloire!  Oui,  qui  ne  se 
souvient,  parmi  les  hommes  d'âge  moyen,  ayant  «  vu  le  jour  »  entre  Montrouge 
et  Montmartre,  des  délices  de  Séraphin  ? 

Eh  bien,  ce  théâtre  nouveau,  c'est  Séraphin,  mais  Séraphin  devenu  artiste 
impeccable,  artiste  et  poète.  Séraphin  non  plus  ad  usum  pueri,  mais  à  l'usage 
des  grandes  personnes,  et  non  de  toutes  encore!  Car  de  même  qu'il  fallait  être 
enfant,  c'est-à-dire  doué  de  toutes  les  aimables  qualités  des  êtres  qui  n'ont  pas 
encore  été  momifiés  par  le  collège,  le  comptoir  ou  la  caserne,  et  chez  qui  la 
moindre  sensation  développe  au  suprême  toutes  les  facultés  intellectuelles,  —  de 
même,  pour  s'intéresser  aux  merveilles  artistiques  du  Chat  noir,  il  faut  posséder 
ce  quelque  chose  qu'on  n'acquiert  jamais,  quand  on  ne  l'a  pas,  fût-ce  au  prix  des 
plus  louables  efforts,  l'originalité  de  l'esprit,  l'horreur  du  convenu,  l'amour  du 
Beau. 

Or,  c'est  justement  d'une  réunion  de  jeunes  hommes  qui  possédaient  ce  quel- 
que chose,  dessinateurs  sachant  faire  «  parler  »  le  crayon,  ennemis  de  la  règle 
académique,  et  ne  croyant  pas  qu'il  suffisait,  pour  faire  œuvre  d'art,  de  croquer 
le  bonhomme  suivant  les  meilleurs  modèles,  qu'est  venue  l'idée  de  rejeunir,  de 
transformer  les  vieilles  ombres  en  honneur  dans  notre  enfance.  Pour  varier, 
pour  trouver  un  autre  plaisir,  frère  de  celui  qui  consiste  à  déclamer  des  vers 
colorés  et  harmonieux,  à  dire  des  chansons  spirituelles  et  moqueuses,  ils  vou- 
lurent avoir  une  petite  scène  pour  eux,  où  ils  pourraient  donner  l'essor  au  vol 
triomphal  de  la  Fantaisie. 

Ainsi  firent-ils.  Les  premiers  essais  furent  timides.  Ce  fut  d'abord  de  simples 
silhouettes,  de  noires  ombres  qu'ils  promenaient  sur  la  toile  transparente.  Puis 
ils  firent  des  groupes,  des  théories  qu'ils  faisaient  défiler,  traduisant  par  le 
dessin,  les  humouristiques  chansonnettes  de  JulesJouy,  entre  autres /e5  Sergots. 
Puis  encore,  agrandissant  les  sujets,  ils  tirèrent  de  leurs  ombres,  détachées  et 
groupées,  des  motifs  de  saynètes.  C'était  encore  Séraphin,  sauf  l'allure  artistique 


THEATRE   NOUVEAU 


117 


en  plus.  Mais  le  genre  était  trouvé.  Il  n'y  avait  plus  que  des  perfectionnements  à 
apporter.  Alors  les  buveurs,  les  habitués  montèrent  au  premier,  devinrent  des 
spectateurs  ;  le  public  suivit.  Le  Théâtre  nouveau  était  sorti  des  limbes,  il  donnait 
des  représentations  régulières,  fort  suivies. 

Dès  ce  moment,  il  n'y  eut  plus  de  trêve.  Il  fallait  améliorer,  transformer  les 
ombres.  Et  chacun  rivalisa  d'ingéniosité.  Aux  silhouettes  dessinées  et  collées 
ensuite  sur  du  carton  que  l'on  découpait  avec  les  ciseaux,  lesquelles  se  défor- 
maient et  ne  présentaient  plus  une  netteté  de  lignes  suffisantes,  succédèrent  les 
silhouettes  découpées  dans  le  zinc.  Puis  on  essaya  de  leur  donner  le  mouvement 
et  la  couleur,  bras,  jambes,  têtes  remuèrent,  donnant  l'illusion  de  la  vie  à  toutes 
ces  créatures  coquettes  et  grotesques.  Caran  d'Ache  fit  1808,  qui  fut  l'embryon 
de  l'Epopée,  série  de  tableaux  militaires,  d'une  grande  intensité,  avec  une  note 
comique,  amusante.  Des  trucs  avaient  été  introduits;  au  commandement,  les 
soldats  formaient  le  carré,  présentaient,  reposaient,  chargeaient  leurs  armes,  se 
mettaient  à  genoux  et  faisaient  feu,  car  les  ressources  de  la  pyrotechnie  étaient 
employées.  Les  auteurs  en  étaient  arrivés  aux  projections  à  la  lumière  du  gaz 
oxygène,  et  inventaient  chaque  soir  quelque  ingénieuse  combinaison. 

Aujourd'hui,  le  théâtre  du  Chat  noir  est  machiné  comme  un  grand  théâtre,  et 
l'on  est  tout  surpris  quand  on  pénètre,  faveur  insigne  1  dans  les  coulisses,  de 
voir  tous  ces  agencements  singuliers  dont  on  ignore  le  fonctionnement.  On  y 
donne,  dans  la  même  soirée,  quatre  pièces,  —  je  me  sers  de  ce  mot  ne  sachant 
lequel  conviendrait  le  mieux,  et  ce  mot  est  encore  à  forger  —  ayant  chacune  leur 
originalité  propre,  leur  caractère,  leur  charme.  La  première  est  une  joyeuseté  de 
Sahib,  le  fin  dessinateur  de  la  Vie  parisienne.  C'est  la  Partie  de  Whist.  Sur  un 
vaisseau  de  guerre  anglais,  le  commodore,sa  femme,  un  autre  partenaire,  plus 
un  groom  amateur  qui  font  la  galerie,  ont  engagé  la  fameuse  partie.  Le  vaisseau 
secoué  par  la  tempête,  bondit  sur  les  vagues,  mais  rien  ne  fait  sortir  les  joueurs 
de  leur  imperturbabilité.  Le  navire  est  attaqué  par  un  corsaire  français.  Le  canon 
tonne.  La  partie  continue.  Le  navire  est  pris  à  l'abordage,  il  devient  la  proie  de 
l'incendie,  et,  sur  un  radeau,  on  voit  encore,  impavidumferient  ruince!  les  mêmes 
personnages,  dans  la  même  attitude,  jouant.  C'est  ensuite  la  très  gracieuse  et 
très  bouffonne  aventure  du  Fils  de  l'Eunuque,  de  Somm.  Une  intrigue  au  sérail  ; 
sultanes,  bayadères  conspirant  contre  le  maître,  au  profit  d'un  jeune  alphonse 
de  barrière,  fils  de  l'eunuque,  dont  le  costume  réaliste  contraste  furieusement 
avec  les  magnificences  du  harem.  L'occident  l'emporte  sur  l'orient,  et  le  jeune 
alphonse  trône  à  son  tour,  à  la  place  du  pacha,  sur  les  coussins  de  soie  brodée, 
toujours  coiffé  de  la  symbolique  casquette  à  trois  ponts.  Là,  les  ombres  ont  dis- 
paru, les  couleurs  les  plus  suaves  ou  les  plus  éclatantes  jettent  leur  note  gaie 
sur  la  toile  transparente.  Après,  c'est  le  délicieux  poème  de  Willette,  le  peintre 
exquis,  suggestif,  qui  allie  à  la  grâce  des  maîtres  du  xviii=  siècle,  la  nervosité  de 


18  L'ARTISTE 


notre  époque  maladive,  et  qu'on  pourrait  nommer  le  Watteau  du  modernisme, 
lequel  s'est  laissé  décorer  des  palmes  académiques. 

Pierrot  est  amoureux.  Mais  la  femme  qu'il  adore,  reste  insensible;  court  vêtue 
comme  une  danseuse,  elle  se  tient  immobile,  froide,  toute  troublante  cependant 
en  sa  pose  de  statue,  rebelle  à  toutes  les  avances  de  son  pauvre  amant  au  visage 
enfariné.  Pierrot  est  poète,  mais  les  strophes  enflammées  ne  brûlent  pas  la  mar- 
moréenne personne.  Il  prend  un  violon  qui  soupire  une  pure  mélodie  et,  nouvel 
Orphée,  il  charme  les  animaux,  les  fleurs,  la  nature  animée  et  inerte  :  mais  la 
femme  ne  bouge.  Il  veut  alors  user  de  l'insolence,  il  fait  son  faquin  et,  superbe 
dans  son  habit  noir,  impertinent,  il  off're  un  bouquet  à  la  belle,  et  elle  ne  s'émeut 
point.  Pierrot  désolé  s'adonne  au  travail.  On  le  voit,  les  épaules  courbées,  les 
bras  tirés  par  le  poids  de  lourds  arrosoirs,  aller  et  venir  sur  le  sol  ingrat  qu'il 
veut  ensemencer.  La  femme  est  toujours  dédaigneuse.  Mais,  ô  prodige!  Pierrot, 
en  retournant  la  terre  avec  sa  bêche,  trouve  un  louis.  «  Il  fait,  dans  cet  écu,  reluire 
lé  soleil.  »  Aussitôt,  la  rigide  statue  se  transforme;  elle  devient  légère,  aérienne 
comme  un  papillon  et  aussi  brillante  ;  ses  bras  tendus  avec  volupté,  elle  enlace 
le  cou  de  Pierrot.  C'est  VAge  d'or.  On  ne  peut  transcrire  l'impression  que  laisse 
au  spectateur  ce  petit  chef-d'œuvre  d'une  ironie  mélancolique. 

Et  voici  la  Tentation  de  saint  Antoine,  la  pièce  capitale.  Le  rideau  se  lève  sur 
le  désert  de  la  Thébaïde.  L'anachorète  est  en  prière,  sa  contention  d'esprit  est 
si  grande  qu'il  a  l'air  d'un  cataleptique,  et  les  insectes,  rassurés  par  son  immo- 
bilité, vaguent  autour  de  lui,  tranquilles.  Une  énorme  arraignée  tisse  sa  toile 
au-dessus  de  la  tête  d'Antoine.  Mais  voici  le  génie  tentateur.  Il  prend  le  saint  et 
lui  fait  visiter  successivement  le  monde  sous-marin,  les  profondeurs  sidérales 
où  les  astres  promènent  leurs  masses  lumineuses  ;  puis  il  le  conduit  dans  un  port, 
pour  le  rendre  témoin  de  la  prodigieuse  activité  humaine.  Les  navires  balancent 
leurs  agrès,  les  panaches  de  fumée  s'échappent  des  cheminées  d'usines,  les 
machines  fonctionnent,  les  volants  et  les  roues  d'engrenage  évoluent  :  c'est  la 
science  et  ses  applications  diverses,  qui  ébaubit  le  croyant.  Le  tableau  change. 
Le  diable  va  tenter  saint  Antoine  par  les  sens.  Il  le  conduit  aux  Halles,  précédé 
par  l'auteur  du  Ventre  de  Paris  qui  vient  là  documenter  et  peut-être  aussi  com- 
mettre le  péché  de  gourmandise.  Le  saint  est  inébranlable,  sa  foi  résiste  aux  plus 
rudes  assauts.  Alors,  en  avant  la  volupté  !  Et  voici  le  cortège  de  la  Reine  de  Saba, 
composé  de  bataillons  de  femmes  de  toutes  les  races,  nues  comme  la  main  ou 
demi-voilées  dans  les  étoffes  dont  la  transparence  laisse  deviner  les  plus  secrets 
contours.  Mais  aucune  de  ces  innombrables  beautés  n'a  le  pouvoir  de  séduire  le 
saint.  Il  faudrait  qu'il  succombât,  cependant  ;  et  puisque  toutes  les  tentations  de  la 
chair  n'ont  pas  eu  de  prise,  c'est  par  l'esprit  de  doute  et  de  discussion  qu'il  va  être 
assailli.  Et  le  malheureux  saint  voit  défiler  sous  ses  grands  yeux,  agrandis  par  la 
stupeur,  tous  les  mythes,  toutes  les  thè'ogonies,  toutes  les  philosophies  qui  ont 


THEATRE    NOUVEAU 


"9 


tour  à  tour  régné  sur  la  jeunesse  du  monde  :  l'Inde,  l'Egypte,  la  Grèce,  les  pays 
Scandinaves  fournissent  leur  contingent  de  dieux,  les  uns  à  l'image  de  l'homme, 
les  autres  monstrueux  et  terribles.  Mais  toujours  l'anachorète  résiste,  et  au  bout 
de  toutes  ces  visions  «  le  saint  se  remet  en  prière.  » 

Henri  Rivière  s'est  largement  inspiré,  tout  en  se  laissant  aller  à  son  imagination 
personnelle,  de  l'œuvre  maîtresse  de  Flaubert  ;  et  à  la  verve  de  l'artiste,  il  a  joint 
tous  les  trésors  de  l'érudition.  Il  a  puisé  aux  meilleures  sources  les  renseigne- 
ments qui  lui  ont  permis  de  faire  «  juste  »  ;  il  a  mis  à  contribution  archives  et 
musées,  il  a  compulsé,  noté,  pris  l'avis  de  savants  spécialistes,  et  plusieurs  de 
ses  tableaux  ont  la  toute-puissance  de  l'évocation.  Comme  art,  il  est  difficile  de 
dire  ce  que  c'est,  le  terme  tableau  n'est  pas  exact  même,  comme  effet,  ça  rappelle 
les  belles  verrières  du  moyen  âge,  aux  couleurs  chantantes. 

Le  spectacle  est  coupé  d'entr'actes  pendant  lesquels  on  entend  poètes  et  chan- 
sonniers de  la  maison  :  le  sarcastique  Jules  Jouy;  l'extraordinaire  pince-sans- 
rire,  Mac  Nab;  le  fin  diseur,  Victor  Meusy  ;  René  Ponsard  qui  répète  ses  Chants 
du  bord,  FrageroUes,  un  chanteur  qui  possède  une  voix  souple,  bien  timbrée,  et 
qu'on  s'étonne  de  ne  point  ouïr  sur  une  scène  lyrique,  FrageroUes  dont  on 
connaît  les  compositions  musicales  qu'il  écrivit  sur  des  poèmes  de  Richepin,  de 
Sully  Prudhomme,  de  Paul  Marrot,  d'Ogier  d'Ivry, lesquelles  ont  paru  en  recueils  ; 
Albert  Tinchant,  pianiste  émérite  autant  qu'élégant  rimeur,  et  aussi  d'autres 
poètes  et  chansonniers,  oiseaux  de  passage  qui  viennent  pour  la  plupart  de  l'autre 
rive  de  la  Seine,  s'abattre  et  s'ébattre  une  heure  ou  deux  sur  les  hauteurs  mont- 
martroises. 

Mais,  malgré  l'attrait  des  poèmes  et  des  chansons,  je  préférerais,  moi,  voir  se 
dérouler  les  fantastiques  tableaux  de  la  Tentation,  sans  explication  i\i  boniment, 
et  surtout  sans  intermèdes.  Il  me  semble  que  le  charme  est  rompu,  lorsque, 
après  une  étonnante  fantaisie  picturale,  éclatent  les  couplets  d'une  chansonnette, 
si  spirituels  soient-ils.  Quand  une  pièce  est  terminée,  c'est  bien  ;  çtiajs  la  frac- 
tionner ainsi  en  deux  ou  trois  tronçons,  est  une  maladresse  artistique.  Quoi  qu'il 
en  soit  de  toutes  ces  petites  imperfections,  le  Théâtre  nouveau  a  droit  aux  suf- 
frages, aux  chaleureux  bravos  des  délicats,  artistes  et  lettrés,  -qui  aimeirt  Véchapper 
de  la  réalité  pour  aller  vagabonder  dans  le  pays  rose  et  bleu  des  chimères. 

SUTTER  LAUMANN. 


"î^ 


ETUDESJ  MUSICALES  (i) 


LÉO     DELIEES 


Éo  Delibes,  aujourd'hui  l'un  des  maîtres 
de  l'Ecole  française,  a  conquis  pas  à  pas, 
par  un  labeur  incessant,  ses  droits  à  la 
célébrité',  et  nos  lecteurs  apprendront  à 
mieux  connaître  cette  sympathique  nature 
d'artiste  en  suivant  avec  nous  la  marche 
progressive,  mais  lente,  de  ce  maître  cou- 
rageux, convaincu,  s'èlevant  par  une  vo- 
lonté persistante  des  premiers  degrés  de 
l'échelle  dramatique  aux  sommets  de 
l'art  que  seuls  peuvent  atteindre  les  vaillants  et  les  forts.  Le  long  stage  fait  par 
Léo  Delibes  dans  les  théâtres  consacrés  à  l'opérette,  les  ouvrages  nombreux 
écrits  dans  le  genre  bouffe  populaire,  comédies  musicales  drolatiques,  amu- 
santes, mais  d'un  genre  d'esprit  trop  souvent  vulgaire,  aurait  pu  exercer  une 
influence  fâcheuse  sur  la  distinction  innée  du  compositeur;  il  n'en  a  rien  été 
grâce  à  sa  nature  musicale  harmonieuse  et  parfaitement  équilibrée.  Léo  Delibes 


(t)  Voir  L'Artiste  de  Juin,  Juillet  et  Novembre  18S4,  Janvier,  Mai  et  Novembre  i885i 
Août  et  Décembre  1886. 


ETUDES    MUSICALES 


121 


a  changé  de  manière,  modifié  son  style,  transformé  son  genre  avec  une  souplesse 
et  une  habileté  prodigieuses.  Les  nombreuses  opérettes  rapidement  écrites,  im- 
provisées au  courant  de  la  plume,  lui  ont  fait  acquérir  une  légèreté  de  main  et 
la  possession  de  tous  les  procédés  indispensables  aux  musiciens  qui  ont  l'ambi- 
tion de  s'imposer  à  l'attention  du  public.  C'est  en  s'étudiant  journellement  avec 
des  moyens  restreints,  un  orchestre  insuffisant  et  des  voix  inhabiles  à  produire 
les  effets  scéniques,  que  Delibes  a  pu  acquérir  la  souplesse  dans  le  maniemen 
de  l'orchestre. 

Il  faut,  du  reste,  constater,  dans  l'histoire  du  théâtre  contemporain,  qu'à  la 
période  des  opérettes  minuscules  a  succédé  un  genre  mixte,  imitant  ou  paro- 
diant le  style  des  vieux  opéras-comiques.  La  Fille  de  Af™»  Angot,  les  Cloches  de 
Corneville,  Héloïse  et  Abeilard,  le  Petit  Faust,  visent  au  style  de  l'ancien  opéra- 
comique,  qui  lui-même  s'est  modifié  en  devenant  le  drame  lyrique  avec  dialo- 
gues et  récits.  Lakme,  Piccolino,  Suzanne,  Carmen,  Manon  Lescaut,  sont  de 
véritables  drames  lyriques  où  la  phrase  a  plus  d'ampleur,  l'accent  plus  de  force 
et  de  passion  que  dans  la  plupart  des  ouvrages  qui  datent  de  la  première  moitié 
du  siècle. 

Léo  Delibes  est  né  à  Saint-Germain-du-Val  (Sarthe)  en  i836;  mais  c'est  à 
Paris,  au  Conservatoire  national  où  il  est  entré  en  1848  comme  élève  de  sol- 
fège, qu'il  a  progressivement  fait  ses  humanités  musicales.  Attaché  à  différentes 
maîtrises  en  qualité  d'enfant  de  chœur,  le  jeune  Delibes  obtenait  un  second 
prix  de  solfège  en  1849  et  le  premier  prix  en  i85o  dans  la  classe  de  sol- 
fège. 

Élève  particulier  de  notre  cher  Le  Couppey,  il  devenait  très  habile  pianiste, 
en  même  temps  qu'excellent  harmoniste  et  accompagnateur  dans  la  classe  diri- 
gée par  notre  ami  Bazin,  où  il  obtint  un  accessit.  Admis  élève  à  la  classe  d'or- 
gue de  Benoist,  puis  à  la  classe  de  haute  composition  d'Adolphe  Adam,  Léo 
Delibes,  très  affectionné  de  ses  professeurs  pour  son  intelligence  et  son  ardente 
bonne  volonté  à  l'étude,  devint  accompagnateur  au  Théâtre-Lyrique,  et  fut 
presque  en  même  temps  nommé  organiste  à  l'église  Saint-Jean-Saint-François. 
Plusieurs  fois  lauréat  dans  les  différentes  classes  suivies  par  lui  au  Conserva- 
toire, Léo  Delibes  a,  très  jeune  encore,  manifesté  des  aptitudes  toutes  spéciales 
pour  la  carrière  de  compositeur  lyrique.  Suivant  la  voie  tracée  par  son  maître 
Adam,  il  se  livra  avec  passion  à  la  pratique  de  son  art  en  écrivant  d'abord  de 
nombreuses  petites  pièces  bouffes  et  de  genre,  qui  lui  firent  acquérir  l'entente  de 
la  scène,  la  vérité  expressive,  en  tenant  constamment  en  éveil  sa  verve  mélo- 
dique qui  procédait  directement  des  maîtres  français,  Grétry,  Monsigny,  Nicolo, 
Boïeldieu,  Auber,  etc.  Dès  i855,  Léo  Delibes  aborda  les  petits  théâtres  de  genre, 
Folies-Nouvelles,  Bouffes-Parisiens,  où  il  fit  successivement  représenter  avec  des 
succès  ininterrompus  :  Deux  sous  de  charbon.  Deux  vieilles  gardes,  Six  Demoi- 


r22  L'ARTISTE 


moisellas  à  marier  ;  puis,  montant  d'un  degré  ses  procédés  et  son  faire  habituel, 
le  jeune  compositeur  donna  au  Théâtre-Lyrique,  en  iSSy,  un  petit  opéra- 
comique.  Maître  Griffard,  qui,  fort  bien  accueilli  du  public,  semblait  présager 
à  l'heureux  débutant  des  succès  d'un  ordre  plus  élevé.  Déjà,  on  pouvait  appré- 
cier, dans  cette  spirituelle  partition,  écrite  de  verve,  où  les  motifs  heureux  et 
d'allure  pimpante  abondaient,  un  compositeur  de  brillant  avenir.  De  1859  à  1870, 
Léo  Delibes  a  donné  aux  théâtres  des  Bouffes-Parisiens,  de  l'Athénée,  des 
Variétés,  au  Théâtre-Lyrique,  quinze  actes  d'opéras  bouffes.  Presque  tous  ces 
ouvrages  ont  obtenu  un  succès  de  popularité  ;  mais  il  faut  retenir  à  l'honneur 
du  vaillant  artiste  que,  tout  en  écrivant  de  la  musique  légère,  vivante,  spirituelle 
et  gaie,  le  jeune  maître  est  toujours  resté  musicien  distingué,  de  bonne  école, 
n'a  jamais  sacrifié  au  mauvais  goût.  'Voici  quelques-uns  des  titres  de  ces  légères 
partitions,  aujourd'hui  un  peu  démodées,  l'opérette  ayant  élargi  son  cadre  pour 
adopter  le  style  de  l'ancien  opéra-comique  :  VOmelette  à  la  Folembiiche,  les 
Musiciens  de  l'orchestre,  le  Serpent  à  plumes,  le  Bœuf  Apis,  Mon  ami  Pierrot, 
l'Écossais  de  Chaton,  Monsieur  de  Bonne-Etoile,  le  Jardinier  et  son  seigneur, 
les  Eaux  d'Ems,  etc. 

Il  est  facile  de  se  convaincre,  par  la  nombreuse  énumération  et  les  titres  déso- 
pilants des  comédies  musicales  écrites  par  Léo  Delibes,  que  ce  maître,  avant 
d'aborder  le  drame  lyrique  et  de  conquérir  sa  place  parmi  les  compositeurs  de 
haut  style,  a  sacrifié  quinze  années  de  labeur  au  genre  bouffe,  à  l'opérette. 
L'auteur  de  Coppélia,  de  Sylvia,  du  Roi  Va  dit,  de  Jean  de  Nivelle,  de  Lackmé, 
le  collègue  affectionné  d'Ambroise  Thomas,  Gounod,  Saint-Saéns,  Reyer,  Mas- 
senet,  a  été  l'émule  souvent  heureux  d'Offenbach,  Hervé,  Lecoq,  Jonas;  pour 
tout  dire  en  un  mot,  un  petit  maître.  Mais  cette  longue  école  buissonnière  à 
travers  les  bouffonneries  musicales,  ne  fut  pas  perdue  pour  l'acheminement  pro- 
gressif de  Léo  Delibes  vers  l'art  sérieux.  Par  son  chaud  tempérament  musical, 
par  ses  études  et  ses  affinités  magistrales,  par  son  goût  prononcé  pour  les 
œuvres  de  style,  le  futur  membre  de  l'Institut  cherchait  une  issue  pour  échap- 
per à  la  popularité  que  lui  avaient  créée  ses  nombreux  succès  aux  Bouffes- 
Parisiens.  Plusieurs  essais  heureux  au  Théâtre-Lyrique  et  à  l'Athénée  avaient 
déjà  donné  la  mesure  de  ce  que  l'on  était  en  droit  d'espérer  du  jeune 
maître. 

L'administration  de  l'Opéra,  en  lui  confiant  une  part  de  collaboration  au  bal- 
let de  la  Source,  puis  le  soin  délicat  de  la  remise  en  scène  du  Corsaire,  ballet 
d'Adolphe  Adam,  put  apprécier  la  sève  mélodique,  le  tact  et  l'habileté  d'or- 
chestration du  compositeur  distingué  qu'elle  s'était  déjà  attaché  comme  second 
chef  des  chœurs.  Le  divertissement  ajouté  par  Léo  Delibes  au  Corsaire  fut  très 
applaudi  et  permit  d'apprécier  la  touche  fine  et  délicate  de  son  instrumentation. 
Enfin  l'heure  des  grands  succès  et  l'occasion  d'affirmer  la  haute  valeur  musicale 


ETUDES    MUSICALES 


123 


et  l'originale  individualité  de  son  style  était  proche.  A  partir  de  1870,  après  le 
retentissant  succès  de  Coppélia,  Léo  Delibes  renonça  à  l'opérette,  dit  un  adieu 
définitif  au  genre  bouffe. 

C'est  vers  i865  que  Léo  Delibes  fut  attaché  à  l'Opéra  comme  second  chef  des 
chœurs,  ayant  comme  premier  chef  d'emploi  Victor  Massé.  A  partir  de  cette 
époque,  les  œuvres  théâtrales  du  jeune  maître  affirment  des  tendances  plus 
élevées,  un  style  plus  ferme  et  une  habileté  de  main  indéniable.  Sa  pétillante  ima- 
gination, l'abondance  de  ses  idées  mélodiques,  son  ingéniosité  spéciale  dans  l'art 
d'instrumenter  l'incitaient  vivement  à  suivre  la  voie  tracée  par  des  devanciers 
tels  qu'Hérold,  Adam,  Reyer,  en  écrivant  des  ballets  originaux,  des  symphonies 
dansantes,  pittoresques  et  descriptives.  Aussi  la  tendance  musicale  et  la  sou- 
plesse de  style  du  compositeur  étant  suffisamment  appréciées,  les  directeurs  de 
l'Opéra  n'hésitèrent  pas  à  lui  confier  un  ballet  en  deux  actes,  Coppélia,  la  fille 
aux  yeux  d'émail,  qui  fut  une  révélation  et  obtint  le  grand  succès  qui  dure 
depuis  dix-sept  ans.  Coppélia  fut  représentée  en  mai  1870,  et  cette  délicieuse 
partition,  vrai  bijou  musical  par  le  charme  exquis  des  idées,  par  la  variété 
incomparable  des  rythmes,  par  l'entente  scénique  et  le  coloris  chatoyant  de 
l'orchestre,  n'a  pas  cessé  de  figurer  brillamment  au  répertoire.  Mais  avant  ce 
grand  succès,  le  jeune  maître  toujours  ardent,  alerte,  infatigable  dans  ses 
travaux  de  compositeur,  avait  pris  part  en  collaboration  avec  Georges  Bizet, 
Jonas  et  Legouix.à  une  grande  opérette  en  quatre  actes,  Malbrough  s'en  va-t-eit 
guerre,  donnée  à  l'Athénée  en  décembre  1867;  puis,  en  1868,  aux  Bouffes-Pari- 
siens, un  acte  que  nous  avons  déjà  mentionné,  l'Écossais  de  Chatou  ;  enfin,  en 
1869,  un  opéra-bouffe  en  trois  actes,  la  Cour  du  roi  Pétaud,  représenté  aux 
Variétés. 

C'est  en  mai  1873  que  Delibes  fit  représenter  à  l'Opéra-Comique  son  charmant 
ouvrage,  le  Roi  l'a  dit.  Cette  partition,  fort  bien  accueillie  du  public  séduit  par 
la  richesse  mélodique  et  la  verve  juvénile  dépensée  par  le  compositeur, 
n'obtint  pas  tout  le  succès  espéré,  et  cela  par  la  faute  du  livret.  L'exposition  en 
était  charmante  et  tout  le  premier  acte  un  vrai  bijou  scénique  ;  mais  au 
deuxième  et  au  troisième  actes,  l'action  était  nulle,  le  musicien  avait  répandu  à 
pleines  mains  ses  inspirations  musicales.  Mvilgré  son  habileté  et  son  talent,  il 
ne  put  donner  la  vie  à  une  comédie  musicale,  dénuée  d'intérêt.  Ce  demi-succès 
fit  pourtant  apprécier  à  sa  juste  valeur  les  brillantes  qualités  du  compositeur,  sa 
science  parfaite  du  théâtre.  La  franchise  et  les  contours  élégants  des  motifs,  les 
accompagnnements  ingénieux  et  les  harmonies  distinguées  faisaient  souvenir 
très  heureusement  du  style  d'Auber,  un  des  maîtres  affectionnés  de  Delibes. 
De  ce  jour,  l'Opéra-Comique  put  compter  à  son  avoir  un  nouveau  compositeur 
de  grand  avenir  et  donnant  les  plus  riches  espérances.  Le  Roi  l'a  dit  a  obtenu 
les  honneurs  de  la  traduction,  et  le  public  viennois  a  fêté  le  compositeur  français 


124  L'ARTISTE 

avec  la  sympathie  que  me'ritait  son  œuvre  ;  la  grâce  mélodique  s'y  unit  à  la 
science,  l'entente  des  effets  et  la  vérité  scénique  s'affirment  à  chaque  page  avec 
un  charme  d'expression  irrésistible. 

Delibes  a  fait  représenter  à  l'Opéra  Sylvia  ou  la  Nymphe  de  Diane,  ballet  en 
trois  actes,  où  se  retrouvent,  avec  un  faire  plus  parfait,  les  qualités  exception- 
nelles du  compositeur  chorégraphique.  Dans  cet  ouvrage  (1876)  comme  dans 
Coppélia,  les  motifs  heureux  se  succèdent  et  s'enchaînent  avec  une  habileté 
merveilleuse.  La  symphonie  imitative  ou  dansante  est  dessinée,  burinée  dans 
les  plus  petits  détails  avec  la  finesse  d'un  grand  artiste  ;  l'idée  mélodique 
court,  alerte  et  vive  sous  l'allure  vivante  de  rythmes  variés.  Quelles  touches 
délicates  dans  l'art  d'orchestrer,  quel  coloris  chatoyant  et  brillant  1  Sylvia  est  le 
digne  pendant  de  Coppélia,  c'est  la  même  habileté,  la  même  perfection.  Cette 
délicieuse  partition  de  Sylvia  fut  l'affirmation  triomphante  des  qualités  excep- 
tionnelles de  Delibes  pour  les  œuvres  chorégraphiques.  Les  étoiles  de  la  danse 
et  les  maîtres  de  ballet  ne  tarissaient  pas  d'éloges  pour  cette  musique  où  la 
couleur  locale  se  dégageait,  lumineuse  et  chatoyante,  comme  dans  les  paysages 
ensoleillés  de  Diaz  ou  les  tableaux  de  Ziem.  Sylvia  obtint  autant  de  succès  que 
Coppélia  et  par  ce  fait  Delibes  fut  placé  hors  pair  dans  le  groupe  des  composi- 
teurs français. 

Mais  les  succès  retentissants  du  jeune  maître  dans  le  genre  tout  spécial  du 
ballet,  ne  lui  firent  pas  déserter  sa  vocation  première  pour  la  comédie  musicale, 
spirituelle,  expressive,  pour  le  drame  chanté  et  parlé.  La  longue  école  buisson- 
nière  qu'il  avait  faite  dans  le  genre  de  l'opérette,  lui  avait  fait  acquérir  une 
grande  facilité  de  main,  une  extrême  souplesse  de  style  ;  souvent  obligé  d'écrire 
pour  des  chanteurs  n'ayant  que  des  moyens  très  limités,  il  devait  suppléer,  à 
force  d'adresse  et  d'esprit,  aux  effets  voulus,  par  une  symphonie  imitative  et  des 
finesses  d'orchestration  que  l'expérience,  le  sentiment  du  coloris,  et  un  tact  par- 
ticulier peuvent  seuls  donner. 

En  1879,  l'Opéra-Comique  a  fait  représenter  Jea«  de  Nivelle,  opéra  en  trois 
actes,  dont  le  succès  prolongé  ne  s'est  pas  démenti  pendant  plus  de  cent  repré- 
sentations. Le  livret  de  ce  charmant  ouvrage  eut  la  chance  heureuse  d'inté- 
resser et  d'amuser.  Le  scénario,  riche  en  situations  musicales  de  caractères  très 
distincts,  donnait  au  compositeur  un  canevas  assez  habilement  agencé  pour 
permettre  de  traiter  alternativement  le  style  expressif  et  le  genre  bouffe.  Léo 
Delibes  eut  donc  ainsi  la  possibilité  de  prouver  la  souplesse  de  son  style  et  sa 
parfaite  connaissance  de  la  scène.  La  partition  de  Jean  de  Nivelle  compte  un 
grand  nombre  de  morceaux  supérieurement  facturés,  d'un  sentiment  mélodique 
exquis,  et  des  ensembles  magistralement  écrits  ;  l'idée  musicale,  toujours  natu- 
relle, n'apparaît  jamais  tourmentée,  et  l'inspiration  s'identifie  très  exactement 
avec  la  caractère   déterminé  des  personnages  sérieux   ou  bouffes.  Notre  ami 


ETUDES    MUSICALES 


125 


regretté,  L.  Heugel,  devint  l'heureux  proprie'taire  de  cette  jolie  partition,  comme 
il  avait  été'  précédemment  l'acquéreur  de  Sylvia.  Il  mit  son  activité  et  son 
dévouement  au  service  de  l'œuvre  de  Delibes  et  renouvela  pour  Jean  de  Nivelle 
l'ardente  campagne  musicale  pour  Mignon,  d'Ambroise  Thomas. 

Sans  se  laisser  un  instant  éblouir  par  ce  succès  prolongé,  Delibes  se  remit  de 
suite  à  l'œuvre  ;  son  nouvel  ouvrage  fut  Lakmé.  D'une  donnée  romanesque, 
mélangée  de  réalisme,  ce  drame  amoureux  se  meut  dans  l'Asie,  au  pays  de  la 
lumière  et  des  forêts  grandioses.  Une  jeune  vierge  indienne  s'éprend  d'une  vive 
passion  pour  un  jeune  officier,  pour  lui  elle  délaisse  sa  foi  religieuse,  l'aime  et 
meurt.  Le  sujet  suffit  à  faire  comprendre  la  couleur  expressive,  ardente,  enso- 
leillée du  scénario,  qu'incidentent  pourtant  quelques  épisodes  amusants.  Delibes 
a  mis,  dans  cette  belle  et  dramatique  partition  de  Lakmé,  des  trésors  d'inspira- 
tions, une  abondance  de  suaves  idées,  un  talent  descriptif  qu'on  ne  lui  savait 
pas  encore  ;  il  s'y  montre  chaud  coloriste  comme  Félicien  David,  orientaliste 
comme  Reyer.  Ce  n'est  pas  en  instrumentant  des  motifs  indiens,  mais  en  évo- 
quant la  vision  de  ces  contrées  enchanteresses  que  le  musicien  nous  initie  à  la 
vie  orientale.  Lakmé  restera  une  des  œuvres  maîtresses  de  Delibes. 

Les  retentissants  succès  de  Coppélia,  de  Sylvia,  du  Roi  l'a  dit,  de  Jean  de 
Nivelle,  de  Lakmé  ont  mis  en  lumière  la  force  créatrice  et  l'expansive  vitalité 
du  compositeur.  Ces  ouvrages  de  tonalités  si  variées,  où  l'expression  musicale 
revêt  des  formes  si  différentes,  mais  où  le  maître  a  si  heureusement,  si  habile- 
ment condensé  les  qualités  originales  caractéristiques  de  son  style,  ont  ouvert  à 
Léo  Delibes  les  portes  de  l'Institut.  Il  a  succédé  à  Victor  Massé,  qui  lui  aussi  a 
été  un  maître,  français  par  le  cœur  et  par  les  œuvres.  L'éloge  de  Victor  Massé, 
prononcé  par  son  successeur,  fait  grand  honneur  à  la  finesse  d'observation,  au 
talent  d'écrivain  de  Delibes. 

Indépendamment  des  nombreux  ouvrages,  dans  des  genres  très  divers,  qu'il  a  com- 
posés,Delibes  a  enrjj'.i  le  répertoire  orphéonique  d'une  importante  série  de  chœurs 
pour  voix  d'hommes  sans  accompagnement  ;  citons  seulement  quelques  titres  : 
les  Pifferari,  Marche  des  soldats,  les  Lansquenets,  Dieu,  Pastorale,  etc.  ;  une 
autre  série  de  chœurs  pour  voix  de  femmes  avec  accompagnement  d'orchestre, 
une  messe  et  plusieurs  chœurs  composés  spécialement  pour  voix  d'enfants. 
Mentionnons  encore  une  cantate  sur  des  vers  de  Méry,  Alger,  exécutée  à 
l'Opéra  le  i5  août  i865,  et  une  scène  lyrique  de  grand  style,  d'une  inspiration 
soutenue,  la  Mort  d'Orphée.  Pour  compléter  cette  liste  d'œuvres  musicales  de 
styles  si  variés,  citons  un  recueil  de  quinze  mélodies  avec  accompagnement  de 
piano.  Les  pièces  vocales  de  Delibes  se  distinguent  toutes  par  leur  charme 
expressif,  par  le  contour  élégant  de  la  phrase,  par  la  grâce  et  la  distinction  des 
idées,  par  un  sentiment  exquis  ;  des  accompagnements  ingénieux,  finement 
ciselés,  des  harmonies  suaves  et  délicates  donnent  une  grande  variété  de  coloris 


lîC  1/ ARTISTE 

à  ses  ravissantes  mélodies  qui  prennent  place  à  côté  des  poétiques  recueils  de 
Gounod,  Bizet,  Massenet. 

Léo  Delibes  fait  au  Conservatoire  un  cours  de  composition  idéale  et  de  con- 
trepoint et  fugue  ;  deux  seconds  prix  de  Rome  et  un  premier  prix  de  fugue  ont 
déjà  été  jiccordés  aux  élèves  de  sa  classe,  émule  de  celles  que  dirigent 
Ernest  Guiraud  et  Massenet,  collègues  de  Delibes  dans  le  haut  enseignement 
musical. 

En  inscrivant  le  nom  de  Léo  Delibes  parmi  les  musiciens  célèbres  de  l'Ecole 
française,  nous  avons  voulu  rendre  hommage  à  l'éminent  artiste  qui  a  su  à 
l'heure  voulue  renoncer  aux  succès  populaires  qui  lui  avaient  donné  sa  célébrité, 
pour  se  consacrer  au  grand  art. 

Pour  ceux  de  nos  lecteurs  que  charme  l'œuvre  ensoleillée  et  vibrante  de 
Léo  Delibes,  mais  qui  ne  connaissent  pas  la  sympathique  personnalité  du 
maître,  nous  allons  esquisser  en  quelques  traits  sa  physionomie.  Nature  plan- 
tureuse et  puissante,  respirant  à  pleins  poumons  la  santé  et  la  force,  Delibes  est 
l'antithèse  expressive  de  l'ascétique  figure  de  Berlioz.  On  éprouve  une  impres- 
sion attractive  pour  cet  artiste  au  regard  doux  et  bienveillant,  dont  le  visage 
épanoui,  les  traits  harmonieux  et  bien  dessinés  expriment  si  bien  le  bonheur  de 
vivre,  le  contentement  d'un  cœur  ouvert  à  tous  les  sentiments  généreux.  Delibes 
est  spirituel,  nullement  banal  ;  sa  conversation  est  aimable,  vive,  mais  n'a 
jamais  de  pointes  acérées  ;  ses  jugements  dans  les  questions  d'art  sont  toujours 
justes,  sans  parti  pris.  En  suivant  les  traditions  de  ses  maîtres  préférés,  Auber, 
Hérold,  Adam,  le  nouveau  membre  de  l'Institut  ne  s'est  nullement  désintéressé 
des  transformations  lyriques  du  théâtre  moderne,  mais  sans  cesser  d'être  fidèle 
aux  grands  modèles  de  l'École  française,  il  est  resté  en  dehors  de  l'école  nébu- 
leuse, s'est  préservé  des  exagérations  sonores  et  harmoniques,  des  procédés 
bruyants,  des  combinaisons  baroques  ou  prétentieuses.  Il  a  tenu  à  être  sincère, 
et  ses  inspirations  primesautières,  son  style  plein  de  clarté  et  de  lumière 
sont  au  pôle  inverse  des  routes  tortueuses  où  se  perd  le  sentiment  du  naturel  et 
du  vrai. 

MARMONTEL. 


1    '  A  P  T  !  î^  ^  *•' 


Eudes   Ini: 


Loui?>  XV 


i  .  -Rtoc/tif 


UN  bal  d'enfants  à  l'hôtel  de  Rohan  Soubise  !  Le  bruit  s'en  re'pand  dans  la 
ville;  c'est  le  propos  des  ruelles  et  des  petits  levers:  du  faubourg  Saint- 
Germain  à  la  Chaussée  d'Antin,  de  la  place  Vendôme  au  Marais,  et  de  par  de  là 
le  rempart  des  Vinaigriers  au  quartier  des  Capucines,  c'est  la  nouvelle  à  sensa- 
tion, la  nouvelle  qu'il  est  impertinent  de  ne  pas  connaître  et  qu'homme  du  monde 
ne  peut  plus  ignorer  sous  peine  d'être  irrévocablement  perdu.  Cent  cinquante 
invitations  ont  été  lancées,  pas  une  de  plus,  cinquante  dans  Paris,  les  cent  autres 
à  Versailles  ;  mais  voilà  le  hic,  comme  dit  le  maréchal  de  Richelieu,  la  Cour  est 
en  froid  avec  le  Palais-Royal,  le  Dauphin  ira-t-il  î  Cent  cinquante  invitations, 
pas  une  de  plus  !  et  toutes  triées  sur  le  volet,  la  fleur  des  pois  du  siècle,  rien 
que  de  la  noblesse  d'épée  :  le  désespoir  des  caillettes  de  robe  et  le  triomphe 
des  alouettes  de  Cour.  Place  Royale,  aux  Tuileries,  sur  la  promenade  du  bord 
de  l'eau,  sous  les  maronniers  du  Cours-la-Reine\on  ne  s'aborde  plus  qu'en  se 
rengorgeant  et  cette  phrase  aux  lèvres  :  «  Vous  allez  au  bal  d'enfants  !  » 

Le  Dauphin  ira,  M""=  de  Mirepoixa  donné  la  nouvelle.  Sa  Majesté   l'a   dit  au 


ia8  L'ARTISTE 


souper  chez  la  Reine.  Sublet,  la  bonne  vieille  Sublet,  la  pomponnière  de  la 
reine  Marie  de  Pologne,  l'a  redit  à  M™e  de  Créqui  et  M°"  de  Créqui  à  M"»«  de 
Mirepoix,  laquelle  l'a  re'péte'  à  qui  voulait  l'entendre  et  tout  d'abord,  comme 
bien  vous  pensez,  à  M""»  de  Pompadour,  laquelle  enrage,  cette  bonne  marquise, 
n'ayant  naturellement  reçu  aucun  billet  de  part  pour  la  petite  Alexandrine 
Lenormand  d'Étiolés  :  une  malice  de  M'""  de  Montesson,  toute-puissante  au 
Palais-Royal  et  bien  heureuse  d'humilier  la  Favorite;  et  puis  le  moyen,  en  bonne 
conscience,  de  faire  danser  cette  petite  Poisson  ou  d'Étiolés  pour  le  moins  avec 
tous  ces  duchés  et  grands  cordons  en  herbe  1 

Le  Dauphin  ira,  voilà  l'important  !  Les  fournisseurs  sont  sur  les  dents.  Au 
«  Chagrin  de  Turquie»,  devant  le  «  Petit-Dunkerque  »  et  le  «  Palais-Marchand  » 
ce  ne  sont  que  vis-à-vis,  carrosses  arrête's,  toutes  les  glaces  baissées,  héïduques 
et  laquais  s'écrasant  aux  portières,  et  descendant  et  remontant  dans  le  vent  des 
falbalas  envolés,  jeunes  mères  affolées,  affairées,  chamarrées,  navrées  et  à  quia. 
Guillaume,  le  maître  de  danse,  est  assiégé  littéralement,  et  Dubois  de  l'Opéra 
ne  sait  plus  à  qui  répondre.  Ne  dit-on  pas  que  Monseigneur  d'Orléans  s'est  mis 
en  tête  de  faire  danser  à  cette  marmaille  toutes  les  contredanses  nouvelles,  depuis 
la  Nouvelle  Badine,  les  Etrennes  Mignonnes,  la  Beljamine  et  la  Nouvelle 
Brunswick  jusqu'à  la  Babillarde  et  la  nouvelle  Cascade  de  Saint-Cloud?  Passe 
encore  pour  \' Allemande  et  les  Moulinets  brisés,  cela  est  joli  et  facile,  et  encore 
la  sarabande  et  le  menuet  auraient  suffi  :  voilà  des  figures  que  tout  le  monde 
sait  danser  presqu'cn  naissant,  quand  on  est  né.  Il  ne  manquerait  plus  que  faire 
mimer  à  ces  enfants  le  Tambourin  de  Daguin  et  les  Amusements  de  Clichy.  Le 
moyen  d'apprendre  cela  aux  enfants  en  quinze  jours,  et  encore  n'existe-t-il  au 
monde  que  Deshayes,  Deshayes  le  maître  de  ballet  de  la  Comédie-Italienne, 
pour  éduquer  convenablement  cette  jeunesse  1  Oh!  Deshayes  est  incomparable, 
et  le  prince  d'Henin,  et  M™"  d'Aumont  et  de  BoufBers,  viennent  de  le  confis- 
quer au  profit  de  leur  progéniture. 

Et  les  costumes  1  Boquet,  le  dessinateur  de  l'Opéra,  Boquet,  l'homme  des 
ajustements  mythologiques,  qui  ne  peut  leur  donner  une  minute,  surchargé 
qu'il  est  de  besogne,  en  vue  de  la  reprise  de  Médor  et  Angélique,  M"""  de  Gué- 
ménée  elle-même  n'en  a  pu  rien  obtenir,  il  va  falloir  se  rejeter  sur  les  peintres, 
Boucher,  Baudouin,  Nattier  lui-même,  au  pis  sur  les  graveurs,  Eisen  et  les 
Moreau  :  Leprince  est,  lui,  accaparé  par  le  Dauphin,  les  costumes  du  Dauphin 
et  ceux  de  son  menuet.  Heureusement  que  cette  bonne  M"""  Lévêque,  la  mar- 
chande de  soieries  de  la  Ville  de  Lyon,  vient  de  recevoir  en  prévision  de  ce  bal 
tout  un  arrivage  de  brochés  français  et  de  satins  du  Levant,  dont  la  seule  vue 
porte  à  l'imagination  et  vous  suggère  les  plus  jolies  idées  du  monde  !  il  y  a 
entre  autres  étoffes  des  satins  blancs,  broches,  cannelés,  couverts  de  rosettes 
lamées  or  et  chenille,  et  des  brocarts  d'argent  rayés  de  lames  d'or,  rebrodés  d'or 


BAL    PARE    ET   COSTUME 


129 


frisé  avec  guirlandes  d'oeillets  et  couronnes  de  myrtes  ;  on  en  mourrait  1  les 
bourgeoises  elles-mêmes  vont  les  voir. 

Un  grand  point  encore  à  éclaircir  dans  la  parure  des  enfants  :  leur  mettra-t-on 
oui  ou  non  des  mouches  ?  La  duchesse  de  Brancas  assure  que  ce  serait  folie 
pure  et  on  l'a  entendue  demander  elle-même  en  personne  du  rouge  pour  enfants 
chez  M""  Martin,  la  marchande  du  Temple.  Laquelle  croire,  à  qui  se  fier  ?  Tout 
n'est  que  trahisons,  pièges,  frivolite's,  cachotteries,  lutte  et  rivalité  de  luxe  et 
de  folies. 

«  Vous  savez  que  M">«  de  Vaubecourt  fait  remonter  ses  écrins  chez  Lempe- 
reur.  »  —  «  Et  M"»  de  la  Reynière,  qui  vient  de  commander  chez  la  Duchapt  une 
garniture  de  cent  mille  livres  pour  sa  fille  1  »  —  «  Mamzelle  de  la  Reynière,  la 
fille  à  Grimod,  le  premier  souper  de  Paris,  la  petite  de  la  Reynière  est  priée  à 
l'hôtel  Soubise  ?»  —  «  Comme  je  vous  le  dis,  c'est  Pagelle,  la  modiste  des 
«  Traits  galants  »,  qui  fournit  le  costume,  Charpentier  a  la  commande  des  sou- 
liers, des  souliers  au  vene:^-y-voir,  garnis  des  plus  belles  émeraudes  1...  ils 
seront  exposés  demain,  libre  à  vous  d'aller  les  admirer  1  »  —  «  Plus  souvent... 
ces  financiers  !  la  petite  de  la  Reynière  au  bal  Rohan  Soubise  !  vous  m'envoyez 
suffoquée,  pourquoi  pas  la  petite  Dumoley  !»  —  «  Mais  M""»  de  la  Reynière  est 
née  de  Jarente.  »  —  «  Tant  que  vous  voudrez,  mais  le  Grimod  n'en  est  pas 
moins  un  homme  à  jeter  par  la  fenêtre.  »  —  «  Et  la  petite  de  Noailles,  qui 
n'est  pas  invitée  1  »  —  «  La  petite  de  Noailles,  quelle  indécence  !  c'est  un  oubli.  » 

—  Une  intention  »  —  «  Ces  d'Orléans  !  Ah  !  voilà  qui  me  console  de  n'avoir 
pas  été  priée  !»  —  «  Ah  vous...  »  —  «  Et  vous  ?»  —  «  Ni  moi  non  plus.  »  — 
«  Mais  comme  vous  pouvez  le  croire,  quand  on  oublie  les  Noailles,  on  est  fière...» 

—  «  J'allais  le  dire;  ainsi  donc  ces  la  Reynière  offrent  cent  mille  livres  de 
petite  oie  (i)  à  leur  fille,  c'est  scandaleusement  inouï  !  »  — «  Bah!  les  pompons 
et  les  rubans  resserviront  à  la  mère  !»  —  «  Je  le  pensais,  »  et  c'est  là  le  ton  de 
l'entretien  entre  bonnes  mères,  dont  les  enfants  ont  été  oubliés  sur  la  liste. 

D'ailleurs,  ce  bal  est  partout  discuté,  commenté  :  très  blâmé  chez  M""»  du 
Deffand,  la  bonne  aveugle;  hautement  approuvé  chez  M"''  Quinault,  au  Pavillon 
de  Flore;  tout  donné  qu'il  soit  par  le  duc  d'Orléans,  il  a  pour  lui  la  Cour  et 
contre  lui  les  philosophes  :  «  Une  vraie  pitié  que  de  faire  danser  des  enfants 
au  maillot,  a  déclaré  Diderot  chez  cette  bonne  marquise.  »  —  «  Une  plus 
grande,  en  vérité,  que  d'entendre  déraisonner  des  beaux  esprits  en  enfance,  »  a 
riposté  la  princesse  de  Robecq.  L'encyclopédie  est  contre,  donc  Versailles 
l'approuve,  le  Dauphin  ira  et  toute  la  Cour  avec  lui,  Boucher  dessine  les 
costumes  ! 


(i)  Petite  oie,  terme  du  temps  pour  désigner  les  rubans,  les  nœuds,  les  dentelles,  tout 
ce  qui  était  l'ornement  de  la  robe  ou  de  l'habit. 

)888  —  l'artiste  —  t.  i  0 


i3o  L'ARTISTE 


La,  la,  chantons  la  pretintaille  en  falbalas 
Elles  tapent  leurs  cheveux, 
L'échelle  à  l'estomac  : 
Dans  leur  pied  une  mule 

Qui  ne  tient  pas. 
Habit  plus  d'étoffe 
Qu'à  six  carosses 
Pretintailles. 


Et  les  voix  montent, des  rires  e'clatent  ;  on  se  presse,  on  se  pousse  :  forts  de  la 
halle,  servantes  du  quartier,  courtauds  de  boutique,  poissardes  de  la  pointe 
Saint-Eustache,  petits  clers  de  procureurs,  filles  de  marchands  accourues  en 
voisines,  fardiers  et  sergents  aux  gardes,  c'est  ce  soir-là,  rue  des  Francs-Bour- 
geois, aux  entours  de  la  grande  porte  d'honneur  de  l'hôtel  Soubise,  une  cohue, 
un  e'crasement  de  peuple  inimaginable.  Un  cordon  de  suisses  à  la  livrée  du 
duc  de  Chartres  a  beau  se  tenir  rangé,  hallebarde  au  poing,  de  chaque  côté  de 
la  porte  cochère,  à  chaque  carrosse  s'engoufTrant  sous  la  voûte,  c'est  une  telle 
poussée,  une  telle  ondulation  et  de  têtes  et  d'épaules  que  les  pauvres  suisses  en 
sont  refoulés  sur  eux-mêmes,  et,  quand  ils  font  mine  de  croiser  leur  hallebarde, 
c'est  un  tel  redoublement  de  cris  et  de  lazzis,  une  telle  reprise  en  chœur  du 
refrain  populaire  : 

La  pretintaille  en  falbalas 
Pretintaille. 

qu'ils  ont  pris  le  bon  parti  d'en  rire,  de  cette  Pretintaille. 

En  effet,  que  de  richesses  et  de  somptuosités  apparues,  dans  la  seconde  d'un 
éclair  et  d'un  rêve,  à  tous  ces  pauvres  yeux  de  pauvres  gens  éblouis,  dans  les 
fonds  des  carrosses  engouffrés  ce  soir-là  sous  la  grande  porte  de  l'hôtel  Soubise  : 
dans  la  clarté  rougeâtre,  dans  le  yacillement  des  quatre  mille  pots  à  feu  allumés 
cette  nuit  sur  les  hautes  terrasses  de  la  cour  d'honneur,  ce  sont  d'abord,  em- 
panachés de  plumes,  caparaçonnés  de  brocart,  pareils  à  des  bêtes  fabuleuses  de 
songe,  les  quatre  chevaux  obligés  des  attelages  de  gala,  puis  c'est  étincelant  dans 
la  nuit,  l'or  en  relief,  encadrant  l'azur  ou  le  sinople,  les  gueules  ou  l'argent  mat, 
des  blasons  des  portières  et  puis,  vision  féerique,  derrière  les  glaces  levées, 
entrevu  dans  un  flot  de  brocart  aurore  ou  bleu  d'iris,  lumineux  au  milieu 
d'extravagants  bouffants  de  gaze  lumineuse,  un  buste  de  petite  fille,  majestueuse 
et  droite,  l'aigrette  dans  les  cheveux,  le  fil  de  perle  au  cou,  le  fagot    de   fleurs  à 


BAL   PARE    ET   COSTUMÉ 


i3i 


l'épaule  gauche,  et  si  prodigieusement  constellée  de  diamants,  qu'elle  en  parait 
assise  dans  un  rayon  de  lune...  Elle  a  déjà  passé.  —  «  Qui  est-ce  ?  quelle  est- 
elle  ?  la  connaissez-vous  ?  »  Les  bien  informes  murmurent  un  nom,  et  selon  la 
couleur  des  livrées,  ou  le  blason  et  l'armoirie,  ce  sont  parmi  la  foule  acclama- 
tions ou  quolibets,  parfois  cris  hostiles,  joyeux  vivats  aux  hermines  de  Bre- 
tagne, menaces  et  sourds  murmures  aux  croix  de  Lorraine  restées  depuis  les 
Guise  impopulaires  parmi  le  bon  peuple  de  Paris. 


Cependant  là-bas  au  fond  de  la  cour  d'honneur  illuminée  à  giorno  par  les 
quatre  mille  pots  à  feu  des  terrasses  et  si  bien  éclairée  cette  nuit,  que  l'on  s'y  voit 
comme  en  plein  jour,  les  carrosses  prennent  la  file  :  et  les  voilà  suivant  au  pas  la 
grande  allée  des  Boulingrins,  tout  enflammés  de  lampadaires  ;  puis  les  voilà  qui 
s'arrêtent  à  tour  de  rôle  et  déposent  les  invités  devant  les  dix  portes-fenêtres  haut 
flambantes  du  rez-de-chaussée,  au  pied  des  dix  degrés  du  vestibule. 

Alors  dans  un  froufrou  de  satins  et  d'étoffes  et  avec  mille  grâces  façonnières, 
tout  ce  petit  monde  adonisé,  paré,  fanfreluche,  poudré,  petit  Versailles  en  minia- 
ture flanqué  pour  le  moins  d'une  mère  ou  d'une  gouvernante,  débarque,  saute  à 
terre,  rajuste  ses  nœuds,  fait  bouffer  ses  paniers,  se  reconnaît,  se  salue  ou  se 
toise,  et  parmi  tous  ces  petits  danseurs  déjà  maniérés  et  gracieuses  comme  père 
et  mère,  enfants  jolis  à  croquer  et  tout  au  parfait,  qui  décident  d'un  habit  et  ne 
peuvent  souffrir  une  dame  sans  mouches  et  sans  odeurs,  ce  sont,  devant  les  hautes 
glaces  de  l'entrée,  des  penchenients  de  tête,  des  sourires  négligés,  des  rengorge- 
ments  d'ostentation,  des  œillades,  des  morsures  de  lèvres  et  des  grimaces  à  faire 
pâmer  un  philosophe. 

(I  Ahl  marquise,  je  suis  anéanti,  quelle  cohue  !  » —  «  Et  moi  désespérée,  cher 
duc.  Songez,  Frison,  le  coiffeur  Frison,  n'a  pu  venir  me  taper  qu'à  la  dernière 
heure...  je  dois  être  à  faire  peur!  »  —  «  Adorable,  marquise!  »  —  «  Finissez  donc, 
flatteur  !  »  et  là-dessus  un  coup  d'éventail  !  Ces  beaux  parleurs  ont  de  neuf  à  dix 
ans  au  plus,  et  tandis  que  la  marquise,  un  minuscule  domino  jonquille,  marivaude 
avec  le  duc,  un  chevalier  Printemps  dessiné  par  Boucher,  sa  gouvernante  à 
genoux  derrière  elle  raffermit  à  grands  renforts  d'épingles  l'énorme  couronne  de 
roses  échafaudée  sur  le  volumineux  hérisson  de  sa  coiffure,  donne  du  mouve- 
ment aux  guirlandes  d'un  lourd  panier  rempli  de  crin  et  cerclé  de  fer,  puis  con- 
duisant notre  petite  personne  jusqu'au  pied  de  l'escalier  d'honneur:  «  Mainte- 
nant, lui  recommande-t-elle,  prenez  bien  garde  d'ôter  votre  rouge,  de  vous 
décoiffer,  de  chiffonner  votre  habit  et  divertissez-vous  bien.  » 


i3a  L'ARTISTE 


Ton  tendre  cœur,  hélas!  trop  tendre, 
Cherchant  en  vain  à  se  défendre, 
Finira  par  se  laisser  prendre 
Dans  les  lacs,  dans  les  lacs  d'Amour. 

C'est  l'orchestre  installé  tout  là-bas,  au  fond  de  la  galerie  des  fêtes,  dans  le 
salon  de  musique,  au  premier  étage,  qui  joue  en  sourdine  ce  délicieux  motif 
d'Haydn,  motif  dont  les  échos  affaiblis  viennent  enchanter  et  comme  rythmer  la 
montée  des  costumes  le  long  du  grand  escalier  d'honneur. 

Une  merveille,  ce  grand  escalier  de  l'hôtel  Soubise,  aujourd'hui  disparu  de  sa 
cage  et  si  disgracieusement  remplacé,  une  merveille  avec  le  majestueux  déve- 
loppement de  ses  marches  en  taille  douce  et  le  bel  accompagnement  de  ses 
rampes  de  fer  orfévri,  chantourné  et  contourné  comme  un  falbala  du  temps,  un 
treillis  de  fleurs,  de  fruits  et  de  feuillages  courant  le  long  de  quarante  degrés  et 
la  merveille  des  merveilles  cette  nuit  de  fête  et  de  folie  où  le  caprice  du  duc  de 
Chartres  a  étage  de  marche  en  marche  tout  un  carnaval  de  médecins  de  Molière  : 
matassins  armés  de  pied  en  cap,  docteurs  de  Bologne  au  front  taché  de  vin, 
masqués,  la  seringue  en  joue,  Diafoirus  et  Tartuglia,  face  jaune  et  fleurie, 
besicles  sur  le  nez,  toute  la  figuration  de  l'Opéra  est  là,  louée  pour  la  circons- 
tance, mettant  parmi  la  lumière  et  les  fleurs  les  grandes  robes  noires  et  les  per- 
ruques burlesques  de  toute  une  académie  de  médecine  de  comédie.  Un  peu 
effrayant,  d'ailleurs,  cet  escalier  gardé  par  la  Faculté,  et  le  véritable  succès  de 
cette  soirée  de  folie;  car  ce  terrible  escalier  chaque  enfant  doit  le  monter  seul 
depuis  la  première  jusqu'à  la  dernière  marche,  seul,  c'est-à-dire  sans  être  accom- 
pagné de  sa  gouvernante  et  de  sa  mère,  et  M""=  de  Tessé,  après  avoir  tenté  d'y 
suivre  par  trois  fois  son  fils,  qui  s'effarait  et  se  cabrait,  s'est  vue  par  trois  fois 
mise  en  joue  par  tous  les  matassins  braquant  leurs  instruments  sur  elle,  et  a  dû 
battre  en  retraite  devant  le  ridicule. 

Debout  au  haut  de  l'escalier,  la  moustache  ébouriffée  et  le  manteau  s'entor- 
tillant  au  bout  de  la  rapière,  en  vain  le  capitaine  Fricasso  et  le  capitaine  Fracasso, 
tout  frais  émoulus  de  la  Comédie  Italienne,  se  cassent-ils  en  deux  et  se  demènent- 
ils  à  tour  de  bras  pour  accueillir  et  rassurer  les  enfants  ;  les  plus  audacieux  et 
les  mieux  nés  reculent  devant  les  terribles  seringues  :  chose  étrange,  les  garçons 
sont  les  moins  hardis  ;  en  général,  après  quelques  simagrées  préalables,  les 
petites  iîlles  franchissent  le  pas  de  meilleur  air,  et  en  voilà  assez  pour  mettre  en 
joie  le  public  des  galeries  du  premier  étage,  où  M.  le  duc  de  Chartres  vient 
de  paraître  en  compagnie  de  mesdames  de  Blot,  de  Montesson  et  de  la  jolie 
madame  Pater;  le  prince  de  Conti  vient  de  l'y  rejoindre  avec  la  société  du 


BAL    PARE    ET   COSTUME 


i33 


Temple  ;  on  y  fait  maintenant  accueil  aux  familles  des  jeunes  invite's,  puis  tout 
ce  beau  monde  s'accoude  aux  balustres,  et  ce  n'est  pas  le  moindre  divertissement 

de  la  fête  que  d'observer  de  là  les  mines  et  contremines  de  chaque  arrivant  sur 
le  grand  escalier. 
—  «  Étonnante,  cette  petite,  regardez  donc  1  »  —  <<  Quelle  adorable  coiffure!  » 

—  «  Qu'est-ce?  Voyons  un  peu  ;  votre  lorgnette,  s'il  vous  plaît.  Un  tapé  dans  la 
hauteur,  deux  boucles  en  dragonne,  une  autre  en  repentir,  c'est  une  coiffure  de 
chez  Legros.  »  —  «  Et  qu'a-t-elle  donc  dans  les  cheveux?  d'ici  c'est  d'un  effet 
surprenant  !  »  —  «  Attendez,  une  branche  de  corail  et  quantité'  de  coquillages;  en 
porcelaine  de  Saxe,  ma  chère,  les  coquillages  :  cette  petite  en  a  au  moins  pour 
dix  mille  e'cus  !  »  —  «  Quel  costume  cela  peut-il  être?  Attendez,  le  falbala  en 
satin  couleur  eau  frappe'e  glace'  d'argent, les  paniers  ornés  de  nénuphars, un  trident 
à  la  main,  c'est  pour  le  moins  une  Amphitrite.  »  —  «  Une  Amphitrite,  c'est  cela; 
d'ailleurs,  je  la  reconnais  maintenant,  c'est  la  petite  de  Guéménée.  »  —  «  Ah  vous 
m'en  direz  tant!  Et  cette  autre  là-bas,  qui  monte  et  qui  s'esquive  si  vite,  quel 
singulier  accoutrement  !  »  —  «  C'est  une  Victoire  symbolique,  voyez,  le  bonnet  est 
à  la  Crevelt,  les  rubans  à  la  Landorf  et  l'éventail  à  la  Hokirchen.  »  — «  Mettez  en 
Défaite, car  le  tout  est  affreux,  d'ailleurs  c'est  la  petite  de  Castellane  !  »  —La  fille 
de  cette  bonne  comtesse,  nous  connaissons  son  goût.  »  —  «  Et  ce  petit  Mercure?  » 

—  «  Le  petit  de  Louvois,  ma  chère!  »  —  «  Ah!  ces  ailes  au  talon!  »  —  «  Ah  ! 
Ma  chère,  tout  à  fait  le  portrait  du  Roi  à  seize  ans,  par  Boucher!  »  —  «  Un 
Chevalier  Printemps,  voyez  la  guirlande  en  sautoir  et  la  houlette  dorée,  et  quel 
adorable  casaquin  de  satin  feuille  de  rose  !  On  en  mourrait  !  car  il  est  à  cro- 
quer. »  —  «  Oui,  en  effet,  celui-là  est  tout  à  fait  au-dessus  du  joli  »,  et  voilà  le 
train  des  conversations  entre  grandes  personnes  aux  galeries. 

Un  incident  pourtant,  de  grêles  éclats  de  voix,  le  bruit  d'une  dispute,  toutes 
les  têtes  se  penchent.  «  Après  moi,  madame.  »  — «  Pardon,  madame,  pas  avant 
moi  ».  C'est,  campée  au  pied  de  l'escalier,  le  bonnet  rond  sur  l'oreille,  les  che- 
veux sans  poudre  et  les  deux  mains  dans  les  poches  de  son  tablier  d'indienne 
carreaux  blancs  et  rouges,  c'est  une  petite  écaillère  de  dix  ans,  une  véritable 
petite  écaillère  des  Halles,  en  juste  de  soie  rouge,  en  jupe  de  calmande,  en  souliers 
plats  et  la  jeannette  au  cou,  qui  se  rebiffe  et  tient  tête  à  une  petite  duchesse  pour 
le  moins,  une  adorable  petite  créature  aux  grands  airs  délicats,  au  redressement 
de  taille  effarouché,  tout  en  gaze  d'or,  en  soie  et  en  brocart,  le  falbala  brodé 
d'ananas  en  grosses  perles,  un  petit  palmier  nain  sur  la  tête,  le  costume  dit  des 
Indes  Galantes,  la  petite  de  Polignac  et  la  petite  de  Coislin.  Des  matassins  et  des 
seringues  point  ne  se  soucient  nos  deux  petites  personnes,  la  morgue  de  leur 
race  les  possède  tout  entières  :  crêtées  d'orgueil,  érupées  de  colère,  elles  en  sont 
à  la  préséance  et  n'en  démordront  pas;  jusqu'ici  les  rieurs  sont  pour  l'écaillère  ; 
ce  que  voyant,  la  petite  de  Coislin,  la  petite  personne  aux  allures  de  duchesse, 


i34  L'ARTISTE 


avec  une  révérence  exquise  à  sa  rivale  :  «  Ah  1  pardon,  j'oubliais  que  chez  les 
d'Orléans,  les  Halles  ont  toujours  eu  le  pas  sur  Versailles  »,  propos  qui  court 
déjà  les  galeries  et  fait  rire  un  peu  jaune  monsieur  le  duc  de  Chartres. 


Ah  !  que  ma  voix  me  devient  chère 
Depuis  que  mon  berger  se  plaît  à  l'écouter  ! 

C'est  la  romance  de  madame  de  Pompadour,  qu'attaquent  maintenant  les  flûtes 
et  les  violes,  et  dans  la  galerie  des  fêtes,  sous  l'enfilade  de  ces  plafonds  d'aurore 
égayés  de  nudités  volantes,  entre  ces  hautes  glaces  enguirlandées  d'amours  et 
reflétant  à  l'infini,  et  les  feux  des  bras  des  torchères  et  les  lustres  de  Bohême 
rayonnants  de  bougies,  le  bal  bat  son  plein,  nouant  et  dénouant  les  couples, 
enlaçant  les  tailles  et  les  mains  dégantées,  faisant  glisser  les  mules  sur  le  miroir 
uni  des  parquets  losanges,  et  les  colliers  de  perles  sur  le  satin  ramage  des 
corsages. 

Ah  !  que  ma  voix  me  devient  chère  ! 

et  les  petits  mollets  se  cambrent  et  les  robes  ondulent,  les  fagots  de  fleurs 
s'effeuillent  aux  ceintures  et  les  diamants  s'allument  dans  les  cheveux;  les  sveltcs 
cavaliers  font  volter  les  danseuses  légères,  les  dentelles  s'écrasent  contre  les 
parements  d'habit,  les  éventails  cliquètent,  se  déploient,  se  referment,  et  parmi 
cette  foule  allante,  venante,  tournoyante  et  parée,  ce  sont  les  plus  grands  noms 
de  France  en  herbe  qui  passent  et  repassent  dans  les  déguisements  divers,  somp- 
tueux et  charmants,  de  la  Fable  et  de  la  Fantaisie. 

«  Etonnant,  miraculeux,  divin!  »  C'est  en  raide  et  large  jupe  de  brocart  d'ar- 
gent semé  de  pivoines  et  de  grappes  de  raisins,  de  soleils  en  feu  et  de  coquelicots 
épanouis,  comme  une  orfèvrerie  de  fleurs  et  de  branchages,  de  fruits  et  de  tor- 
sades versées  sur  un  tapis  de  soie,  c'est  la  petite  de  Mazarin,  si  droite  et  si 
engoncée  de  dentelles  et  la  tête  si  empanachée  et  de  plumes  et  de  diamants  et 
de  rubis,  qu'elle  fait  dire  à  la  petite  d'Houdetot  s'esclaffant  dans  la  foule  :  «  C'est 
un  lustre  !  »  et  qu'un  vide  respectueux  se  forme  autour  de  la  pauvre  enfant, 
comme  écrasée  sous  ce  faste  ridicule.  La  petite  de  Cossé,  à  la  bonne  heure! 
Quel  leste  et  charmant  costume  que  cette  chambrière  dessinée  par  Baudouin! 
Le  papillon  de  dentelles  sur  le  haut  de  la  tête,  le  fichu  des  Indes  glissé  des 
épaules,  les  bras  nus  sortant  des  dentelles,  la  jupe  retroussée  et  falbalassée  sur 
les  plus  jolis  pieds  du  monde,  le  grand  tablier  de  mousseline  à  bavette  et  une 
désinvolture  !  Voici  la  petite  de  Ségur  en  Circassienne,  en  veste  de  velours  rose 
toute  semée  de  turquoises;  la  petite  de  Henin  en  Polonaise,  un  satin  bleu  argent 


BAL   PARE    ET   COSTUME 


i35 


bordé  de  zibeline,  le  falbala  jonquille  e'toile'  de  diamants;  le  petit  de  Jaucourt  en 
système  de  Law,  une  me'chancete'  à  l'adresse  de  monsieur  le  duc  de  Chartres,  et 
la  petite  de  Maurepas  en  Mississipienne,  encore  une  allusion  à  ce  pauvre  Régent; 
puis  voici  des  Céladons,  des  bergers  galants,  des  Chinois,  des  podagres,  des  men- 
diants, des  chauve-souris,  des  hirondelles  de  nuit  de  carême,  une  vraie  descente 
de  la  Courtille  une  nuit  de  bal  masqué  à  l'Opéra;  le  petit  de  Louvois  en  Mercure, 
la  petite  de  Villeroy  en  Amazone,  veste  de  satin  vert  galonné  d'or,  jupe  rose  sou- 
tachée  de  dentelles  d'argent;  et  puis  des  dominos,  des  dominos,  des  dominos 
lilas,  des  dominos  gris  de  lin,  des  dominos  jaune  soufre,  des  dominos  aurore, 
tous  frais  et  gais  qu'égaient  encore  la  gaze  et  les  fleurs  artificielles;  et  les  propos 
volent  et  les  traits  décochés  écorchent  et  ricochent  dans  ce  petit  monde  affiné 
et  déjà  manégé,  spirituel  et  mordant  comme  un  quatrain  de  Molière  : 

Il  Parbleu,  je  viens  du  Louvre,  où  Cléonte  au  levé, 
«  Madame,  a  bien  paru  ridicule  achevé. 
«  N'a-t-il  pas  quelqu'ami,  qui  put  sur  ses  manières 
«  D'un  charitable  avis  lui  prêter  les  lumières  ?  » 

C'est  le  petit  prince  de  Poix,  un  marquis  de  Mascarille  écarquillé  comme  un 
volant  dans  son  tonnelet  enrubanné,  qui  se  casse  en  deux,  balaye  le  parquet  de 
son  chapeau  à  plume,  et  salue  de  ces  vers  la  petite  d'Aumont,  une  Phillis  abso- 
lument exquise  dans  un  grand  habit  dessiné  par  Nattier,  d'un  étonnant  satin 
gris  de  lin  et  vieil  or;  et  notre  petite  personne  de  clignoter  de  l'œil  et  de  répon- 
dre en  mordillant  le  coin  de  son  éventail  : 

«  Dans  le  monde,  à  vrai  dire,  il  se  barbouille  fort. 
«  Partout  il  porte  un  air  qui  saute  aux  yeux  d'abord 
«  Et  quand  on  le  revoit  après  un  peu  d'absence 
«  On  le  retrouve  encor  plus  plein  d'extravagance.  » 


et  voilà  les  enfants  du  jour  ! 

Une  étoile  de  diamant  au  front,  une  couronne  de  fleurs  nouée  à  la  ceinture, 
comme  nue  et  ondulante  dans  une  chemise  de  gaze  et  de  brocart,  voici  la  petite 
de  Flammarens  en  Diane;  plus  loin,  en  paniers  de  satin  couleur  eau,  tout  gar- 
nis de  roseaux  en  chenille,  ce  sont  les  deux  petites  de  Boisgelin  en  fontaine 
Aréthuse,  le  petit  de  Boufflers  en  dieu  Mars,  puis  une  Iris  reconnaissable  à  son 
écharpe,  négligés  mythologiques,  habits  superbes  et  célestes  dessinés  par  Bou- 
cher, livrées  d'un  Olympe  de  rêve,  où  l'Allégorie  a  fourni  les  ciseaux  qui 
taillent  les  étoffes,  et  le  décorateur  de  l'Opéra  les  attributs  qui  les  caractérisent 
Ah  !  que  ma  voix  me  devient  chère  ! 

et  les  flûtes  soupirent  et  la  foule  augmente  et  Deshayes,  le  maître  à   danser    de 
la  Comédie-Italienne  et  Dubois  de  l'Opéra  vont  manœuvrant  au  milieu  de  toute 


i36  L'ARTISTE 


cette  enfance,  mettant  en  train  les  rondes,  nouant  et  de'nouant  les  petites  mains 
des  danseurs  ;  et  l'entrain  va  croissant  jusqu'à  la  minute  de  stupeur  le'gitime- 
ment  causée  par  l'apparition  de  la  petite  de  Lesdiguières  surla  première  marche 
du  grand  escalier  d'honneur  ;  dans  le  grand  vestibule  où  vient  de  la  déposer  au 
milieu  des  laquais  ahuris  une  chaise  à  porteur  en  porcelaine  de  Saxe  ornée  de 
marcassites,  une  merveille  que  le  duc  de  Chartres  est  descendu  lui-même  admi- 
rer dans  la  cour. 

Déjà  grande  et  mince  comme  sa  mère,  Victoire-Athénaïs-Olympe  de  Lesdi- 
guères,  une  assassine  au  coin  de  l'oeil,  une  friponne  auprès  des  lèvres,  s'avance 
d'un  pas  souple  et  lent  ;  vêtue  d'un  grand  domino  jaune  pâle,  noué  de  rubans  cou- 
leur de  rose,  le  domino  des  bals  masqués  de  la  Régence,  aux  devants  et  au  capu- 
chon fleuris  d'une  guirlande  de  roses  repassant  par  deux  fois  sur  un  falbalas  de 
gaze  blanche,  et  le  grand  éventail  tenu  de  la  main  gauche,  à  l'autre  main  le  loup 
de  satin  noir  à  barbe  de  taffetas  rose,  d'un  joli  mouvement  de  tête  elle  fait 
tomber  son  capuchon  et  laisse  apparaître  des  yeux  d'un  lumineux  parti- 
culier et  la  plus  charmante  coiffure  à  la  Jamais  vu,  qu'ait  encore  élaborée 
Dagé  (i). 

—  «  J'ai  la  disgrâce  de  vous  apprendre,  dit-elle  de  sa  vois  la  plus    calme,  que 
le  carrosse  de  M"»  de  la    Reynière  vient    d'être  renversé    devant    la   porte  de 
Clisson,  il  y  a  une  telle  cohue  :  ces  braves  gens  ont  un  peu  bousculé  mamzelle  Gri 
mod,  son  costume  est  perdu  :    nous   n'aurons  pas   l'honneur   de   la   voir   cette 
nuit.» 

Le  carrosse  de  M"e  de  la  Reynière  renversé,  le  bruit  court  dans  les  galeries, 
l'escalier,  les  salons,  les  tribunes. 


La,  la,  la,  la,  la,  laire... 

Ce  sont  les  premières  mesures  du  menuet  de  Lulli,  que  viennent  d'attaquer  les 
violes  et  les  basses.  «  Le  menuet  du  Dauphin,  le  menuet  !  »  Voilà  la  phrase  qui 
maintenant  circule  de  groupe  en  groupe,  prend  feu  comme  une  traînée  de  pou- 
dre dans  les  tribunes  de  l'escalier  ;  et  du  coup  voilà  les  tribunes  vides  et  la 
foule  soudain  rabattue  sur  ce  délicieux  salon  tout-de  boiseries  sculptées  et  d'allé- 
gories mythologiques,  au  plafond  animé  par  les  doigts  de  Boucher,  le  salon  dit 
de  musique,  où  Sa    Majesté   le  Dauphin  vient  de  faire  son  entrée  avec  sa  suite 

(i)  Dagé,  coiffeur  de  M""  de  Pompadour. 


BAL   PARE    ET   COSTUME 


•37 


et  les  sept  grands  noms  de  l'armoriai  français ,  de'signe's  pour  lui  faire 
vis-à-vis. 

L'épreuve  du  grand  escalier  et  de  ses  matassins  a  e'té  évitée  à  Sa  Majesté. 
Parti  de  Versailles  dans  la  journée,  le  Dauphin  a  dîné  avec  sa  suite  à  Paris 
même,  dans  un  salon  réservé  de  l'hôtel,  puis  costumé,  adonisé  et  poudré  sur  les 
lieux  par  son  valet  de  chambre,  on  a  attendu  le  plein  épanouissement  du  bal 
pour  l'introduire  au  cœur  même  de  la  fête  et  cela  par  les  petits  appartements  et 
le  boudoir  de  la  duchesse  de  Rohan,  le  petit  salon  rond  contigu  au  salon  de 
musique,  le  salon  dit  des  quatre  glaces,  où  se  presse  maintenant,  avide  et  cu- 
rieux d'assister  au  menuet  du  Dauphin,  tout  le  public  des  tribunes  abandonnées, 
parents,  alliés,  grands  parents  et  gouvernantes  et  gouverneurs  des  nobles  petits 
invités. 

Et  devant  l'estrade  à  balustres  dorés,  où  trônent  les  musiciens,  cinquante 
musiciens  enrubannés  et  vêtus  pour  la  circonstance  du  satin  zinzolin  le  plus 
tendre,  toute  une  Turquerie  dessinée  par  Leprince,  quatre  petits  califes  et 
quatre  petites  sultanes  au  long  caftan  de  peluche  rose  ou  verte,  aux  vestes  de 
soie  ciel  ou  de  satin  jonquille,  aux  turbans  de  gaze  d'or  empanachés  d'aigrettes, 
le  Dauphin  et  ses  sept  compagnes  et  compagnons  mettent  là,  sous  les  giran- 
doles enflammées  des  lustres,  le  spectacle  étrange  et  charmant  d'un  vrai  menuet 
dansé  par  huit  figurines  de  Saxe  ;  et  ce  sont  bien  des  vieux  Saxe,  en  effet,  ces 
quatre  petites  sultanes  toutes  poudrées  à  frimas  sous  le  turban  de  gaze,  la 
taille  droite  et  mince  jaillissant  comme  une  fleur  d'entre  les  lourds  bouffants 
des  larges  pantalons  turcs,  et  les  quatre  petits  bonshommes  avec  leur  grand  caf- 
tan de  nuances  adoucies,  leur  haute  ceinture  de  satin  ramage,  leur  cordon 
bleu  au  col  et  leur  jarret  tendu  ;  sont-ils  assez  en  pâte  tendre,  et  cela  d'autant 
plus  qu'à  distance  les  traits  se  noient,  les  physionomies  s'effacent  et  que  les 
huit  danseurs  vus  du  fond  de  la  galerie  des  fêtes  n'en  ont  plus  de  visages,  mais 
la  tache  rose  et  fardée  des  poupées  de  l'époque.  Et  les  tambourins  ronflent  et 
les  flûtes  chevrotent  et  les  bassons  chantent  et  les  violes  s'égaient  et  sur  cette 
musique  vieillotte,  artificielle,  d'une  solennité  drôle,  qui  est  le  charme  même  de 
Lulli,  ce  sont  bien  des  révérences  et  des  salutations  de  poupées,  qu'échangent 
ces  quatre  petites  sultanes  plongeant  avec  ensemble  dans  les  bouffants  de  leur 
culotte  à  la  turque,  et  ces  quatre  petits  Bajazet  se  redressant  d'un  même  mouve- 
ment de  buste  sur  leurs  babouches  à  talons  rouges;  et  ce  sont  des  ronds  de 
jambe,  des  bras  en  guirlande,  gravement  détachés,  des  sourires  hautains,  des 
battements  d'éventail,  des  inclinaisons  cérémonieuses  et  lentes,  le  tout  réglé 
comme  un  ballet  et  minutieusement  exécuté  sous  l'œil  pontifiant  de  M.  Guil- 
laume, le  maître  à  danser  de  la  Cour,  et  cela  Dieu  sait  avec  quel  sérieux  et 
quelle  majesté  lia  majesté  naturelle  d'ailleurs  aux  personnes  d'une  aussi  haute 
naissance.  Songez-donc,  Louise  de   Faudoas,  Aymeri    de  Saint-Aignan,  le  mar- 


i38  L'ARTISTE 


quis  de  la  Feuillade,  Sylvanie  de  Choiseul,  Olympe  Mac  Donnald,  le  petit 
Jacques  de  Luynes  et  Jacqueline  de  Mirepoix,  voilà  ni  plus  ni  moins  les  dan- 
seurs et  danseuses  du  menuet  du  Dauphin. 

«  Un  conte  de  Voisenon,  chuchote,  en  allusion  à  cette  Turquerie,  cette  bonne 
marquise  de  Sassenage,  le  Sultan  Misapouf  et  la  princesse  Grisemine.  » 

—  n  Non,  le  menuet  de  Zaïre,  riposte  cette  bonne  âme  de  princesse  de 
Robecq  ;  décidément  le  roy  tient  à  fort  ménager  M.  Arouet  de  Voltaire.  »  A  quoi 
la  comtesse  de  Crusol  :  «  Une  politesse  en  vaut  une  autre,  c'est  une  révérence 
au  quatrain  adressé  à  M"""  de  Pompadour.  »  Mais  en  voici  bien  une  autre  de 
politesse  :  là-bas  au  fond  de  la  galerie  éclatent  des  cris  perçants,  c'est  toute  une 
bousculade,  des  ah  !  des  piaillements,  on  se  pousse,  on  s'assemble;  qui  ose 
ainsi  troubler  le  menuet  du  Dauphin  ?  C'est  à  ne  pas  y  croire  :  le  petit  duc 
d'Hostun  et  le  petit  comte  d'Ayen,  deux  bambins  qui  n'ont  pas  dix-neuf  ans  à 
eux  deux,  ne  se  sont  ils  pas  avisés  de  se  prendre  de  querelle  à  propos  de  la 
petite  Agnès  de  Montmorin-Tallard,  la  fille  cadette  de  la  marquise  de  Tallard, 
la  cousine  même  de  ce  petit  d'Hostun!  Et  ces  deux  petits  coqs,  ni  plus  ni 
moins  crêtes  que  les  lions  grimpants  de  leurs  blasons,  n'avaient-ils  pas  déjà 
tiré  leur  épée  de  bal  et  ne  parlaient-ils  pas    de  descendre  au  jardin  I 

Il  n'y  a  plus  d'enfants,  parole  !  mais  aussi  quelle  idée  de  costumer  l'un  en 
berger  Lysandre  et  l'autre  en  Lycidas  1  cela  monte  au  cerveau,  de  pareils  dégui- 
sements ;  heureusement,  messieurs  leurs  gouverneurs  se  sont-ils  jetés  à  temps 
au  travers  de  leur  échauffourée,  car  au  risque  d'éborgner  la  compagnie,  la  lame 
en  main  et  fièrement  campés  l'un  vis-à-vis  de  l'autre,  ils  ferraillaient  et  se 
mesuraient  déjà  :  on  eut  vite  fait  de  les  emmener  hors  des  salles  en  leur  tirant 
fortement  les  oreilles.  Quanta  cette  pauvre  petite  de  Tallard,  cause  innocente 
de  tout  le  mal,  une  Eglé  de  huit  ans  tout  à  fait  adorable  en  <>  désespoir  »  (i) 
couleur  de  rose,  garni  de  regrets  inutiles,  les  paniers  relevés  en  sentiments  sou- 
tenus sur  un  devant  de  jupe  couleur  rire  bergère,  les  cheveux  tapés  à  la  petit 
cœur,  quant  à  cette  pauvre  petite  de  Tallard,  le  doigt  en  pigeon-voie  !  et  la 
bouche  souriante,  elle  s'était  évanouie  tout  aussi  gracieusement  qu'aurait  pu  le 
faire  madame  sa  mère  :  laquelle  l'a  d'ailleurs  prestement  emportée  dans  ses  bras, 
courant  par  les  galeries  et  demandant  son  carrosse.  «  Et  au  lit,  mademoiselle, 
et  le  fouet  ;  pour  ces  petits  duellistes,  ces  deux  petits  brutaux  I  Le  fouet  et  au 
lit  1  »  Voilà  des  mots  plus  noirs  qu'ils  ne  sont  gros  et  qui  jettent  un  certain  froid 
dans  la  fête,  chacun  dans  ce  petit  monde  se  sent  vaguement  menacé  ;  ce 
fâcheux  incident  a  troublé  l'assemblée,  et  le  menuet  si  gaiement  commencé 
s'achève  au  milieu  d'un  malaise  général. 


(i    Espèce  de  justaquin  à  la  mode  du  temps. 


BAL    PARE    ET   COSTUME 


'39 


Et  comme  pour  accentuer  ce  malaise,  ne  voilà-t-il  pas  que  l'orchestre  attaque 
en  sourdine  la  marche  funèbre  de  Castor  et  Pollux  :  «  Tristes  apprêts,  tristes 
flambeaux  !  »  ces  lents  accords  prolonge's  et  traînants  emplissent  le  palais  d'une 
tristesse  funèbre;  tous  se  sentent  lecœur  serré  d'une  vague  appréhension,  appré- 
hension qui  devient  épouvante  chez  les  uns  et  stupeur  chez  les  autres,  à  l'entrée 
dans  le  salon  de  musique  d'une  longue  gondole  dorée  de  l'avant  à  la  proue  et 
portant,  gardé  par  un  essain  d'Amours,  un  catafalque  de  pâle  satin  blanc. 
Traînée  par  quatre  cygnes  de  carton  argenté,  le  poitrail  harnaché  de  guirlandes 
de  roses  et  de  larges  rubans  de  moire  blanche,  la  gondole  s'avance  lentement 
sur  le  sombre  motif:  «Tristes  apprêts,  tristes  flambeaux  »,  roulant  sur  quatre 
roues  dissimulées  dans  un  nuage  de  gaze  verte,  et  poussée  en  avant  par  une 
troupe  masquée  de  pierrots  bleus  et  noirs  et  d'arlequins  violets,  se  pressant 
derrière  elle. 

La  gondole  s'arrête,  les  danseurs  se  rapprochent,  des  cris  d'admiration  s'échap- 
pent :  une  merveille,  en  effet,  que  cette  gondole  avec  son  essaim  de  Cupidons, 
couronnés  d'immortelles,  agenouillés  les  uns  autour  du  cercueil,  les  autres 
attentifs,  les  coudes  au  sabord,  à  faire  traîner  sur  les  vagues  de  gaze  des  guir- 
landes de  roses,  les  grands  cordons  du  poêle:  groupe  adorable  et  charmant  avec 
leur  ventre  blanc,  leurs  ailes  frissonnantes,  leurs  petits  bras  ronds,  leurs  petits 
pieds  roses,  un  pli  dégraisse  au  ventre,  un  autre  au  jarret,  et  qui  semble  pleu- 
rer avec  des  larmes  vraies  la  morte  ou  le  défunt,  qu'escorte  leur  cortège,  tandis 
qu'aux  deux  bouts  de  la  gondole  quatre  Amours,  le  grand  cordon  de  Saint-Louis 
en  sautoir,  le  carquois  renversé  au  dos,  battent  distraitement  de  leurs  baguettes 
la  peau  sonnante  de  hauts  tambours    Louis  XIII,  enlinceuillés  de   noir. 

La  gondole  s'est  arrêtée  en  face  de  l'estrade  de  musique  ;  un  silence  ;  les  violes 
se  taisent,  les  tambours  cessent  de  battre,  puis  tout  à  coup  l'orchestre  attaque 
le  grand  air  à'Armide,  et  surgissant  soudain  au  milieu  de  l'estrade,  Jelyotte,  le 
fameux  Jelyotte  de  l'Opéra  et  de  M"»  d'Épinay,  s'avance  en  galant  déshabillé 
couleur  ciel  et  jonquille,  en  berger  Némorin,  et  une  main  sur  son  cœur,  de 
l'autre  agitant  un  rouleau  de  musique,  il  décoche  une  œillade  à  gauche,  un  sou- 
rire  à  droite   et  se  décide  à  chanter  ces  couplets  de  circonstance  : 


O  toi  qui  couronnes  les  songes 
Des  roses  de  la  volupté, 
Folie,  ô  reine  des  mensonges. 
Fille  de  la  Félicité, 
Réveille-toi,  belle  endormie, 
Au  son  du  fifre  et  des  tambours. 
Et  jusqu'à  l'aurore  bénie 
Sèche  les  larmes  des  Amours. 


HO  L'ARTISTE 


Déjà  les  Ris,  troupe  craintive 
Qu'effarouchent  l'ombre  et  le  deuil, 
Soulèvent  d'une  main  furtive 
Le  drap  d'argent  de  ton  cercueil. 
Réveille-toi,  belle  déesse, 
Et,  les  regrets  évanouis, 
Souris  ce  soir  à  la  Jeunesse 
Du  fils  de  la  Gloire  et  de  Louis  ! 

Et  les  Amours  écartent  le  drap  du  catafalque,  ils  soulèvent  le  couvercle  du  cer- 
cueil et  chacun  peut  admirer,  étendue,  les  yeux  clos,  sur  un  lit  d'oeillets  et  de 
jonquilles.  Ml'»  Camargo  de  l'Opéra  endormie,  la  Camargo  elle-même. 

A  un  coup  d'archet  plus  vif,  elle  entr'ouvre  les  yeux  ;  à  un  appel  de  fifre, 
elle  redresse  sa  taille,  et,  surgissant  tout  à  coup  de  son  cercueil,  elle  secoue  ses 
ailes  de  soie  rose,  fait  bouffer  ses  paniers  de  gaze  et  de  tulle  d'or,  consolide  d'un 
geste  l'édifice  poudré  de  sa  coiffure,  et  prist  1  d'un  pied  léger  bondit  au-dessus 
de  la  gondole,  touche  à  peine  le  parquet,  rebondit,  tourbillonne,  détache  un 
taqueté,  tend  les  bras  en  avant,  risque  un  jeté-battu,  retombe  sur  ses  pointes, 
se  renverse  en  arrière,  tourne  comme  une  abeille,  sourit,  lance  une  oeillade,  vol- 
tige et,  d'un  geste  arrondi  de  ses  doigts  à  ses  lèvres  enveloppant  d'un  baiser  le 
public  stupéfait,  s'élance  et  d'un  seul  bond  va  glisser  jusqu'au  fond  de  la  galerie 
des  fêtes,  virevolte  sur  elle-même,  s'arrête,  et,  dressée  sur  ses  pointes,  touche 
de  son  index  un  des  grands  panneaux  de  glace  qui  cède,  disparaît  et  laisse  aper- 
cevoir la  surprise  des  surprises  et  la  merveille  des  merveilles,  un  énorme 
théâtre  représentant  Venise,  Venise  au  clair  de  lune,  une   nuit  de  carnaval. 

Venise,  c'est-à-dire  la  place  Saint-Marc  elle-même,  avec  la  Dogana,  plus  loin 
les  Procuraties,  les  colonnades  de  ses  palais,  leurs  terrasses  ajourées  gardées 
par  des  statues,  et  là-bas,  miroitant  sous  le  bleu  clair  de  lune,  son  horizon  d'eau 
dormante,  de  lagunes  engourdies  bordées  de  campaniles  et  de  dômes  d'étain,  et 
dans  ce  décor  de  féerie,  rassemblés  là  par  un  caprice  royal,  tous  les  masques 
de  la  Comédie-Italienne,  masques  allant,  masques  venant.  Pierrots  sautant, 
Scapins  dansant,  prestes  Pulcinellas  et  Arlequins  allègres,  Zerbinette  et  Zerlino, 
Cucuruccu  et  Cucurognns,  des  Colombines  et  des  Cassandres,  des  Matamores  et 
des  Marameo,  desVioletta  et  des  Celio,  des  Bergamasques  et  des  Moresques,  des 
Mezzetins,  des  Scaramouches,  des  Truffaldins  et  des  Cocodrilles,  Franca  Trippa, 
Gian  Farina  et  Gian  Fritelli,  des  masques,  des  masques,  des  masques,  des  domi- 
nos et  des  camails  et  des  lazzis  et  des  coups  de  batte  et  des  bouquets  et  des  gui- 
tares, des  falbalas,  des  éventails  et  des  épées  et  des  tricornes,  tout  l'arc-en-ciel 
papillotant,  mourant,  fourmillant,  chatoyant  et  clamant  du  carnaval  de  l'Italie. 

Les  applaudissements  éclatent  de  toutes  parts,  cette  fois  c'est  l'enchantement 
des  enchantements  ;  enfants  et  parents  sont  là,  la   bouche  béante,  les  prunelles 


BAL   PARE   ET   COSTUME 


141 


agrandies,  quand  l'orchestre  attaque  le  grand  galop  final  du  Carnaval  du 
Parnasse;  et  d'un  commun  accord  tous  les  masques,  dévalant  de  la  scène,  hou  1 
hou  1  se  précipitent  et  hou  1  font  irruption  dans  la  salle  de  bal  :  hou  !  hou  ! 
quelle  bousculade  1  ce  sont  des  cris  de  terreur  et  de  joie,  il  se  répandent  comme 
du  vif  argent  au  milieu  des  enfants  épeurés  et  ravis,  hou  1  hou  !  les  bassons  ton- 
nent et  les  fifres  font  rage,  hou  1  la  gondole  de  la  Folie  est  entourée,  prise 
d'assaut,  les  cygnes  de  carton  sont  décapités  par  le  grand  sabre  en  bois  des 
Matamores;  et  les  friandises,  gimblettes  et  dragées,  dont  leurs  corps  sont  pleins, 
distribuées  à  droite,  à  gauche,  par  poignées,  aux  nobles  invités  qui  trépignent 
sur  place,  hou  1  hou  1  encore,  encore,  une  vraie  scène  de  pillage  au  milieu  de 
laquelle  le  grand  panneau  de  glace,  glissant  sur  des  gonds  invisibles,  vient  s'en- 
castrer dans  la  boiserie  et  dérobe  aux  yeux  et  la  scène  déserte  et  l'adorable 
décor  de  la  place  Saint-Marc. 

Mais  patience,  si  le  panneau  vient  de  se  refermer,  c'est  pour  se  rouvrir  dix 
minutes  après  et  laisser  apparaître  cette  fois,  dressée  au  milieu  de  la  place  Saint- 
Marc,  en  pleine  Venise  idéale  et  lunaire,  une  table  de  cent  cinquante  couverts,  une 
immense  table  en  fer  à  cheval,  dont  la  longueur  occupe  toute  la  scène,  et  sur 
cette  table  le  plus  royal  souper;  pyramides  de  gâteaux  et  de  fruits,  cristallerie 
étincelante,  vaisselle  de  chez  Germain,  timbrée  aux  armes  du  Palais-Royal,  sur- 
tout d'argent  débordant  de  glaïeuls  et  de  roses,  candélabres  à  huit  branches,  toutes 
les  cires  allumées,  pièces  montées,  glacées  de  sucre  et  d'anis,  tourtes  monumen- 
tales semées  de  nonpareille  :  un  rêve  de  gourmandise  enfantine.  La  musique  a  fait 
trêve  et  un  héraut  d'armes,  s'avançantau  milieu  de  théâtre,  appelle  à  haute  voix 
la  liste  des  convives  : 


Monseigneur  le  Dauphin, 
Le  duc  de  Villeroy, 
Le  marquis  de  Jaccout, 


Duchesse  de  Lesdiguieres, 
La  marquise  de  Faudoas, 
Princesse  de  Guéménée, 


et  l'appel  des  grands  noms  sonores  et  pompeux  continue  au  milieu  du  silence 
tout  à  coup  attentif  des  galeries  et  des  salles  : 


Le  pf  ince  duc  de  Poix, 


Marquise  de  Castellane, 


et  un  à  un  les  couples  appelés,  la  main  haute  et  la  tête  levée,  viennent  cérémo- 
nieusement prendre  place;  grâce  enfantine  et  majesté  comique,  quel  défilé! 


Marquis  de  Louvois, 


Comtesse  de  Coislin  ; 


et  tandis  que  chacun  s'attable  avec  force  manières  et  que  commence  enfin  le  souper 
du  Dauphin,  pour  amuser  les  augustes  convives,  masques  et  Bergamasques,  Pan- 
talons et  Pierrots,  Cassandres  et  Scaramouches,  Zerbines  etTruffaldins,  descendus 


142 


L'ARTISTE 


dans  la  galerie  des  fêtes,  miment  au  pied  de  la  scène  danses  et  pantomimes,  au 
son  discret  et  comme  étouffé  des  violes  et  des  bassons. 

0  De  surprise  en  surprise,  comme  le  dit  si  bien,  en  chipotant  un  sorbet  au 
choura,  cette  bonne  pièce  de  madame  de  Créqui,  retirée  avec  quelques  dames  dans 
le  boudoir  de  la  duchesse,  le  salon  dit  des  Quatre-Glaces,  dont  l'adorable  plafond 
bleu  turquin  rehaussé  de  dorures  et  de  groupes  d'enfants  en  relief  et  grisailles, 
semble  une  énorme  turquoise  sertie  d'or  vert  et  entourée  de  perles,  savez-vous 
si  l'on  nous  réserve  encore  quelque  chose?  »  —  «  11  paraît  que  c'est  tout,  répond  la 
princesse  de  Poix;  madame  de  Montesson  m'a  affirmé  que  Monseigneur  n'avait, 
en  fait  de  galanterie,  commandé  que  Jelyotte  et  mamzelle  Camargo  »,  à  quoi 
madame  de  Créqui  avec  un  grand  soupir  :  «  Ah  !  tant  mieux,  monsieur  le  duc  est 
si  féru  de  ses  philosophes.  J'ai  craint  un  moment  la  bénédiction  de  Msieu  Arouet 
de  Voltaire.  »  Et  c'est  là  le  mot  de  la  fin  de  cette  fête  enfantine  du  règne  de 
Louis  XV,  rêvée  par  un  poète  et  reconstituée  à  force  de  plagiats,  et  qui  cepen- 
dant a  eu  son  heure  de  réalité,  si  ces  quelques  pages,  écrites  dans  le  but  de 
distraire,  ont  su  faire  sourire  sans  faire  bâiller. 


I 


JEAN  LORRAIN. 


POÉSIES 


LE    CORDIER 


la  pâle  clarté  d'un  soleil  hivernal, 

La  toux  aux  dents,  l'œil  morne  et  la  têts  baissée. 
Le  cordier  va  filant,  dans  le  pré  communal, 
L'étoupe  qui  le  barde,  autour  des  reins  pressée. 

Il  marche  à  reculons  dans  son  étroit  chenal. 
Tandis  qu'au  bout  du  champ,  sur  ses  orteils  dressée, 
Une  vieille  en  haillons,  d'un  geste  machinal, 
Tourne  la  roue  en  bois  qui  gémit,  mal  graissée. 

L'étoupe,  brin  à  brin,  s'amincit  et  se  tord; 
Et  l'homme,  pas  à  pas,  au  vortex  qui  le  mord 
Tend  son  ventre,  ainsi  qu'à  d'invisibles  tenailles; 

Si  bien  que  l'on  dirait,  de  loin,  par  les  chemins. 
Quelque  fakir  indien  qui,  de  ses  propres  mains, 
Dévide  l'écheveau  confus  de  ses  entrailles. 


ANTONIN    MULE. 


144  L'ARTISTE 


L'HIVER 


H 'est  l'aurore.  La  nuit  a  figé  sur  les  choses 
Son  haleine  surprise  au  vol  par  le  grésil. 
Les  jours  voilés  de  blanc  sont  revenus  d'exil  : 
Voici,  voici  l'hiver  et  ses  métamorphoses  ! 


Le  jardin  désolé  resplendit  ce  matin 
Dans  un  fiot  de  lueurs  ondoyantes  et  blanches, 
Une  vapeur  de  lait  palpite  entre  les  branches  ; 
Tout  se  revêt  d'argent,  de  soie  et  de,  satin. 

O  Muse  !  C'est  le  frêle  empire  des  gelées 
Qui  s'ouvre  et  qui  t'invite  à  descendre  vers  moi. 
Un  désir  fou  me  prend  de  courir  avec  toi 
A  travers  ces  blancheurs  encore  immaculées. 

Berçons  bien  doucement  nos  rêves  diaphanes 
Dans  ces  linceuls  neigeux  où  la  terre  s'endort, 
Et  dans  ce  désert  calme  et  froid  comme  la  mort 
Recueillons  nos  pensers  loin  des  clameurs  profanes. 

Pour  ne  point  violer  ces  demi-jours  pâlis, 

Ce  luxe  harmonieux  que  la  nature  étale, 

O  Muse  !  tu  mettras  ta  robe  de  Vestale, 

Taillée  à  grands  plis  droits  dans  la  pulpe  des  lys. 

Inventons  au  hasard  d'.adorahles  mensonges  ; 
Dans  ces  miroirs  de  glace  éblouis  de  rayons 
Faisons  passer  l'essaim  changeant  des  visions. 
Illuminons  le  monde  au  prisme  de  nos  songes. 

Nous  suivrons  des  chemins  par  le  verglas  polis, 
Oii  l'aube  en  frissonnant  à  son  réveil  se  mire, 
Et  nous  y  chercherons  des  rythmes  qu'on  admire, 
De  grands  rythmes  plus  doux  que  les  mers  sans  roulis 


POESIES 


•45 


Il  faut  une  musique  impassible  et  sereine, 
Qui  se  déploie  avec  des  souplesses  d'aciers, 
Large  comme  les  vents  au  sommet  des  glaciers 
Et  charmeuse  pourtant  comme  un  chant  de  sirène. 

Nous  choisirons  des  mots  de  perle  et  de  métal, 
Nuancés  des  reflets  éclatants  de  tes  ailes, 
O  Muse  !  Ce  matin  je  veux  que  tu  cisèles 
Des  vers  de  diamant  aux  rimes  de  cristal. 

Viens  !  Le  temps  est  sans  borne  et  l'espace  est  ouvert  ! . 
Fixons  dans  un  contour  divin  nos  fantaisies 
Et  sculptons  dans  l'émail  des  blanches  poésies 
Un  décor  triomphal  aux  fêtes  de  l'Hiver  ! 


ALFRED  BOUCHINET. 


1888    —   l'artiste   —   T.    I 


10 


CHRONIQ.UE 


DUTES  les  réformes  que  le  nouveau 
Directeur  des  BeauxArts  a  projetées 
dans  l'organisation  du  muse'e  du 
Louvre,  se  réalisent  peu  à  peu.  De 
ces  innovations,  la  plus  importante 
est  la  création  d'une  salle  de  portraits 
d'artistes  que  Ton  est  en  train  d'ins- 
taller et  qui  sera  ouverte  au  public 
dans  quelques  jours.  Une  amélio- 
ration depuis  longtemps  souhaitée, 
va  se  réaliser,  nous  dit-on;  afin  que 

les  visiteurs  du  Louvre  puissent  se  guider  plus  aisément  dans  les  galeries, 

toutes  les  salles  seront  désignées  par  leur  nom  d'une  façon  très  apparente,  au 

moyen  d'inscriptions  placées  au-dessus  des  portes. 
Enfin  une  inscription  commémorative  de  la  fondation  du  musée  du  Louvre  va 

être  placée  dans  la  rotonde  qui  précède  la  galerie  d'Apollon,  au-dessus  de  la 


I 


I 


s: 


D  ■ 
o 

D 
O 

H 

z 

P 

00 

O 

< 

p 

i: 
"c 


CHRONIQUE 


«47 


magnifique  porte  en  fer  forgé  qui  donne  accès  dans  cette  galerie.   Cette  inscrip- 
tion sera  ainsi  conçue  : 

LE    MUSÉE    DU    LOUVRE 

FONDÉ    LE    l3    SEPTEMBRE    I792 

PAR    DÉCRET     DE    l'aSSEMBLÉE    LÉGISLATIVE 

A    ÉTÉ    OUVERT    LE    10   AOUT    IjgS 

EN    EXÉCUTION    d'uN     DÉCRET    RENDU    PAR 

LA     CONVENTION    NATIONALE 

Les  voûtes  du  grand  escalier  à  double  re'volution  qui  conduit  aux  salles  de  la 
peinture  italienne  et  à  la  rotonde  dont  nous  parlons  plus  haut,  doivent  être 
de'corées  de  mosaïques  dans  le  genre  de  celles  qui  ont  e'té  placées  au  Panthéon, 
(d'après  la  composition  d'Hébert  :  Gesta  Dei  per  Francos)  et  à  l'Opéra  (attributs 
de  la  musique  chez  les  différents  peuples,  à  l'avant-foyer,  et  caissons  des  plafonds 
de  la  loggia).  Cet  escalier  étant  insuffisamment  éclairé,  on  a  décidé  de  pratiquer 
dans  la  toiture  du  pavillon  Daru  deux  larges  baies  qui,  garnies  de  vitrages,  don- 
neront la  quantité  de  lumière  nécessaire  à  l'éclairage  des  mosaïques  et  à  l'effet  de 
ce  genre  de  décoration  que  les  artistes  sont  actuellement  en  train  d'exécuter. 


M.  Léon  Bonnat  a  été  élu  président,  et  M.  Chapu  vice-président  de  l'Académie 
des  Beaux-Arts.  A  la  séance  d'installation,  M.  Chaplain,  président  sortant,  et  le 
nouveau  président,  ont  prononcé  chacun  une  allocution,  pour  remercier  leurs 
confrères  de  leur  sympathie,  et  les  assurer  de  leur  dévouement  aux  intérêts  de 
la  Compagnie. 

Le  programme  du  concours  pour  le  prix  Bordin  avait  pour  sujet  la  question 
suivante  :  «  Rechercher  s'il  existe  une  esthétique  commune  aux  grands  monu- 
ments de  l'art  dans  les  diverses  civilisations.  »  Six  mémoires  ont  été  envoyés 
pour  prendre  part  à  ce  concours. 

On  sait  que  la  faiblesse  des  projets  pour  le  concours  Chaudesaigues  avait 
empêché  l'Académie  de  décerner  le  prix  de  2.800  francs  qui  est  attribué  à  un 
jeune  architecte  afin  qu'il  puisse  séjourner  en  Italie  pendant  deux  années,  et  y 
compléter  son  éducation  artistique.  Il  avait  été  décidé  en  conséquence  que  le 
concours  serait  prorogé  et  le  règlement  modifié.  Pour  la  nouvelle  épreuve,  dix- 
huit  projets  furent  envoyés  et  les  auteurs  de  dix  d'entre  eux  ont  été  admis  en 
loge,  dont  voici  les  noms,  par  ordre  alphabétique  :  MM.  Colin,  Dalmas,  Girard, 
LaffiUée,  Micoud,  Ch.  Normand,  Adrien  Rey,  Sautey,  Senèque,  Tronchet.  Par 


148  L'ARTISTE 


suite  de  la  nouvelle  décision,  les  concurrents  sont  reste's  en  loge  quinze  jours  au 
lieu  de  six.  Le  jugement,  rendu  le  14  janvier,  a  de'cerné  le  prix  à  M.  LaffiUée, 
élève  de  M.  Ginain.  Trois  mentions  ont  été  accordées  à  MM.  Girard,  Senèque  et 
Dalmas. 

Pour  le  concours  Achille  Leclère,  ont  été  admis  en  loge  les  auteurs  des  projets 
dont  les  numéros  suivent:  i,  2,  3,  6,7,  8,  12,  17,  18,  19,  28,  21,  25,  26,  28;  soit 
quinze  concurrents  sur  vingt-neuf. 


A  l'un  des  derniers  conseils  des  ministres,  le  ministre  de  l'Instruction  publique 
et  des  Beaux-Arts  a  entretenu  le  conseil  de  la  question  de  l'installation  du  Musée 
des  Arts  décoratifs  dans  les  bâtiments  de  l'ancien  Conseil  d'État,  au  quai  d'Orsay. 
M.  Faye  acceptera,  sous  réserve  de  modifications  de  détail,  le  projet  de  loi  que 
son  prédécesseur  a  déposé  sur  le  bureau  de  la  Chambre.  Aux  termes  de  ce  projet, 
l'État  concède  gratuitement,  pour  trente  ans,  les  bâtiments  de  l'ancien  conseil 
d'État  à  l'Union  centrale  des  arts  décoratifs,  à  charge  par  celle-ci  d'y  construire  et 
installer  à  ses  frais  un  musée;  à  l'expiration  de  trente  années,  l'édifice  et  les  collec- 
tions deviendront  la  propriété  de  l'État. 


L'administration  des  Beaux-Arts  a  commandé  aux  statuaires  Altred  Lenoir  et 
Injalbertles  bustes  de  Daumier  et  de  Gavarni.  Les  modèles  de  ces  deux  bustes 
figureront  à  l'exposition  des  maîtres  de  la  caricature  française,  qui  doit  avoir 
lieu,  cet  hiver,  à  l'école  des  Beaux-Arts,  au  profit  de  la  Société  de  secours  pour 
les  familles  de  marins  français  naufragés. 


On  installe  en  ce  moment,  dans  le  jardin  du  Luxembourg,  la  gigantesque  statue 
en  marbre  de  Phidias  par  Aimé  Millet,  qui  a  été  exposée  au  dernier  Salon,  et  le 
groupe  en  bronze  de  M.  Boucher  :  Au  but,  qui  valut  à  cet  artiste  une  première 
médaille  au  Salon  de  1886. 


CHRONIQUE 


'49 


Par  testament  de  M"»  Huyssen  de  Kattendyke,  le  Christ  au  roseau  d'Ary 
Schefer  vient  d'être  lègue'  au  musée  du  Louvre. 

On  parle  d'un  don  qui  serait  fait  au  Louvre  d'un  tableau  de  J.-F.  Millet,  le 
Printemps,  qui  a  fait  partie  de  l'exposition  de  l'œuvre  du  maître  à  l'École  des 
Beaux-Arts,  l'année  dernière.  Cette  toile  a  été  décrite  ainsi  au  catalogue  :  «  Un 
verger  dont  les  arbres  sont  épanouis  ;  au  fond,  l'arc-en-ciel  sur  un  nuage  d'orage.  » 
Le  motif  du  paysage  a  été  pris  par  Millet  à  Barbizon,  derrière  sa  maison.  II  a 
figuré  à  la  vente  de  la  collection  Hartmann,  en  1881,  et  fut  adjugé  45,000 francs. 
Grâce  à  cette  généreuse  donation,  le  Louvre  possédera  deux  tableaux  de  Millet, 
qui  n'était  représenté  dans  notre  musée  national  que  par  une  seule  toile,  l'Église 
de  Gréville,  dont  notre  collaborateur,  M.  Eugène  Muller,  a  parlé  dans  son 
excursion  Au  pays  de  Millet,  dans  la  précédente  livraison  de  L'Artiste. 


On  s'occupe  de  terminer,  au  Père-Lachaise,  le  tombeau  du  peintre  Paul 
Baudry.  Rappelons  que  ce  monument  a  été  élevé  par  les  soins  d'un  comité  com- 
posé de  MM.  Bouguereau,  Thomas,  Garnier,  Delaunay,  Boulanger,  Cabane),  etc., 
et  que  c'est  M.  Ambroise  Baudry,  frère  du  défunt,  qui  dirige  l'exécution  des 
travaux  d'achitecture .  Le  sculpteur  Mercié  s'est  chargé  de  la  partie  artistique.  Il 
a  représenté  une  Renommée  qui  vient  couronner  le  buste  de  Baudry  ;  au  pied  du 
sarcophage,  pleure  une  femme  qui  personnifie  la  Douleur.  Cette  œuvre,  qui  ne 
mesure  pas  moins  de  cinq  mètres  de  hauteur,  sera  placée  près  du  tombeau  de 
Clément  Thomas,  en  face  du  monument  de  Couture. 


Ces'jours  derniers  a  eu  lieu  à  l'hôtel  Drouot  la  vente  des  œuvres  qui  se  trou- 
vaient dans  l'atelier  de  Philippe  Rousseau  au  moment  de  son  décès. 

Voici  les  principales  enchères  de  cette  adjudication  qui  a  produit  33, oi  i  francs. 
Le  Garde-manger,  1,200  francs;  les  Parfums  de  France,  i,95o  francs  :  ces  deux 
tableaux  ont  figuré  au  dernier  Salon;..le  dernier  a  été  acquis  par  M™'  la  baronne 
N.  de  Rothschild,  qui  a  acheté  également  Pour  le  goûter,  i  ,5 10  fr.  ;  Bocal  d'abri- 
cots, 1,720  fr.  ;  la  Sortie  du  chenil,  i,o5o  francs;  Pêches,  1,200  francs;  Prunes  de 
Monsieur,  i,23o  francs. 

Parmi  les  tableaux  formant  la  collection  particulière  du  défunt,  citons  :  Intérieur 
de  cuisine,  par  Chardin,  3, 201  fr.  l'Arrivée  d'Abd-el-Kader  à  Marseille,  par 
Raffet,  2,020  fr.  ;  A  la  marée  basse,  étude  par  Isabey,  1,220  fr. 


i5o  L'ARTISTE 


On  nous  prie  d'annoncer  que  le  journal  d'art  qui  a  paru  jusqu'à  présent  sous  le 
titre  de  Nancy -Artiste,  va  se  transformer  et  e'tendre  son  cadre  sous  le  nom  de 
la  Lorraine  artiste.  Nous  le  faisons  d'autant  plus  volontiers  que  cette  publication 
artistique  est  l'une  des  plus  intéressantes  dans  ce  genre  parmi  celles  qui  parais- 
sent en  province. 


I 


Une  exposition  intéressante  vient  de  s'ouvrir  à  Valence.  Elle  comprend  la  plu- 
part des  œuvres  du  grand  peintre  espagnol  Ribera,  qui  est  né  à  Gativa,  province 
de  Valence,  le  i3  janvier  i588. 


La  ville  de  Cracovie  va  élever  un  monument  à  la  mémoire  du  célèbre  poète 
polonais  Mickiewicz,  qui  fut  professeur  de  slave  au  Collège  de  France.  La  somme 
affectée  à  cette  œuvre  est  de  400,000  francs,  recueillis  dans  une  souscription 
nationale.  Ce  monument  sera  le  plus  grand  de  ce  genre  en  Europe,  car  il  n'aura 
pas  moins  de  i5  mètres  de  hauteur.  C'est  le  sculpteur  Godebski,  un  de  nos  com- 
patriotes, auteur  du  monument  de  Théophile  Gautier,  au  cimetière  Montmartre, 
qui  en  a  obtenu  au  concours  l'exécution.  Le  bloc  se  compose  de  deux  parties  : 
La  base  ayant  à  ses  angles  quatre  figures  allégoriques,  représentant  les  princi- 
paux personnages  de  l'œuvre  du  poète  ;  un  bas-relief  le  représentant  dans  sa 
chaire  au  Collège  de  France,  entouré  de  ses  auditeurs,  Quinet.  Michelet,  etc.,  etc. 
Ce  soubassement  est  surmonté  d'un  autre  piédestal,  en  style  Renaissance,  ayant 
en  haut-relief  Apollon  sur  Pégase,  tendant  une  palme  au  poète  assis  au  faîte  du 
monument  et  couronné  par  la  Patrie. 


Un  artiste,  aujourd'hui  bien  oublié,  mais  qui  eut  jadis  son  heure  de  célébrité, 
le  peintre  Louis  Matout,  vient  de  mourir  à  Paris,  âgé  de  soixante-seize  ans.  Il  est 
l'auteur  d'un  certain  nombre  de  compositions  décoratives  qui  ne  sont  pas  sans 
mérite  et  ont  parfois  un  indéniable  caractère  de  grandeur,  bien  qu'exécutées  dans 
une  manière  actuellement  fort  démodée  et  peu  en  harmonie  avec  les  nouvelles 
tendances.  C'est  Matout  qui  peignit  la  vaste  décoration  du  grand  amphithéâtre  à 
l'École  de  Médecine,  Ambroise  Paré  appliquant  pour  la  première  fois  la  ligature 
aux  artères  après  une  amputation.  Plusieurs  églises  de  Paris  sont  ornées  de  pein- 
tures murales  qui  sont  son  œuvre.  Au  Louvre,  il  a  peint  le  plafond  de  la  salle  des 


CHRONIQUE 


i5i 


empereurs  romains;  à  la  chapelle  de  l'hôpital  Lariboisière,  six  panneaux  déco- 
ratifs :  Adoration  des  bergers,  Marthe  et  Marie  au  pied  de  la  croix,  le  Christ  au 
jardin  des  Oliviers,  le  Christ  insulté  par  les  soldats,  la  Mort  du  Christ  et  le  Christ 
au  milieu  des  douleurs  humaines.  Signalons  encore  parmi  ses  œuvres  :  Femme  de 
Boghari  tuée  par  une  lionne,  qui  se  trouve  au  musée  du  Luxembourg;  Lanfranc, 
chirurgien  du  treizième  siècle;  Danse  antique;  saint  Jacques  le  Majeur,  apôtre  ; 
Jésus  che:^  Simon  le  Pharisien;  plusieurs  tableaux  de  genre  :  Riche  et  pauvre  ; 
Une  position  critique;  Vingt  ans.  Quelques  portraits  de  lui  furent  remarqués  à 
divers  Salons;  l'une  des  dernières  œuvres  importantes  qu'il  ait  exposées  est  le 
tableau  du  Salon  de  1880,  saint  Louis  enterre  lui-même  les  morts  sur  le  champ 
de  bataille  de  Sayète  (Syrie). 
Louis  Matout  était  né  à  Charleville  (Ardennes). 


Le  sculpteur  François  Truphême,  dont  le  talent  était  fort  apprécié,  vient  de 
mourir  à  Paris.  Il  était  né  à  Aix-en-Provence  en  1828,  et  avait  été  l'élève  de 
M.  Bonassieux.  Son  œuvre  la  plus  remarquée  est  une  statue  de  Mirabeau  qui  se 
trouve  au  palais  de  justice  d'Aix.  Il  est  aussi  l'auteur  du  monument  que  la  ville 
de  Bourg-la-Reine  a  élevé  à  Condorcet,  et  de  celui  qui,  plus  récemment,  a  été 
érigé  à  Meudon  en  l'honneur  de  Rabelais.  Le  musée  du  Luxembourg  renferme 
de  lui  une  Jeune  fille  à  la  source.  Citons  encore,  parmi  ses  autres  œuvres  : 
l'Autour  et  l'alouette,  Jochabed  et  Moïse,  Mireille;  la  Pêche  et  l'Automne  pour 
le  nouveau  Louvre;  pour  l'église  Sainte-CIotilde,  une  sainte  Geneviève;  pour 
l'Opéra,  les  Heures  du  soir,  etc.  Truphême  était  l'un  des  fondateurs  de  l'asso- 
ciation méridionale  la  Cigale. 


LES     THÉÂTRES 


Palais-Royal  :  Reprise  du  Réveillon,  come'die  en  trois  actes,  de  MM.  Henri 
Meilhac  et  Ludovic  Halévy. 


L  n'y  a  pas  moins  de  seize  ans  que  le  Réveillon  a  été  joué 
pour  la  première  fois  au  Palais-Royal.  Depuis  lors,  on 
en  a  donné  plusieurs  reprises,  toujours  avec  le  même 
succès  et  un  égal  empressement  du  public  pour  cette 
œuvre,  l'une  des  plus  jolies  comédies  dues  à  la  collabo- 
ration de  MM.  Meilliac  et  Halévy.  C'est  qu'en  effet  rien 
n'est  à  la  fois  plus  divertissant  et  plus  fin  que  ce  tableau 
de  mœurs  provinciales,  d'une  observation  délicate,  où  la  satire  confine  à  peine 
à  la  caricature  mais  ne  tombe  jamais  dans  la  charge.  Deux  scènes  y  sont  du 
meilleur  comique,  entre  bien  d'autres  extrêmement  amusantes  ;  nous  voulons 
parler  du  monologue  de  Gaillardin  racontant  et  mimant,  au  premier  acte,  l'au- 
dience où  le  tribunal  l'a  condamné  à  huit  jours  de  prison  pour  avoir  appelé 
imbécile  le  garde  champêtre  ;  puis  de  la  scène  où  le  même  Gaillardin,  au  troi- 
sième acte,  ayant  revêtu  la  toge  d'avocat,  se  donne  pour  le  défenseur  du  soupi- 
rant qui  a  été  arrêté  par  erreur,  à  sa  place,  auprès  de  sa  femme.  Tout  cela  est 
traité  de  main  de  maître,  d'une  touche  légère  et  spirituelle,  sans  nulle  exagéra- 
tion, d'un  art  merveilleux. 
Un  artiste   est  demeuré  inoubliable  dans  ce   rôle,  c'est   Geoffroy,  un  des 


LES   THEATRES  i53 


meilleurs  come'diens  de  ce  temps,  que  la  Come'die-Française  a  dû  regretter  de 
ne  s'être  pas  attache'.  Dans  cette  cre'ation,  aussi  bien  que  dans  tant  d'autres, 
Geoffroy  ne  pouvait  être  remplace'.  M.  Daubray,  en  reprenant  ce  rôle,  y  a  mis 
beaucoup  de  verve,  de  drôlerie  et  d'entrain  ;  mais  où  sont  la  finesse  exquise  et 
l'inimitable  naturel  de  son  préde'cesseurî  De  l'interpre'tation  de  jadis,  un  seul 
acteur  est  demeuré,  M.  Pellerin  ;  M.  Milher,  sans  faire  oublier  Lhe'ritier,  a 
excellemment  joué  le  rôle  du  directeur  de  la  prison.  Quant  à  celui  du  geôlier, 
comment  ne  pas  regretter  l'ahurissement  entêté  et  irrésistiblement  comique  qu'y 
mettait  M.  Lassouche,  et  que  son  successeur  s'est  vainement  évertué  à  nous 
rappeler  ?  Le  Réveillon  n'en  est  pas  moins  un  des  plus  agréables  spectacles  du 
moment,  et  aussi  des  plus  courus. 


Théâtre  Molière  de  Bruxelles  :  le  Procès  Féraud,  pièce  en  trois  actes  de 
MM.  William  Busnach  et  Henry  Cauvain. 

L'expérience  consommée  de  M.  Busnach  a  trouvé  un  cadre  dramatique  dans 
un  roman  de  M.  Cauvain,  et  le  Procès  Féraud,  écrit  déjà  par  un  romancier 
d'action,  a  passé  très  valide  au  théâtre.  Le  sujet  est  l'histoire  d'un  forçat  inno- 
cent qui,  ayant  purgé  sa  peine  et  apprenant  le  nom  de  celui  pour  qui  il  a  été 
condamné,  fait  le  sacrifice  de  sa  réhabilitation  par  reconnaissance  pour  la  sœur 
du  coupable,  qui  a  recueilli  sa  fille.  La  pièce  ne  dénote  aucune  recherche  et  ne 
sort  pas  des  sentiers  battus  du  succès  d'où  M.  Busnach  s'est  gardé  de  la  faire 
sortir.  Après  Sœur  Philomène  et  l'excursion  du  Théâtre  libre  qui  avait  vivement 
passionné  Bruxelles,  le  Procès  Féraud  a  paru  bien  vieux,  bien  pâle.  On  a  reconnu 
l'imperturbable  habileté  de  M.  Busnach,  et  l'intérêt  d'action  des  œuvres  de 
M.  Cauvain  n'a  trouvé  personne  sceptique.  Mais,  pas  plus  que  les  Amours 
bigarres,  Rose  Valentin,  Madame  Gobert  ou  le  Grand  vaincu,  n'ont  pu  satisfaire 
les  exigences  des  lecteurs  artistes,  le  Procès  Féraud  n'a  apporté  à  ceux  qui  veu- 
lent chasser  la  convention  du  théâtre,  le  progrès  qu'ils  attendaient. 

Pour  reconnaître  tout  le  mérite  et  toute  la  'médiocrité  de  l'œuvre,  il  suffirait  de 
dire  qu'elle  pourrait  être  acceptée  par  le  plus  prudent  des  directeurs.  M.  Cau- 
vain semble  avoir  une  imagination  qui  sera  toujours  sous  le  joug  du  feuilleton 
bourgeois  ou  de  l'adaptation  théâtrale  de  son  collaborateur,  un  incorrigible  de 
la  fabrication.  II  nous  est  permis  d'espérer  pourtant  un  drame  plus  vivant  et 
plus  réel  quand  son  encre  limpide  ne  trempera  plus  les  ficelles  de  son  collabo- 
rateur. —  V. 


i54  L'ARTISTE 


Nous  avons  dit  précédemment  que  les  concerts  classiques  du  Casino  de  Monte- 
Carlo  ont  eu  la  primeur  d'un  oratorio  en  trois  parties,  de  MM.  O'Kelly  et  Ville- 
neuve, ayant  pour  titre  Paragassù,  et  mentionné  le  grand  succès  que  cette  œuvre 
remarquable  a  obtenu  auprès  du  public  d'élite  que  cette  manifestation  artistique 
intéressait  vivement.  Ce  concert,  nous  écrit  notre  correspondant,  avait  attiré  une 
telle  foule  d'amateurs,  que  plus  de  3oo  personnes  n'ont  pu  pénétrer  dans  la  vaste 
salle  des  concerts.  On  savait  que  le  poème  de  l'oratorio  était  extrait  d'une  chro- 
nique brésilienne  et,  de  plus,  dédié  à  S.  M.  l'Empereur  du  Brésil  Dom  Pedro  II. 
Tous  les  hôtes  distingués  en  déplacement  sur  le  littoral  ont  tenu  à  manifester 
par  leur  présence  leur  grande  sympathie  à  LL.  MM.  l'Empereur  et  l'Impératrice 
qui  assistaient  au  concert.  Les  rôles  étaient  ainsi  distribués  : 

Paraguassù M"=   Castagne. 

Diogo MM.  Degenne. 

Taparicor 


! 


Degrave 
Le  Grand  Sume 

Jacaré Fronty. 


Parmi  les  morceaux  les  plus  applaudis,  il  faut  signaler  :  i">  le  Chant  du  Soir 
et  la  Légende  du  Colibri,  délicieusement  chantée  par  M"»  Castagne;  2»  la 
romance  et  le  duo,  qui  ont  valu  à  M.  Degenne  un  succès  bien  mérité.  Dans  le 
duo,  M.  Degenne  a  été  bien  secondé  par  M.  Fronty.  M.  Degrave  a  admira- 
blement chanté  le  rôle  du  Grand  Sumé.  L'hymne  de  la  fin  a  soulevé  les  bravos 
de  tout  l'auditoire,  surtout  au  passage  suivant  : 

Gloire  à  toi,  Pedro  II,  rejeton  de  Bragance, 
Digne  fils  du  Héros 

Qui  nous  donna  l'indépendance, 

Tu  verras  ton  Empire  immense 
Prospérer  et  grandir  sur  la  terre  et  les  flots. 

Il  serait  injuste,  avant  de  terminer,  de  ne  pas  adresser  de  chaudes  félicitations 
à  l'orchestre,  aux  chœurs  et  à  Arthur  Steck  qui  ont  rivalisé  de  conscience  et  de 
brio  dans  l'exécution  de  cette  belle  solennité  musicale. 

Le  concert  suivant  offrait  aux  habitués  un  nouvel  attrait  par  le  concours  de 
M""  Conneau.  En  voici  le  programme,  bien  fait  pour  justifier  l'empressement 
des  dilettanti  : 

PREMIÈRE   PARTIE 

Symphonie  en  fa  (no  8),  opéra  gS Beethoven. 

I.  Allegro  vivace.  —  II.  Allegretto  scherzando.  III.  Tempo 
di  minuetto.  —  IV.  Finale.  Allegro  vivace 


LES   THEATRES 


i55 


DEUXIÈME    PARTIE 

Ouverture  de  Freyschutj Weber. 

Air  du  «  Sommeil  «  de  Psyché A.  Thomas. 

M™"  Conneau. 

Prélude  de  Lohengrin R.  Wagner. 

(I  J 'ai  perdu  mon  Eurydice  »  d'Orphée Gluck. 

M"»  Conneau. 
Fragments  du  ballet  de  Sylvia L.  Delibes. 

a  Pizzicati.  —  b  Marche  et  cortège  de  Bacchus. 

Grand  succès  pour  la  grande  cantatrice  mondaine,   M™"  Conneau,  et  pour 
l'excellent  orchestre  du  Casino,  qui  a  joué  avec  sa  maîtrise  ordinaire. 


LES   LIVRES 


Les  Précurseurs  des  Félibres  {i8oo-i855) ,  par  Frédéric  Donnadieu,  illustra- 
tions de  Paul  Maurou;  Paris,  Quantin. 


«  FÉLiBRE,félibrige  »  sont  termes  de  flagrante  roture 

•^^  puisqu'ils  ne  peuvent  se  plier  aux  poètes  méridio- 

fV-Vi    naux  d'il  y    a  trente  ans   à  peine.    Ceux-ci  sont 

yLlij.y/if/      leurs  «  précurseurs,»  mais  non  leursaïeux;  en  quoi 


se  diffe'rencient-ils  des  Félibres  eux-mêmes?  c'est 
ce  que  nous  ne  saurions  dire,  et  qu'a  négligé  de 
nous  apprendre  l'auteur  du  livre  que  nous  présen- 
tons aux  lecteurs  de  L'Artiste.  Quoi  qu'il  en  puisse 
être,  ce  nç  doit  être  qu'une  affaire  de  vocabulaire  : 
si  le  mot  n'existait  pas  encore,  en  fait  la  chose 
existait  vraisemblablement.  Et  puis  nous  aurions 
mauvaise  grâce,  profane  que  nous  sommes,  à  faire 
même  un  semblant  de  querelle  là-dessus  à  M.  Don- 
nadieu, à  l'érudit  qui  s'est  évertué  à  les  grouper, 
ces  poètes  de  la  langue  d'oc,  en  un  luxueux  recueil, 
à  les  faire  revivre  dans  d'ingénieuses  notices,  à  les  évoquer,  par  la  complicité  de 
M.  Paul  Maurou,  dans  des  effigies  finement  gravées,  à  côté  des  monuments  et 


sm 


Chapiteau  antique  du  musée 
d'Arles,  dessin  de  Paul 
Maurou. 


LES    LIVRES  i57 


des  cités  du  midi,  qui  forment  des  cadres  en  parfaite  harmonie  avec  l'expressive 
physionomie  de  leurs  portraits. 

En  général,  ils  se  préoccupaient  peu  de  la  postérité,  les  aimables  poètes  pro- 
vençaux de  ce  temps-là,  et  de  laisser  après  eux  des  publications  destinées  à  leur 
survivre  ;  ils  bornaient  leur  ambition  à  être  goûtés  dans  le  cercle  étroit  de  leurs 
amis  et  de  leurs  compatriotes,  sans  songer  à  faire  imprimer  leurs  œuvres.  Pour 
l'auteur  de  ces  monographies,  l'entreprise  a  été  d'autant  plus  difficile;  combien 
plus  elle  l'eût  été  si,  au  lieu  de  limiter  sa  tâche  au  commencement  du  siècle,  il 
avait  fait  remonter  ses  études  à  une  époque  antérieure.  Peut-être,  à  défaut  d'aveu 
explicite  de  sa  part,  est-ce  là  le  motif  qui  a  déterminé  M .  Donnadieu  à  restreindre 
ses  investigations,  quelque  tentantes  qu'elles  eussent  été,  à  un  demi-siècle 
environ. 

Ceux  à  qui  il  a  fait  les  honneurs  de  sa  galerie  de  portraits,  ne  se  sont  guère 
élevés,  dans  leurs  productions  poétiques,  au-dessus  des  genres  moyens,  idylle, 
apologue,  poésie  familière,  sentimentale,  amoureuse  ou  humoristique;  mais  com- 
bien de  ravissantes  choses,  gracieuses,  tendres,  légères,  il  nous  révèle  chez  ces 
poètes  dont  la  sincérité  n'est  pas  le  moindre  attrait!  Citer  leurs  noms  n'appren- 
drait probablement  rien  à  nos  lecteurs,  à  quelques  exceptions  près  ;  leurs  œuvres, 
guère  plus  :  car  il  faudrait,  pour  en  goûter  la  saveur,  entendre  le  parler  langue- 
docien ou  provençal.  La  traduction  littérale  accompagne,  il  est  vrai,  soigneu- 
sement le  texte  original;  mais  l'esprit  de  ces  langues  méridionales  est  si  différent 
de  la  langue  française  que  la  traduction  la  plus  exacte  et  la  plus  précise  ne  peut 
garder  de  leur  génie  qu'un  pâle  reflet. 

Deux  noms  pourtant  ont  pour  nous  une  notoriété  spéciale.  L'un  est  celui  de 
Castil-Blaze,  l'ancien  critique  musical  des  Débats.  Ses  poésies  provençales  ont 
une  vivacité  d'expression,  une  vigueur  de  touche  qui  l'ont  fait  considérer  comme 
un  «  réaliste  »  au  sens  de  M.  Zola.  L'autre,  qui  termine  la  série  du  recueil,  c'est 
le  perruquier  à  qui  Agen  a  dressé  une  statue,  à  qui  Nodier,  Sainte-Beuve  et 
Lamartine  ont  donné  ses  lettres  de  noblesse  littéraires,  c'est  Jasmin  : 

...  Il  fut  grand  quoiqu'il  vînt  le  dernier! 

Jasmin,  dont  l'œuvre  est  considérable  et  a  beaucoup  fait  pour  rendre,  avant  les 
Félibres,  à  la  langue  méridionale,  son  éclat  et  sa  splendeur  d'autrefois  ;  indivi- 
dualité fort  curieuse,  que  M.  Donnadieu  a  bien  caractérisée  en  une  remarquable 
notice. 

La  part  de  l'illustration  est  considérable  dans  cet  ouvrage.  M.  Maurou  a  rendu, 
dans  de  fines  gravures,  les  physionomies  de  tous  ces  poètes  de  la  langue  d'oc. 
Il  s'y  est  montré  aqua-fortiste  de  tempérament,  ainsi  que  dans  une  série  de  plan- 
ches qui  représentent  les  monuments  des  pays  méridionaux.  Il  s'est  plu  à  en 


i58  L'ARTISTE 


interpréter  le  pittoresque  particulier  ;  ses  eaux-fortes  et  ses  dessins  où  tout  s'ac- 
centue fermement,  ombres  et  lumières,  dans  les  contours  et  reliefs,  sont  plus  que 
des  documents  :  ce  sont  à  la  fois  comme  d'intenses  évocations.  Par  sa  collabo- 
ration, le  livre  est  l'un  des  plus  artistement  édités  parmi  ceux  qui  ressortissent  à 
la  bibliographie  fclibréenne;  il  est  digne  d'y  figurer  au  premier  rang,  à  côté  de 
la  somptueuse  édition  de  Mireille,  publiée  en  ces  dernières  années.  La  repro- 
duction que  l'on  donne  ici  d'un  merveilleux  coin  du  musée  de  Toulouse  par 
M.  Mourou,  dit  sa  nature  d'aqua-fortiste. 


Réunion  des  Sociétés  des  Beaux-Arts  des  déparlements  à  la  Sorbonne,  Paris, 

Pion  et  Nourrit. 

Dans  le  courant  de  l'année  dernière,  a  eu  lieu,  à  la  Sorbonne,  la  onzième 
session  de  la  réunion  des  Sociétés  des  Beaux-Arts  des  départements.  Comme 
dans  les  précédentes  réunions  annuelles,  il  a  été  donné  lecture  d'un  certain 
nombre  de  notices  sur  des  artistes  et  sur  des  œuvres  d'art  se  rattachant  à 
diverses  régions  de  notre  pays.  La  direction  des  Beaux-Arts,  soucieuse  de  con- 
server ces  intéressants  travaux,  les  réunit,  après  chaque  session,  en  des  volumes 
annuels,  dont  la  collectien  constitue  l'une  des  sources  les  plus  précieuses  de 
renseignements  sur  notre  histoire  artistique.  Cette  publication,  menée  parallèle- 
ment avec  celle  de  l'Inventaire  général  des  richesses  d'art  de  la  France,  assure 
la  mise  en  lumière  d'un  inestimable  fonds  de  documents  tirés  des  archives 
publiques  et  privées,  de  l'étude  de  monuments  ou  d'œuvres  d'art,  pour  la  plu- 
part, inconnus  ou  inexplorés  ;  sans  elle,  toutes  ces  recherches  resteraient  iné- 
dites et  seraient  dès  lors  lettre  morte  pour  les  travailleurs  qui  s'occupent  de 
l'histoire  de  l'art  dans  notre  pays  ;  sans  la  publication  de  ces  notices,  le  fruit  de 
ces  congrès  annuels  serait  purement  illusoire. 

L'énumération  serait  longue  et  l'analyse  impossible  ici  de  tous  les  travaux 
publiés  dans  le  recueil  fait  par  l'administration  des  Beaux-Arts  après  le  congrès 
de  1888;  mais  ils  sont  tous  intéressant'  à  des  titres  divers.  Quelques-uns  restrei- 
gnent leur  intérêt  à  un  objet  d'art  isolé,  telle  la  communication  de  M.  Tancrède 
Abraham  sur  un  triptyque  hollandais  du  seizième  siècle,  appartenant  à  la  cathé- 
drale de  Laval  ;  d'autres  n'ont  avec  l'art  que  des  rapports  très  dérivés,  comme  la 
note  consacrée  à  une  modeste  maison  des  champs,  une  «  bastide  »  que  se  fit 
construire  Puget  aux  environs  de  Toulon.  On  y  trouve  aussi  un  véritable  travail 
de  bénédictin  :  la  somme  énorme  de  patientes  recherches  qu'a  dû  coûter  à 
M.  Natalis  Rondot  sa  nomenclature  des  peintres  de   Lyon  du  quatorzième  au 


LES    LIVRES 


i59 


dix-huitième  siècle,  mérite  ce  nom,  d'autant  mieux  que  tout  le  possible  a  été 
réalisé,  et  peut-être  plus  encore,  dans  cette  collection  de  renseignements,  généa- 
logie, dates,  œuvres  produites,  fac-similés  de  signatures,  résidences,  indications 
biographiques,  sur  le  millier  d'artistes  énumérés  dans  cette  inappréciable  commu- 
nication. A  M.  Ch.  Ponsonailhe  on  doit  une  étude  sur  les  deux  Ranc,  de  Mont- 
pellier, dont  l'un  fut  le  peintre  du  roi  d'Espagne,  Philippe  V. 

M.  Thuilier,  vice-président  de  la  Société  d'archéologie  de  Melun,  a  donné  une 
étude  sur  Julien  de  Fontenay,  graveur  en  pierres  fines  du  roi  Henri  IV,  et  ses 
descendants,  graveurs  et  peintres,  au  château  de  Fontainebleau.  Cette  étude, 
composée  à  l'aide  des  archives  de  Fontainebleau  et  d'Avon,  établit  la  personna- 
lité très  distincte  de  Fontenay  que  l'on  a  confondu  longtemps  avec  Coldoré.  De 
nombreux  renseignements  relatifs  aux  descendants  de  Fontenay,  complètent  ce 
travail. 

M.  Gaudard-Faultrier,  directeur  du  musée  Saint-Jean,  d'Angers,  a  étudié  deux 
œuvres,  l'une  peinte,  l'autre  sculptée,  et  représentant  des  compositions  funè- 
bres. L'une  de  ces  œuvres,  la  Mort  en  manteau  royal,  n'existe  plus  ;  jadis  elle 
décorait  la  cathédrale  d'Angers.  L'autre  est  une  sculpture  sur  bois  représentant 
la  Revanche  de  la  Mort;  elle  est  conservée  au  musée  d'Angers. 

Notons  encore  la  monographie  de  M.  Foucart  sur  Pater,  l'élève  de  Wateau, 
contenant  une  quantité  d'intéressants  détails  ;  le  mémoire  de  M.  Bouchard  sur 
l'Académie  de  musique  de  Moulins  au  dix-huitième  siècle,  avec  de  curieux  dé- 
tails sur  la  formation  d'exécutants,  sur  les  concerts  ou  les  représentations  lyriques 
données  à  la  même  époque  dans  la  capitale  du  Bourbonnais;  de  M.  Duval  archi- 
viste du  département  de  l'Orne,  une  communication  sur  Guillaume  Gougeon, 
sculpteur  d'Argentan,  qui  a  décoré  l'abbaye  de  Belle-Etoile,  près  Tinchebrai. 

Les  sculptures  sur  bois  de  l'église  Saint-Aubert,  de  Cambrai,  ont  été,  pour 
M.  Durieux,  le  sujet  d'un  travail  où  ces  œuvres  sont  soigneusement  décrites  ;  il 
n'a  pu  parvenir  à  découvrir  le  nom  de  l'auteur  de  ces  bas-reliefs,  mais  il  a  cru 
pouvoir  fixer  l'époque  à  laquelle  se  rattachent  ces  travaux. 

En  finissant,  signalons  le  très  remarquable  et  très  érudit  rapport  général,  fait 
à  la  fin  de  la  session  par  M.  Henry  Jouin,  qui  a  rempli  les  fonctions  de  secré- 
taire de  la  réunion  des  Sociétés  des  Beaux-Arts  des  départements  pendant  la 
session  de  1887. 


Le  Directeur-Gérant  :  Jean  Alboize. 


AUX    BUREAUX    DE    L'ARTISTE 

44,   quai   des   Orfèvres,   Paris 


LES    DIFFÉRENTS    JEUX 

DES 

PETITS    POLISSONS 

DE    PARIS 

LE  SABOT,   LA   FOSSETTE,   LA    TOUPIE,   LA   CORDE, 
LE   COUPE-TÊTE  ET  LA   SORTIE  DU  COLLÈGE 

SIX  PLANCHES  GRAVÉES  PAR  DUCLOS 

d'après 

AUGUSTIN     DE    SAINT-AUBIN 


«  Dès  1759,  Augustin  de  Saint- Aubin  est  entré  en  bonne  connaissance  avec 
le  public.  II  lance  de  l'hôtel  de  Cluny,  son  logis,  une  se'rie  de  six  dessins  gravés 
par  Duclos  :  C'est  ici  les  différens  jeux  des  petits  polissons  de  Paris.  Voulez-vous 
voir  le  Sabot,  la  Fossette,  la  Toupie,  le  Coupe-Tête,  et  la  Sortie  de  l'école,  et 
l'enfance  culotte'e  court,  entricornée,  poudrée,  et  la  queue  sautillante  entre  les 
épaules?  Oh!  les  gentilles  miniatures  d'hommes!  »  Edmond  et  Jules  de  Con- 
court, Petits-Maîtres  français  du  XVIII"  siècle  :  Les  Saint-Aubin  (L'Artiste, 
octobre  1857). 

Les  six  gravures  tirées  sur  papier  de  Hollande,  avec  titre  imprimé  en  deux 

couleurs,  et  renfermées  dans  un  portefeuille 10  fr. 

(Expédition  en  province  :  i  fr.  25  en^Ais  pour  l'emballage  et  le  port.) 


A  titre  de  prime,  les  abonnés  de  L'Artiste  qui  en  feront  la  demande 
recevront  cette  superbe  série  d'estampes  contre  l'envoi  d'un  mandat- 
poste  de  6  francs. 


LE    MANS   —    IMPRIMERIE    EDMOND    MONNOYER 


< 


EUGENE    DELACROIX 


D'APRES    DES    OUVRAGES    RECENTS 


ANS  ce  roman  que  Bulzac  nomma  d'abord 
la  Rabouilleuse,  puis  un  Ménage  de 
Garçons  (2),  parmi  les  figures  frappe'es 
avec  un  si  puissant  relief,  de  Philippe 
Bridau,  d'Hochon,  de  Flore  Brazier, 
l'auteur  montre  à  plusieurs  reprises, 
avec  une  singulière  préférence,  le  type 
de  Joseph  Bridau,  du  peintre  à  l'étrange 
génie.  Joseph  Bridau,  nous  le  savons, 
fut  copié  sur  Delacroix.  Tel  nous  le 
montre  la  sépia  gravée  par  son  ami 
Frédéric  Villot,  tel  nous  le  voyons  dans  Balzac,  lorsque  passe,  au  milieu  des 
mille    intérêts  agités  par   les  autres  personnages,    l'artiste  énergique,  profond, 


(i)  Eugène  Delacroix,  par  Eugène  Véron  (Collection  des  Artistes  célèbres);  —  Eugène 
Delacroix  par  lui-même,  par  Dargeniy;  —  Eugène  Delacroix  devant  ses  contemporains, 
par  Maurice  Tourneux  :  Paris,  librairie  de  l'Art. 

(2)  Scènes  de  la  Vie  de  province  :  Les  Célibataires,  I'. 

:8S8  —  l'artiste  —  t.  i  11 


i6ï  L'ARTISTE 


«  dont  la  figure  ravagée,  maladive  et  si  caractérisée  ressemblait  au  portrait  idéal 
que  l'on  se  fait  d'un  brigand.  »  Cette  figure  «  sinistre  pour  des  gens  qui  ne  savaient 
pas  reconnaître  l'étrangeté  du  génie  »,  ce  maigre  artiste,  «  souffreteux,  au  front 
sauvage,  domine  par  sa  puissante  tête,  et  maigri  par  un  travail  opiniâtre,  tout 
chétifet  malingre  »,  Balzac  en  a  fait  une  image  de  grandeur  et  de  volonté;  image 
vraie  :  car  c'est  bien  Delacroix  encore,  ce  Bridau  qui,  dès  les  débuts,  «  déjà  tout 
aussi  fort  que  Gros  »,  ne  voyait  plus  son  maître  que  pour  le  consulter;  et  n'est-ce 
pas  à  Delacroix  que  le  camarade  Schinner  pouvait  prononcer  ce  mot  prophétique  : 
«  Il  te  faudrait  toute  une  cathédrale  à  peindre.  » 

Venu  dans  un  temps  où  «  les  croûtes  au  goût  de  la  bourgeoisie  »  font  prime 
et  donnent  les  honneurs,  les  places,  l'argent,  Delacroix  ne  pouvait  espérer  un 
grand  nombre  d'amis  sincères  et  lyriques,  comme  était  Balzac.  Les  cathédrales  se 
font  rares,  et  bien  heureux  le  peintre  à  qui  s'ouvrira  quelque  chapelle  obscure 
de  cette  église  ridicule,  Saint-Sulpice,  ou  de  cette  cave,  Saint-Denys  du  Saint 
Sacrement  ;  le  temps  n'était  plus,  où  les  hommes  se  plaisaient  à  poser  leurs 
regards  sur  les  belles  ordonnances  des  fresques  et  des  pendentifs;  parmi  notre 
art  d'appartement,  Delacroix,  homme  du  xvi»  siècle,  se  sentait  sans  air,  sans 
espace.  Un  critique  ne  l'a-t-il  pas  comparé  à  quelque  animal  des  âges  passés,  qui 
viendrait  prolonger  sa  vie  faite  pour  d'autres  circonstances,  montrer  sa  forme 
désormais  abolie,  au  milieu  d'un  monde  qu'il  étonne  et  qui  méconnaît  ses 
ses  instincts,  ses  besoins,  ses  actes? 

Ce  fut  une  lutte  éternelle,  longue  comme  cette  vie  d'homme  dévouée  tout 
entière  à  l'art  :  le  génie  et  la  volonté,  une  pléiade  de  chefs-d'œuvre,  et  le  plus 
ferme  caractère,  ce  fut  à  peine  assez  pour  faire  marcher  Delacroix  jusqu'au  bout. 
Il  l'a  dit  :  «  Être  comme  tout  le  monde,  voilà  la  vraie  condition  pour  être 
heureux.  »  Cette  félicité  bourgeoise  lui  fut  aussi  bien  refusée  que  l'aptitude  à 
peindre  bourgeoisement.  Mais  tout  d'abord  il  frappa  si  virilement  les  yeux  du 
public,  qu'il  les  retint,  rebelles,  malveillants  sans  doute,  mais  inquiets,  pré- 
occupés de  cet  artiste  assez  hardi  pour  jeter  là  sa  vision,  sans  la  voiler,  sans 
l'atténuer,  sans  chercher  à  complaire  à  d'autres  qu'au  maître  exigeant  et  impi- 
toyable, au  génie  qui  le  dévorait 

«  Dimicandum  »  «  il  faut  combattre  »,  ce  fut  sa  devise.  «  Il  faut  combattre, 
ou  bien  crever  honteusement  »,  disait-il  encore  :  du  moins  s'il  combattit  sans 
trêve,  et  s'il  n'a  pas  vu  sa  victoire,  il  combattit  du  premier  jour  en  pleine 
lumière.  Fiévreux  d'âme  autant  que  de  corps,  il  sut  ne  donner  à  la  vie  extérieure 
que  le  vain  dehors,  le  rebut  de  l'artiste,  et  fut  à  ses  heures  un  mondain,  sans  que 
le  monde  entrât  chez  lui  pour  salir  et  froisser  son  rêve. 

Cet  homme  qui  mourut  conseiller  municipal  et  membre  de  l'Institut,  menait 
dans  son  atelier  une  existence  dont  peut-être  l'histoire  du  seul  Michel-Ange 
pourrait  nous  montrer  un  autre  exemple.  Il  a  vu  la  voie,  dès  son  adolescence  : 


EUGENE    DELACROIX 


103 


il  y  entre,  il  y  marchera  sans  de'faillancc,  sans  que  rien  ni  personne  y  sache 
de'sormais  intervenir.  La  précieuse  correspondance  que  publia  M.  Burty,  montre 
l'artiste,  tout  l'artiste,  et  l'artiste  seul.  Des  caprices,  des  amourettes  qui  ont 
traversé  cette  vie,  presque  point  de  trace;  vivant,  voire  même,  dans  la  première 
jeunesse,  bon  vivant,  Delacroix  l'était  :  mais  jamais  il  n'eut  à  redire,  après  uii 
autre  solitaire  : 

«  Que,  plus  ou  moins,  la  femme  est  toujours  Dalila.  i 

Qu'il  ait  compris,  et  jusqu'en  ses  plus  douloureuses  beautés,  l'être  féminin, 
l'indicible  expression  de  ses  Madeleine,  des  Pieta,  même  le  choix  de  mainte 
scène  dans  les  poèmes  ou  les  romans,  serait  assez  pour  nous  le  dire.  Mais  l'art 
fut  le  maître,  prenant  toute  la  vie  du  peintre. 

L'homme  disparu,  les  voix  hostiles,  si  nombreuses,  les  voix  amies,  enthou- 
siastes, —  si  rares,  mais  si  éclatantes,  —  devenues  muettes  aussi,  —  un  silence 
parut  se  faire,  comme  après  une  violente  crise  arrive  une  détente,  comme  nous 
voyons  aujourd'hui  le  calme  venir,  après  la  grande  apothéose,  sur  le  nom  du 
dernier,  et  du  plus  fameux  des  grands  romantiques. 

Il  arrive  que  l'on  rencontre  des  gens  à  l'abord  difficile,  vers  qui  cependant 
une  sourde  sympathie  entraînerait,  parce  qu'ils  sont  autres  que  les  passants 
vulgaires  dont  nos  journées  s'encombrent.  On  les  voit  d'abord  à  distance  :  peu 
de  mots,  un  hasard,  et  souvent  une  durable  amitié  naîtra,  quelque  ardente  et 
vivace  union  d'esprit  et  de  cœur,  avec  ces  hommes  difficiles  à  connaître,  épineux 
à  cultiver  et  qui  presque  vous  auraient  donné  une  impression  d'hostilité  et 
quelque  désir  de  querelle  à  la  première  entrevue.  Cette  histoire,  commune  dans  la 
vie,  est  celle  aussi  des  sentiments  que  nous  éveillent  certains  artistes,  et,  des 
premiers,  Delacroix.  Omission  faite  de  ceux  à  qui  l'Art  n'est  pas  destiné,  pour  qui 
le  Beau  ne  saurait  exister,  on  trouverait  aisément  dans  l'opinion  générale  ce 
progrès,  d'une  répugnance  non  cachée  ou  peu  déguisée,  à  l'intérêt,  à  la  faveur,  à 
l'intelligence  de  l'oeuvre,  à  l'enthousiasme.  L'admiration  est  venue,  pour  Dela- 
croix; je  ne  sais,  pour  la  fonder  sur  des  bases  encore  plus  fortes,  et  après  l'étude 
des  œuvres,  rien  de  plus  efficace  que  la  lecture  de  ses  lettres,  et  des  ouvrages  qu'a 
fait  naître,  en  ces  derniers  temps,  un  culte  sincère  du  maître,  sous  la  plume  d'un 
écrivain  érudit,  philosophe  sagace  et  plein  de  flammes,  et  d'un  humoriste  ami  de 
l'art,  et  du  savant  enfin  qui  a  le  mieux  amassé  les  faits,  les  dates,  les  mémoires, 
la  matière,  dispersée  naguère,  maintenant  compacte,  vivante  grâce  à  ses  soins, 
de  l'âge  romantique.  Une  biographie  où  vînt  prendre  corps  tout  ce  que  nous 
pouvions  savoir  d'essentiel  sur  l'homme  et  l'œuvre,  une  étude  faite  avec  respect, 
sans  pédantisme  et  cependant  par  un  penseur  et  un  expert,  manquait  encore  : 
M.  Véron  nous  l'a  donnée;  après  M.  Tourneux,  qui  glanait  jusqu'au   dernier 


i64  L'ARTISTE 

brin  de  la  couronne  de  laurier  —  besogne  facile  —  ou  de  la  couronne  d'épines 
—  serrée  et  fournie,  celle-ci,  —  que  l'on  fit  au  maître  vivant,  M.  Dargenty  nous 
donnait,  par  des  morceaux  habilement  choisis,  dans  la  prose  du  maître  et  de 
ses  contemporains,  une  silhouette  d'artiste,  un  pendant  à  cette  pochade  spiri- 
tuelle que  fit  George  Sand  à  Nohant,  de  sa  grosse  plume  virile.  Mais  tout 
entier,  et  comme  peint  en  pied,  Delacroix  est  dans  le  beau  livre  de  M.  Véron  : 
à  lire  cet  ouvrage,  non  pas  seulement  riche  en  documents,  mais  animé  d'un 
enthousiasme  raisonné  qui  sied  si  bien  à  l'étude  de  Delacroix,  on  se  prend  à 
redire  le  mot  du  vieux  Paul  Huet  à  Saint-Victor  :  «  L'admiration  sincère, 
enthousiaste,  est  pourtant  une  bonne  chose.  »  (Paul  Huet,  lettre  du  6  oct.  i863, 
citée  par  Tourneux.) 


II 


L'étude  de  M.  Véron  s'ouvre  par  un  chapitre  sur  le  caractère  de  Delacroix  : 
c'est  en  effet  la  raison  même  de  cette  puissance  et  le  principe  de  l'œuvre  que 
cette  nature  d'un  homme  le  renfermant  tout  entier  dans  l'art,  pendant  sa  vie,  lui 
donnant  une  apparence  extérieure  de  froideur  et  même  d'apprêt,  pour  tout 
réserver,  flamme  et  force,  à  la  création  des  images  qu'animaient  l'esprit  et  la  main. 

Il  faut,  je  crois,  reconnaître  un  peu  d'inexpérience  parmi  les  causes  qui 
faisaient  du  fougueux  artiste  un  critique  froid,  un  assez  banal  professeur  d'esthé- 
tique, lorsqu'il  traçait  un  article  pour  la  Revue  des  Deux-Mondes.  Mais  il  y  avait 
surtout  là  comme  une  revanche  de  l'homme  ordinaire,  celui  qui  chez  le  plus 
grand  nombre  domine  et  parle  seul,  et  qui  pouvait  si  rarement  se  faire  maître 
en  Delacroix.  Le  peintre  fiévreux  hésitait  devant  la  pensée  écrite;  comme 
le  subtil  écrivain  de  Dominique  et  des  Maîtres  d'autrefois  sentira  sa  main  si 
légère,  à  la  plume  si  lumineuse,  s'alourdir  lorsqu'elle  tiendra  le  pinceau.  Un  art, 
un  seul,  a  suffi  pour  prendre  la  vie  de  l'infatigable  maître  :  cet  art,  il  l'a  poussé 
jusqu'au  paroxysme,  à  la  frénésie,  à  la  tragédie  la  plus  acerbe,  au  lyrisme  le  plus 
emporté  :  lui  donnant  tout,  il  en  voulait  les  dernières  jouissances;  brutal 
souvent,  comme  l'était  le  sculpteur  de  Moïse,  avec  les  images  formées  par  sa 
main.  S'il  n'a  pu  conquérir  tout  ce  qu'il  désirait,  pousser  son  rêve  jusqu'au  bout, 
c'est  que  la  vie  garde  ses  lois,  et  que  l'homme  a  ses  défaillances.  Il  sera  permis 
à  la  plus  vraie  des  sympathies,  de  chercher  si,  dans  ce  miracle  d'énergie  qui  fut 
Delacroix,  et  dans  cette  œuvre  éblouissante,  ne  gît  pas  quelque  mal  secret,  une 
cause  de  fragilité  :  tout  son  génie  n'a  pu  suffire  à  l'abolir,  cette  faiblesse  origi- 
nelle de  la  main,  qui  trahit  parfois  la  vision  merveilleuse  et  laisse  place,  après 
l'entier  enthousiasme  du  premier  regard,  à  des  regrets  et  à  des  plaintes  lorsqu'on 
soumet  l'œuvre  à  létude  patiente  et  impartiale. 


L'Éducation  d'Achille,  dessin  d'EucÈNE  Delacroix 


i66  L'ARTISTE 


Du  moins  les  dons  primordiaux,  la  couleur,  une  couleur  telle  qu'elle  reste 
sans  analogue  et  n'aura  pas  d'imitateurs,  et  le  profond  sens  de  la  vie,  des  drames 
et  des  mouvements,  furent  accorde's  à  l'artiste,  dès  son  premier  essai  ;  si  la 
nature  refusa  obstinément  ce  que  Delacroix  persistait  à  chercher,  une  pureté 
certaine  et  impeccable  dans  les  lignes,  elle  ne  dénia  jamais,  et  ne  fit  pas  attendre 
un  seul  jour  son  génie  au  peintre. 

Nourri  par  de  fortes  études,  Delacroix  pensait  en  peignant  ;  il  fut  ainsi  dès  le 
début,  et  son  esprit  n'a  pas  cessé  de  grandir  avec  sa  tâche  :  ce  prince  des  impro- 
visants, le  plus  furieux  des  coloristes,  fut  laborieux  sans  relâche  et  dessinateur 
sans  répit.  Je  voudrais  qu'un  historien  bien  informé  de  l'Ecole  anglaise  sût 
marquer  comme  fut  féconde  pour  Delacroix  l'influence  de  Richard  Parkes 
Bonington,  et  le  voyage  en  Angleterre.  Allez  au  Louvre;  regardez  les  aquarelles 
du  jeune  maître  de  Nottingham,  étudiez  aussi  les  quelques  Constables  égarés 
dans  leur  obscure  antichambre  :  les  ciels  de  Delacroix,  les  taches  violâtres, 
les  tons,  les  rouges  tons  brûlants,  les  divines  demi-teintes  de  son  œuvre, 
sont  là  :  de  même  que  cet  autre  précurseur,  qui  eût  été  le  plus  grand  de  tous, 
Géricault,  nous  aurait,  je  pense,  montré  dans  ses  œuvres  à  venir,  les  mêmes 
gerbes  de  chair  frémissante  que  Delacroix  amoncela  dans  ses  épopées  et  ses 
massacres. 

Mais  ni  Londres,  ni  Géricault  ne  lui  auraient  donné  le  pouvoir  intime  de 
création  :  il  n'y  avait  plus  là  que  lui-même,  et  son  seul  génie  l'inspirait  lorsqu'il 
évoquait  par  la  magie  de  la  vision  intime,  des  scènes  entières  peuplées  de  leurs 
vivants  acteurs,  saisies  au  moment  extrême  de  l'émotion  et  du  drame.  Ce  n'est 
plus,  comme  il  l'écrivait  à  propos  de  l'art  en  Angleterre,  le  «  désordre  métho- 
dique »  né  d'une  imagination  factice,  c'est  la  vie  même,  frémissante,  enflammée, 
qui  naît  sous  ses  pinceaux  du  premier  jet.  «  Ce  vieux  Shakespeare,  disait-il  un 
jour,  crée  avec  tout  ce  qu'il  trouve.  Chaque  personnage  placé  dans  telle  circons- 
tance se  présente  à  lui  d'une  pièce  avec  son  caractère  et  sa  physionomie.  » 
(Lettre  d'Augerville,  i853.)  Cette  force  immédiate  et  absolue  qui  montre  à 
l'artiste  les  êtres  viables  et  vivants,  les  faits  colorés  et  parés  de  tous  leurs 
derniers  détails,  Delacroix  en  était  doué  :  il  savait  qu'une  patiente  étude  la  doit 
préparer  :  le  cerveau  d'artiste  doit  suivre  la  loi  naturelle,  créer  selon  l'ordre 
physique,  par  le  lent,  par  l'harmonieux  assemblage  d'éléments  infimes  parfois, 
que  ramasse  l'instinctive  certitude  de  son  génie,  et  qui,  rassemblés,  agrégés  par 
la  puissance  supérieure  du  rythme,  vont  former,  par  des  incubations  plus  ou 
moins  lentes,  l'être  nouveau  qui  paraîtra,  tout  d'une  pièce,  spontané  d'appa- 
rence, et  comme  né  d'une  révélation  subite.  Sans  le  travail,  sans  l'enfantement, 
l'art  ne  crée  pas;  mais  l'art  aussi  n'existe  que  par  cette  force  intime  dont  l'effet 
combine  les  éléments  dispersés  en  un  tout  vraiment  nouveau,  qui  devient  digne 
du  nom  d'œuvre,  de  création.  Cette  divine  faculté,  que  nulle  volonté  ne  donne. 


EUGENE    DELACROIX 


167 


à  laquelle  ne  supple'erait  aucun  effort,  Delacroix  la  sentait  en  lui  :  rare  fortune, 
il  la  pouvait  fe'conder  par  le  plus  vaillant,  par  le  plus  acharné  labeur. 

Il  se  plaignait  de  cette  ardeur  physique  dont  les  aiguillons  l'ont  piqué,  blessé, 
surmené.  Mais  il  lui  devait  l'énergie  qui  le  lança  du  premier  jour  sur  la  voie  âpre 
et  glorieuse;  il  dédaigna  Rome,  l'École,  la  direction  même  de  Gros.  Ce  jeune 
homme  de  vingt-cinq  ans  disait,  pour  refuser  les  offres  du  maître,  et  s'excuser  de 
repousser  l'appui  que  de  moins  forts  et  de  plus  habiles  auraient  envié  et  mendié  : 
(t  Ma  route  était  tracée  d'un  autre  côté,  et  je  déclinai  cette  protection.  » 

Seul,  il  lutta;  non  sans  souffrir  des  injures  et  des  sarcasmes  qui  l'accueillirent, 
sans  jamais  plus  l'abandonner  désormais.  Bafoué,  raillé,  mais  sans  défaillance,  il 
connut  les  rages  que  donnent  parfois  les  paroles  de  la  sottise  et  de  la  routine  ; 
mais  pas  un  doute  n'effleura  sa  conviction,  et  personne  ne  put  avoir,  parmi  ses 
adversaires,  cette  joie  du  fat  imbécile  qui  jouirait  de  voir  ses  dires  et  ses  écrits 
troubler  ou  égarer  l'artiste  dont  il  n'est  pas  le  juge,  n'étant  à  aucun  degré  son 
égal.  Il  n'y  eut  pas  dans  la  carrière  de  Delacroix  la  moindre  place  pour  le  com- 
promis avec  cet  ennemi  du  Beau,  l'homme  de  la  vie  ordinaire  :  et  sa  redoutable 
gouvernante,  Jenny  Le  Guillou,  ne  barrait  pas  la  porte  de  l'atelier  avec  plus  de 
rigueur  que  lui  n'en  savait  mettre  à  tenir  ses  songes  d'artiste  hors  de  la  portée 
du  bourgeois,  loin  de  ses  tentantes  promesses,  et  de  ses  froissements  savants.  Un 
homme  qui  fut  jadis  mêlé,  avec  la  plus  saine  et  la  plus  modeste  clairvoyance,  à 
bien  des  cercles  d'illustres,  conte  que  jamais  il  ne  put,  malgré  de  mutuelles 
sympathies,  retenir  longtemps  Delacroix  sur  le  chapitre  de  son  art.  Que  le  peintre 
ait  su  prolonger  avec  Musset,  et  à  la  fin  de  sa  vie,  avec  M.  Taine,  les  causeries  sur 
la  peinture,  c'est  qu'il  s'est  par  hasard  livré  devant  un  de  ses  pairs,  ou  sous  l'in- 
fluence de  l'admiration  qu'exprimait  un  critique  fait  pour  le  comprendre;  mais 
si  la  peinture  pouvait  lui  donner  matière  à  parler,  sa  peinture  à  lui  demeura 
toujours  son  mystère  et  son  œuvre  intime. 

Aussi  les  seuls  événements  de  cette  existence  seront  ses  tableaux,  hormis  un 
voyage  en  Espagne  et  au  Maroc,  entrepris  pour  voir  des  pays  pittoresques  et  dont 
le  souvenir  enrichit  jusqu'au  terme  l'imagination  orientale  de  Delacroix.  Il  n'a 
jamais  vu  l'Italie;  peut-être  il  y  aurait  senti  l'ennui  qui  saisissait,  à  Rome,  Henri 
Regnault,  cet  autre  coloriste,  fait  aussi  pour  l'éclat  profond  des  pays  mauresques. 
On  peut  douter  que  Florence,  l'Ombrie,  les  Vénitiens  même  eussent  trouvé  le 
chemin  des  sympathies  intimes  de  Delacroix;  et  en  dépit  du  critique  qui  croit 
pouvoir  le  mettre  entre  Tiepolo  et  Jouvenet  (1),  on  peut  penser  que  le  vrai  maître 
d'un  tel  homme,  celui  qui  trouvera  le  plus  et  le  mieux  à  lui  dire,  c'est  encore  lui- 
même.  «  Je  finirai  par  croire  qu'il  n'y  a  au  monde  de  vrai  que  nos  illusions  », 
écrivait-il,  à  vingt-quatre  ans.    L'artiste  n'a  guère  besoin  de  les  promener,  ces 


(i)  M.  Max.  du  Camp. 


i68  L'ARTISTE 


changeantes  illusions  que  lui  donne  chaque  moment,  à  travers  de  nombreux 
pays,  parmi  de  grandes  aventures  ;  il  n'apparaît  point  que  la  vie  errante  ou  agitée 
s'accorde  avec  le  travail  :  et  sans  courir  l'occasion  ni  battre  l'estrade,  le  fait  ina- 
perçu des  autres,  l'événement  voisin,  passager,  familier,  l'homme  qu'oublieront 
les  autres  passants,  la  douleur,  la  joie  qui  s'effacera  et  s'eff"euillera  dans  d'autres 
âmes,  tout  cela  suffit  à  laisser  dans  la  nature  d'un  artiste  une  vision,  un  souvenir, 
une  attitude,  une  souffrance,  un  frémissement;  et,  tout  à  l'instant  ou  demain,  ou 
plus  tard,  à  l'heure  proche  ou  lointaine  qui  verra  l'œuvre  naître  au  jour,  chacune 
de  ces  impressions,  selon  qu'il  sera  nécessaire,  se  retrouvera  dans  son  ordre,  et 
viendra  tout  vivifier. 

Si  Delacroix  voulait  que  l'artiste,  étranger  à  toute  école,  libre  de  tout  concours, 
sût  garder  sa  «  sainte  pudeur  »,  il  ne  fuyait  ni  les  sujets  épineux,  ni  les  diffi- 
cultés :  son  avis,  c'est  que  «  le  talent  aime  les  difficultés  :  mais  ce  sont  celles 
qu'il  se  choisit.  »  Il  n'ira  pas  s'étendre  sur  «  ce  lit  de  fer  des  concours  »  ;  et  «  la 
verve  qui  n'est  pas  une  eff'rontée,  plus  elle  est  brûlante  et  sincère,  plus  elle  a  de 
modestie.  » 

Ces  œuvres  pensées  et  produites  loin  des  «  tréteaux  »  et  loin  des  juges,  il  fallait 
bien  les  exposer,  les  livrer  aux  bêtes.  M.  Véron  nous  a  montré  toute  la  série  des 
attaques  soulevées  contre  chaque  toile  nouvelle.  Cette  large  place,  donnée  à 
l'histoire  de  ces  critiques,  et  qui  pourrait  au  premier  abord  sembler  un  peu 
excessive,  ne  l'est  point  en  réalité  :  car  les  bruits  semés  par  les  écrivains  igno- 
rants parvenaient  jusqu'à  Delacroix,  et  l'aiguillonnèrent  toujours.  En  i853,  après 
plus  de  trente  ans  passés  à  s'affirmer,  à  disputer,  ne  le  voyait-on  pas  encore,  à 
l'exposition  de  la  duchesse  d'Orléans,  «  le  visage  pâle,  et  la  voix  tremblante  » 
devant  les  ricanements  du  public.  Il  n'eut  point,  pour  le  soutenir,  un  cénacle  ni 
des  disciples  ;  des  romantiques,  Baudelaire,  qui  le  fut  bien  moins  qu'à  demi,  l'a 
seul  parftiitemcnt  compris.  Et  Delacroix  n'aurait  pas  su  grouper  les  claqueurs  ni 
former  un  atelier  d'élèves  :  son  art  était  tout  lui-même,  et  rien  ne  s'en  commu- 
niquait. Il  les  ébahissait,  malgré  les  louanges  bien  avisées  de  leur  chef  de  file 
Adolphe  Thiers,  ces  bourgeois  qui  se  consolèrent  des  Burgraves  avec  Lucrèce. 
La  tragédie  n'est  point  l'état  où  se  hausseront  aisément  les  acheteurs  des  Dela- 
roche  et  les  admirateurs  d'Horace  Vernet;  que  voulaient  ces  ciels  violacés,  ces 
pourpres  draperies,  ce  sang,  cette  chair  étalée,  ces  visages  convulsés,  ces  mem- 
bres jetés  dans  un  furieux  mouvement,  et  ces  vagues,  et  ces  chevaux  cabrés,  et 
toute  cette  fougue  de  tempête,  surnaturelle?  Vainement  Delacroix,  par  le  seul  et 
grave  défaut  qu'il  a  pris  à  son  époque  et  développé  par  sa  propre  nature,  emprun- 
tait des  sujets  aux  fictions,  à  l'histoire,  allait  des  poètes  nouvellement  révélés  aux 
souvenirs  des  vieilles  chroniques  ou  des  antiques  annales  :  les  ombres  pâles  qui 
plaisaient  au  public,  les  correctes  illustrations  d'épisodes  connus,  ou  bien  les 
groupes  roides,  les  prétentieux  mannequins  de  la  peinture  historique,  il  n.-*  snvait 


EUGENE   DELACROIX 


169 


rien  montrer  de  toute  cette  friperie ,  le  peintre  qui  venait  parler  une  langue  à 
peine  comprise,  et  de  quelques-uns,  aujourd'hui.  N'est-ce  pas  hier  que  le  plus 
spirituel  auteur  pour  Salons  écrivait:  «  Delacroix  a  fait  quelques  beaux  tableaux, 
et  des  horreurs  par  centaines.  » 

Et  pourtant,  n'en  déplaise  à  ce  petit-fils  de  Voltaire  qui  vient  d'avoir  une  statue 
quand  Delacroix  attend  la  sienne,  il  n'est  guère  possible  de  choisir,  parmi  les 
tableaux  de  Delacroix,  ces  œuvres  «  bonnes  »  que  reconnaissait,  avec  une 
bienveillance  professorale,  l'ingénieux  auteur  de  Tn'.l.-i.  Pourc  peintre  qui  aurait 


Ktude  de  lionne,  faite  par  Eugknk  Delacroix  au  Janlin  des  Plantes 


dû  créer  le  nom  d'intransigeant,  il  n'y  a  pas  de  jugement  moyen  :  l'œuvre  est  si 
fortement  unie,  la  tenue  en  est  si  constante,  la  méthode  tellement  identique  d'une 
toile  à  une  autre  toile,  qu'il  faut  rejeter  ou  admettre,  admirer  ou  condamner  tout 
dans  cet  ensemble  le  plus  un,  le  mieux  pareil  qui  se  peut  voir. 

C'est  que  l'enthousiasme  qui  animait  au  premier  jour  l'âme  du  peintre  demeura 
le  même  jusqu'à  la  dernière  heure.  Si  Delacroix  a  tout  sacrifié  à  cette  volupté 
intime  de  la  création  artistique,  la  profonde  excitation  nerveuse  ne  lui  a  jamais 
fait  défaut,  et  toujours  le  mettait,  vibrant  et  fiévreux,  devant  l'œuvre  future. 

Seulement ,  on  peut  distinguer  entre  les  œuvres  capitales  et  complètes,  —  ce 
sont  les  tableaux,  et  presque  tous  les  tableaux,  —  et  les  dessins,  parfois^admi- 
rables,  souvent  imparfaits,  désordonnés  sans  fantaisie,  contournés  sans  expression, 


170  L'ARTISTE 


laborieux  sans  profondeur  ;  quand  l'éclatante  symphonie  des  tons,  la  magie  des 
couleurs  assemblées  par  le  génie  n'a  plus  là  pour  éblouir,  étonner  et  charmer, 
il  reste  le  squelette,  et  plus  d'une  fois,  — voir  le  Faust,  Hamlet  et  maint  autre,  — 
ce  squelette  est  fort  biscornu. 

«  Pour  avoir  du  talent,  disait  le  grand  Théo,  il  faut  exagérer  ses  défauts  jus- 
qu'à en  faire  des  qualités.  »  Delacroix  put  sauver  dans  ses  œuvres  peintes  le  vice 
irrrémédiable  de  la  forme  par  la  souveraine  puissance  de  la  coloration.  Mais 
malgré  l'éloquent,  le  puissant  plaidoyer  de  M.  Véron,  nos  yeux,  notre  amour  de  la 
beauté  se  rebellent  et  se  soulèvent  encore  devant  les  malingres  et  les  disgra- 
cieux contours  des  êtres  créés  par  la  verve  du  dessinateur,  ici  moins  spontanée 
qu'on  ne  croirait. 

Ce  n'est  pas  en  vain  que  Géricault  répétait  à  Delacroix  :  «  Serre  ton  dessin, 
raffermis  tes  contours,  mets  des  muscles  dans  tes  draperies  »,  et  que  Gros  lui 
jetait  ces  mots  brusques  et  vrais  :  «  Pour  coloriste,  mon  garçon,  vous  êtes  colo- 
riste, mais  vous  dessinez  comme  un  pourceau.  »  Le  maître  la  sentait,  cruelle  et 
constante,  cette  impuissance  d'arrêter  la  ligne,  d'assurer  le  trait,  de  muscler 
ferme  les  dessous.  Il  y  a  des  œuvres,  et  surtout  ses  fresques,  où  paraît  ce  secret 
souci,  cette  incurable  obsession,  cet  effort  vers  le  don  toujours  désiré,  jamais 
obtenu  :  les  mains  de  l'ange  qui  va  terrasser  Jacob,  ces  doigts  convulsés,  nous 
savons  que  ce  sont  des  doigts,  et  nous  voulons  bien  le  croire  :  mais  leur  apparence 
réelle  n'est  rien  que  le  plus  terrible  fouillis  de  hachures  tremblottées,  de  confus 
tâtonnements  :  sans  aller  jusqu'aux  dessins  hiératiques  du  vieux  David,  qui 
enthousiasmaient  Delacroix  et  le  laissaient  presque  envieux,  sans  descendre  jus- 
qu'aux traits  rigides,  assemblage  de  fils  de  fer,  que  M.  Ingres  emplissait  de  son 
terne  coloriage,  on  sent  bien  qu'il  y  a  des  maîtres  dont  la  couleur  chante  sans 
faire  détonner  jamais  le  rythme  des  formes.  Lorsque  dans  son  atelier,  pendant  les 
veillées,  Delacroix  dessinait  sans  trêve  sous  sa  lampe,  copiait  même  les  médailles 
antiques,  il  poursuivait  ce  que  jamais  l'acharné  travail  de  jour  ne  lui  avait  donné 
à  son  désir  :  vrai  prince  des  contes  de  fées,  à  qui  l'une  des  marraines  conviées 
avait  tout  donné  dès  le  berceau,  tandis  que  l'autre,  offensée  ou  retenue  ailleurs, 
arriva  trop  tard,  et  ne  put  ou  ne  voulut  jamais  réparer  l'irrémédiable  lacune. 

Poussé  par  son  génie  et  le  don  du  coloriste  vers  les  sujets  les  plus  ardents,  où 
la  vie  déborde  et  bouillonne,  le  peintre  y  trouvait  encore  une  raison  de  s'égarer 
dans  l'incorrection,  par  la  fougue  :  n'est-ce  pas  Dante,  vrai  précurseur  de  Giotto 
et  de  Botticelli,  qui  nous  dit  dans  le  Purgatoire  :  «  La  précipitation  fait  perdre 
la  dignité  des  attitudes.  »  Le  lyrisme  de  la  couleur,  la  vibration  perpétuelle  de 
l'artiste  faisaient  trop  s'emporter  la  main,  tendaient  les  nerfs  et  l'aveuglaient  : 
alors  gauchissent  les  figures,  et  les  yeux  ne  sont  plus  en  place,  et  les  muscles  se 
multiplient  hors  de  leur  ordre  naturel.  Cela  n'est  pas  de  la  grandeur,  c'est  la 
maladie  du  génie.  Sans  doute,  l'éminent  esthéticien  qui  cherche  à  justifier  le  mot 


EUGENE   DELACROIX 


171 


d'Hugo  sur  Shakespeare,  et  voudrait  nous  faire  «  admirer  tout,  comme  des  bêtes  », 
a  raison  d'e'crire  que  l'art  est  presque  une  inconsciente  synthèse,  aux  résultats 
immédiats.  Mais  cette  synthèse  même,  encore  faut-il  qu'elle  s'opère  sur  des 
données  parfaitement  justes,  et  soit  réalisée  par  des  organes  impeccables.  Et 
Delacroix,  si  pénétrant  à  la  fois  et  si  emporté,  ce  peintre  toujours  pittoresque, 
ce  voyant  sublime,  n'eut-il  pas  quelques  défaillances,  quand  il  lui  fallait  établir 
le  mystérieux  accord  de  l'œuvre  avec  l'intime  vision?  Elle  n'existe  pas,  l'école 
où  l'on  apprendrait  à  sentir,  à  imaginer,  à  créer  :  mais  l'éducation  du  métier 
existe  et  reste  nécessaire,  l'aptitude  manuelle  demeure  indispensable  aux  arts 
graphiques.  Un  peintre  n'est  pas  un  poète;  Balzac  pouvait  désespérer  les  prêtes 
par  son  griffonnage  terrible  :  rien  n'en  restait  pour  le  lecteur;  mais  nous  décou- 
vrons sur  les  œuvres  de  Delacroix  toutes  les  fautes,  les  lourdeurs  et  les  échappées 
de  sa  main. 

Même  lui,  d'ailleurs,  ne  saurait  nous  réconcilier  avec  les  tragédies  historiques, 
les  allégories  compliquées  ;  au  milieu  d'une  armée  de  figures,  à  la  Chambre  des 
députés,  dans  la  salle  des  Fleurs,  un  être  entre  tous,  s'impose,  étonne,  efface 
tout  :  ce  n'est  pas  un  Héros,  un  Fleuve,  une  Muse  :  c'est  un  lion  ;  un  être  vivant  et 
réel.  Parfois,  comme  dans  cette  fresque  de  la  Grèce  aux  premiers  âges,  la  vision 
intérieure  a  été  si  forte  qu'elle  semble  avoir  fait  revivre  à  nos  yeux  la  réalité 
disparue;  alors,  c'est  dans  l'être  réel ,  facile  à  voir  chaque  jour,  que  l'imper- 
fection se  loge  ;  et  les  bœufs  de  labour,  parmi  les  humains  admirables  et  les 
radieux  paysages,  sont  presque  informes,  et  s'effacent. 

Tout  ceci,  poursuivi  trop  loin,  semble  mener  vers  un  purisme  prétentieux  et 
excessif;  c'est  la  chair,  le  sang  et  la  vie  que  voulait  exprimer  ce  peintre  :  il  l'a  fait 
magnifiquement,  il  a  poussé  son  propre  rêve  jusqu'au  dernier  terme,  il  a  pu  l'ex- 
primer pour  nous  en  images  resplendissantes  où  s'affirmait  sa  volonté,  que  faisait 
palpiter  son  âme.  Sa  main  put  défaillir;  lui-même  a  toujours  regardé,  je  pense, 
comme  en  des  lieux  supérieurs,  et  bien  au-dessus  de  sa  tête,  ces  maîtres  qui 
furent  le  Vinci,  Rembrandt,  Michel-Ange,  Velazquez,  Rubens.  Et  puisqu'il  faut 
nommer  ce  dernier,  que  Delacroix  aimait  entre  tous,  ces  défaillances  du  dessin 
sont-elles  toujours  évitées,  même  par  le  glorieux  peintre  d'Anvers?  La  Sainte 
Catherine,  h  Grenoble,  a  des  attaches  bien  étranges,  des  bras  et  des  cuisses 
extraordinaires.  Le  rouge  éclat  de  son  manteau,  la  chaude  splendeur  de  sa  chair 
en  perdent-ils  quelque  valeur?  La  perfection  n'est  pas  de  l'homme:  pour  se 
consoler,  Delacroix  eut  ce  bonheur,  le  premier  pour  le  grand  artiste,  de  ne  jamais 
sentir  peser  sur  lui  l'angoisse  des  incertitudes  et  le  supplice  de  l'infécondité. 

«  Ma  fièvre  est  ma  vie  »  ,  disait-il.  Sa  fièvre^fut  son  art  aussi  :  par  elle,  il  garda 
cette  flamme,  cette  force  intense  de  vie  personnelle  et  intérieure,  qui  lui  a  fait 
traverser  tout,  souffrant,  luttant,  mais  inflexible  ;  pour  l'assouvir  et  pour  la  vaincre, 
cette  fièvre  d'âme  et  de  corps,  il  a  fait  sans  trêve  ni  peur  cette  œuvre  qui  demeu- 


172 


L'ARTISTE 


rera,  grande  en  ce  grand  siècle  d'artistes;  il  a  mené  cette  existence  qui  fit  son 
œuvre  plus  féconde,  et  dont  la  puissante  unité  la  rendit  plus  haute,  la  laisse  encore 
plus  admirable  :  exemple  à  la  fois,  et  défi  :  lumière  pour  les  artistes  qui  salueront 
cette  énergie,  soufflet  au  pouvoir  triomphant  des  routiniers  et  des  cuistres. 

«  Le  style,  disait-il,  ne  consiste  absolument  que  dans  l'expression  libre,  ori- 
ginale, des  qualités  propres  à  chaque  muitre.  »  Il  faut  être  un  maître,  en  effet, 
pour  dire  librement  ce  qu'on  rêve  et  ce  qu'on  veut  :  mais  on  n'es;  un  maître  qu'au 
prix  de  ce  complet  sacrifice  à  la  vérité,  à  la  volonté  (i).  Enrichi  d'un  don  magni- 
fique, Delacroix  vécut  pour  accroître  et  faire  éclater  son  génie:  il  a  dit  ce  qu'il  a 
voulu;  dès  le  premier  jour  il  l'a  dit,  et  malgré  tout  et  malgré  tous,  il  a  fait  triom- 
pher sa  foi,  il  a  servi  l'art  à  sa  guise  :  il  n'est  pas  de  meilleur  destin,  il  n'est 
pas  de  vie  plus  superbe. 

PIERRE   r.AUTHIEZ. 


Il  t  Si  nous  vivons,  créons,  dira  Michelet.  parlant  de  Gcricault.  Contre  un  monde  de 
haine  et  d'envie,  faisons-nous  un  monde  intérieur,  qui  soit  nôtre,  et  fils  de  notre  àine.  •> 


LE    SALON    DES    XX 


LETTRE  DE  BRUXELLES 


E  Salon  des  XX  emporte  cette  année, 
à  Bruxelles,  la  palme  de  la  curiosité 
et  du  succès.  Après  les  exhibitions 
triennales,  où  se  coudoient  les  mé- 
diocrités et  les  valeurs,  où  l'on  est 
perdu  dans  la  quantité  et  obligé  de 
chercher  avec  labeur  la  qualité,  on 
est  heureux  de  trouver  une  réunion 
d'œuvres  choisies,  limitées  comme 
nombre,  hardies  de  facture,  intéres- 
santes en  tous  cas.  L'éclat  de  rire  est 
facile  devant  certains  envois  —  tels  ceux  de  M.  Finch  —  mais,  quels  que 
soient  les  étonnements,  on  doit  reconnaître  chez  tous  ces  jeunes  peintres,  une 
recherche  de  nouveau,  d'inattendu,  qui  impose  le  respect  de  la  critique.  Je  ne 
puis  admettre  la  «  fumisterie  »  complète  en  art.  Certes,  quelques  rapins  ont  des 
tendances  à  vouloir  «  épater  le  bourgeois  »,  mais  je  veux  admettre  qu'aux  XX  — 


174  L'ARTISTE 


et  je  le  disais  à  cette  même  place  l'an  dernier  —  il  y  a  des  peintres,  point  de 
bohèmes  casseurs  d'assiettes. 

Ils  ont,  d'ailleurs,  une  variété  de  tendances  qui  déconcerte.  A  côté  de  choses 
bien  naïves  et  tâtonnantes,  telles  que  les  champs  de  bataille  de  M.  Henry  De 
Groux,  où  le  maladroit  qui  fait  sourire  côtoya  le  tragique  qui  fait  frissonner,  on 
voit  des  talents — le  mot  est  mince — sûrs  d'eux-mêmes  et  complets,  n'ayant  plus 
rien  à  chercher  —  et  je  nomme  bien  vite  MM.  Fernand  Khnopff,  Helleu,  l'un 
Vingtiste,  l'autre  invité,  qui  partagent,  avec  MM.  Xavier  Mellery,  Félicien  Rops, 
Jan  Toorop,  Guillaume  Van  Strydonck,  Vogels,  Whistler,  le  triomphe  de  ce 
Salon. 

M.  Helleu  expose  des  portraits  de  femmes  d'une  exquise  modernité.  C'est  pris 
dans  la  vie,  mais  à  travers  une  morbidesse  élégante  :  des  vapeurs  de  femme 
dolente  transcrites  en  lignes  fondues  et  molles,  quelque  chose  comme  la  vie  pari- 
sienne modulée  en  note  mineure  et  en  accords  atténués. 

M.  Khnopff,  lui,  est  phas  précis  dans  le  contour;  il  dessine  avec  perfection, 
porté,  dans  son  art,  par  les  Primitifs  dont  il  a  parfois  la  raideur,  et  par  le 
britannisme  de  keepsake  dont  il  garde  la  tenue.  Le  Portrait  de  A/"«  M.  AT., 
outre  qu'il  est  d'une  ressemblance  charmante,  a  une  délicatesse  de  tons,  une 
élégance  de  pose  qui  ravissent.  C'est  du  portrait,  mais  du  portrait  aristocratique, 
non  seulement  par  la  pose,  mais  par  la  suave  discrétion  des  tonalités,  symphonies 
qui  charment  et  troublent,  accordances  subtiles  dont  on  est  enveloppé.  Au  reste, 
M.  Khnopff  est  avant  tout  un  mystique.  Sans  s'inspirer  de  Gustave  Moreau,  il  a 
les  mêmes  aspirations  que  le  symbolique  peintre  rose-croix  des  Mystères.  Sa 
Sphynge,  aperçue  à  travers  une  sorte  de  buée,  translucide  plus  que  transparente, 
a  la  fluidité  des  rêves.  C'est  une  apparition  lunaire  enveloppée  d'un  nuage  : 
comme  un  astre  de  chair  vierge  baigné  de  halos,  ainsi  que,  par  les  tièdes  nuits 
de  printemps,  la  rosée  qui  s'épand  sur  les  gazons.  M.  Khnopff  est  désormais  le 
peintre  du  symbole,  non  de  celui  qui  se  devine  à  peine  dans  les  cauchemars  de 
la  poésie  déliquescente,  mais  d'un  symbole  impressionnant  et  palpable  sous  sa 
mystérieuse  forme  artistique. 

Ainsi  le  comprend  aussi,  avec  une  vigueur  plus  grande  et  une  plus  forte  sûreté 
de  main,  le  maître  Félicien  Rops.  Son  envoi  se  borne  à  un  dessin  pour  servir  de 
frontispice  aux  œuvres  de  Stéphane  Mallarmé,  mais  il  suffit  pour  donner  la  marque 
de  cet  incomparable  interprète  des  rêves  lyriques.  L'éphèbe  qu'il  assied  sur  un 
socle  au  milieu  de  l'infini,  est  grifTé  avec  une  pure  magie.  Il  a  toute  la  perversité 
de  l'androgyne  aux  époques  de  décadence,  et  toute  la  candeur  du  jeune  dieu 
transporté  par  les  harmonies  de  la  lyre.  De  la  ligne  et  de  la  ligne  encore,  mais 
une  ligne  moderne,  avec  toutes  ses  sinuosités  complexes,  ses  canailleries  —  qu'on 
me  passe  le  mot—  empreintes  en  des  détails  dont  on  démêle  à  peine  la  lente  et 
nerveuse  genèse. 


LE   SALON    DES   XX 


175 


Avant  de  nous  aventurer  dans  les  éblouissements  de  l'e'cole  vibrisie,  repré- 
sentée ici  par  des  envois  qui  déconcertent,  il  nous  faut  saluer  les  maîtres  moins 
jeunes,  d'âge  comme  de  valeur. 

Xavier  Mellery  marche  en  première  ligne.  L'apparition  chez  Hachette  de 
La  Belgique,  la  prestigieuse  description  de  Camille  Lemonnier,  est  trop  récente 
pour  que  l'on  ait  oublié  les  dessins  admirables  dont  Mellery  a  orné  ce  livre. 
Maître  dans  l'art  d'interpréter  le  coin  de  terre  patriale,  il  l'est  également  en 
celui  de  chanter  l'humaine  plastique  ;  la  frise  à  fond  d'or,  Majorité,  où  l'on  voit 
un  jeune  homme  recevoir  les  palmes  de  la  force  et  de  la  maturité,  est  d'une 
étonnante  vigueur  de  lignes;  au  lieu  de  fondre  les  contours,  M.  Mellery  les 
précise  et  les  accuse  sans  hésitation,  sûr  de  sa  main.  Comme  Rops,  il  n'a 
jamais  de  tâtonnement,  mais  lui,  ce  n'est  pas  la  perversité  du  dessin  qu'il 
cherche;  loin  du  cauchemar  lancinant  de  l'auteur  des  Sataniques,  loin  des  rêves 
monstrueux  qui  s'expriment  en  une  déviation  de  la  forme  graphique,  M.  Mellery 
est  la  santé  même.  Dans  le  derme  de  ses  héros  circule,  non  le  sang  fiévreux  des 
erotiques,  mais  le  sang  rouge  et  sain  des  hommes  de  l'âge  d'or.  Rops  dit  le 
vice,  Mellery  la  force  chaste;  le  premier  tourmente,  le  second  apaise.  Ses 
créatures  ont  vécu  dans  la  nature  primitive,  au  grand  soleil  qui  hâle,  parmi  les 
blés  mûrs,  fouettés  par  les  vents  crus  du  Nord.  Ils  ont  respiré  les  grasses,  mon- 
tantes et  capiteuses  senteurs  de  la  terre,  et,  baignés  d'aurore,  ils  ont  puisé  dans 
la  vie  du  sol,  dans  la  clarté  du  soleil,  la  vie  et  la  clarté  de  leurs  corps  sans  tache. 

Voyez,  près  de  là,  cet  autre  fils  de  notre  pays,  le  jeune  Henry  De  Groux;  du 
dessin  qui  se  possède,  nous  voici  dans  celui  qui  se  cherche.  M.  De  Groux 
ignore  absolument  les  principes  rudimentaires  de  son  art.  Tout  est  chez  lui 
fougue,  inspiration,  trouvaille.  Il  a  le  sens  de  l'horrible  et  du  tragique,  et  tels  de 
ses  ciels  où  galopent  de  farouches  nuages,  donnent  une  superbe  impression 
d'épouvante.  C'est  ainsi  que  l'artiste  est  arrivé,  dans  ses  champs  de  bataille,  à 
nous  émouvoir  invinciblement.  Waterloo  :  la  nuit,  tout  a  cessé,  la  plainte  des 
agonies  trouble  seule  le  silence  funèbre;  c'est  l'heure  sombre  où  les  maraudeurs 
viennent  piller  la  Mort.  M.  De  Groux  a  choisi  ce  moment  et  l'a  dramatisé 
davantage  encore.  Les  corps  qu'il  entasse  au  bord  des  talus,  qu'il  accumule  l'un 
sur  l'autre  en  tumuli  de  chair  inanimée,  n'ont  plus  forme  humaine;  alors  éclate 
toute  la  candeur  de  M.  De  Groux;  ses  naïvetés  se  donnent  carrière,  en  inter- 
prétations extravagantes  des  choses  et  des  êtres;  le  dessin  est  lettre  close,  la 
ligne  s'égare  et  se  boursouffle  ;  comme  dans  la  fable,  on  voit  bien  quelque  chose, 
mais  on  ne  distingue  pas  très  bien.  Seulement  nous  savons  pour  quelle  cause, 
et  cette  cause,  il  faut  la  rechercher  dans  des  raisons  d'école  primaire.  Quoi  qu'il 
en  soit,  nous  sommes  aux  prises  avec  un  artiste  absolu,  plein  de  vivantes  qualités 
et  de  défauts  excusables,  que  l'on  doit  encourager  et  soutenir  en  sa  marche, 
lente  mais  sûre,  vers  son  idéal  esthétique. 


176  L'ARTISTE 

J'arrive  un  peu  trouble,  à  la  partie  vraiment  intransigeante  et  audacieuse  du 
Salon  des  XX.  Audacieuse  à  coup  sûr,  puisqu'elle  dérange  les  idées  toutes 
faites  et  nous  incite  à  de  nouvelles  interprétations  de  ce  que  nous  appelons 
la  lumière.  Les  peintres  que  nous  avons  coutume  d'admirer,  les  maîtres  qui 
correspondent,  par  leur  art,  à  l'idée  que  nous  nous  faisons  de  la  nature,  avaient, 
jusqu'ici,  considéré  l'œil  humain  comme  fait  pour  les  ensembles  et  les  accor- 
dances.  Ils  donnaient  eux-mêmes  le  travail  de  fusion,  c'est-à-dire  que,  au  lieu 
de  décomposer  les  tons,  ils  les  réunissaient  en  les  harmonisant  selon  leur  propre 
rétine.  L'  «  école  »  nouvelle  représentée  par  les  Seurat,  les  Pissaro,  les  Signac, 
veut  laisser  au  spectateur  le  soin  de  veiller  personnellement  à  ces  harmonies 
complexes.  Ils  ne  triturent  pas  les  tonalités,  ils  les  juxtaposent  en  une  série  de 
pointillés  qui  font  penser  à  quelque  laborieux  travail  de  tapisserie.  C'est  comme 
un  tatouage  de  la  toile,  où  l'aiguille  serait  remplacée  par  la  fine  brosse,  et  l'on 
a  pu  logiquement  comparer  cette  nouvelle  méthode  à  de  la  peinture  qui  ne 
devrait  ses  effets  qu'à  des  pains  à  cacheter  habilement  assortis. 

Nous  l'avons  dit  déjà,  le  rire  est  facile.  Le  procédé  de  ceus  que  l'on  a 
baptisés  :  les  néo-impressionnistes,  bouleverse  toutes  les  idées  reçues  et  même 
les  idées  non  reçues,  mais  il  part  d'un  principe  scientifique  dont  l'application  à 
la  peinture  est  loin  d'avoir  donné  tout  ce  que  l'on  peut  en  attendre. 

Il  faut  bien  en  convenir,  on  n'est  pas,  jusqu'à  ce  jour,  arrivé  à  rendre  les 
fulgurances  de  la  lumière.  Un  plein  soleil,  une  aurore  boréale,  un  éblouisscment 
de  rayons  d'or  n'ont  pas  été  traduits  dans  leur  éclat  de  réalité.  Vainement  a-t-on 
eu  recours  aux  couleurs  crues  distribuées  selon  les  théories  anciennes  ;  on  n'a 
pas  porté  sur  la  toile  les  éclatements  qu'un  chaud  midi  d'été  nous  donne,  et 
nous  en  sommes  encore  à  chercher  la  plaque-artiste  qui  les  emmagasinera. 
Cette  plaque,  extra-photographique,  les  «  néo-impressionnistes  »  la  cherchent, 
non  dans  une  transposition  machinale,  mais  en  conservant  la  vision  grandis- 
sante qui  fait  le  fond  de  l'art.  Ils  ne  sont  certes  pas  arrivés  au  but  —  loin  de  là 
—  mais  étant  donné  que,  commercialement,  leurs  essais  ne  doivent  pas  être 
d'un  rapport  bien  aisé,  il  est  permis  de  vanter  leur  tentative  et  d'applaudir  à 
leur  effort  qui  certes  a  le  mérite  de  la  conviction  et  du  désintéressement. 

Je  veux  insister  sur  ce  point,  qu'il  faut  chercher  aux  XX  mieux  et  plus  digne 
que  matière  à  plaisanterie  bien  aisée.  Je  n'ai  devant  certains  tableaux  pu 
réprimer  un  joyeux  rire  et  je  l'avoue;  mais,  à  y  revenir,  j'ai  dû  me  trouver 
ensuite,  non  point  bourgeois  —  ce  qui  n'est  plus  une  injure  —  mais  badaud 
entraîné  —  ce  qui  est  un  brevet  de  maturité  —  et  c'est  plus  grave,  si  l'on 
songe  que  les  fruits  mûrs  sont  généralement  mangés  tout  de  suite! 

M.  Welly  Finch  est  l'un  des  premiers  néophytes  belges  —  j'allais  dire  victimes 
(par  lapsus)  —  du  néo-impressionnisme  français.  Jusqu'à  ce  jour,  il  cherche, 
avec  des  balbutiements habiles,  l'expression  de  sa  personnalité,  et  jusqu'à  ce 


LE   SALON    DES   XX 


177 


jour  il  ne  l'a  point  trouvée.  Voilà  deux  ans,  c'était  un  lachiste  dont  James  Ensor 
e'tait  l'initiateur  en  notre  pays;  aujourd'hui  c'est  un  autre  homme,  un  autre 
Seurat  (ou  ne  Seiirat  pas!)  Il  semble  que,  entré  dans  la  voie  nouvelle  et,  j'y 
insiste,  curieuse  et  bien  digne  d'attention,  M.  Finch  n'ait  pas  étudié  la  théorie 
optique  de  son  école.  Il  détonne  plus  qu'il  n'étonne,  et  pour  peu  que  l'on 
ait  compris  les  préceptes  bien  précis  de  cette  école,  on  comprend  difficilement 
ses  exagérations  inutiles.  La  cause  en  est  sans  doute  dans  la  rapidité  avec 
laquelle  M.  Finch,  rompant  en  visière  avec  ses  idées  d'un  autrefois  très  rap- 
proché, a,  par  une  extrême  facilité  d'assimilation,  adopté  des  préceptes  dont 
il  ne  connaissait  pas  les  arcanes  subtils,  malgré  leur  précision  scienti- 
fique. Nous  aurons  à  examiner  la  façon  dont  il  s'est  ou  non  tiré  de  ce  pas 
difficile. 

Les  néo-impressionnistes  partent  donc  tous  d'un  même  principe,  tout  en  va- 
riant leurs  procédés.  Principe  connu  :  au  lieu  de  fondre  les  couleurs  en  une  har- 
monie générale,  ils  les  juxtaposent,  laissant  au  spectateur  le  soin,  dont  ils  se  sont 
affranchis,  de  constituer  l'harmonie  générale.  S'approche-t-on,  rien  n'est  visible 
qu'une  palette  de  taches  papillotantes,  pains  à  cacheter  multicolores,  pointillés 
ténus;  à  distance,  le  sujet  se  dessine,  la  toile  s'éclaire  et  l'effet  lumineux,  à 
défaut  d'autres,  devient  extrêmement  intense.  Il  y  a  donc,  dans  le  principe 
inauguré  par  MM.  Seurat,  Signac  et  d'autres,  procédé  dont  les  applica- 
tions sont  encore  en  gésine,  un  élément  nouveau  dans  sa  scientifique  séche- 
resse, et  ce  serait  puéril  d'en  rire  ;  il  est  certain  que  l'on  en  tirera  quelque 
chose. 

MM.  Signac  et  Dubois-Pillet,  deux  des  vôtres,  marchent  ouvertement  dans 
cette  voie,  et  plusieurs  des  essais  présentés  aux  XX  sont  pour  eux  d'incontesta- 
bles réussites.  Outre  qu'ils  tiennent  déjà  les  finesses  de  leurs  canons  nouveaux 
et  rendent  avec  beaucoup  d'art  les  fluidités  de  l'atmosphère,  ils  ont  le  mérite  de 
serrer  leur  dessin. 

Nous  n'en  dirons  pas  autant  de  M.  Willy  Sch'obach.  Entraîné,  lui  aussi,  dans 
la  bataille  du  <i  néo-impressionnisme  »,  il  en  a  modifié  la  facture.  Signac  poin- 
tillé, on  dirait  que  sa  brosse  est  l'aiguille  d'une  machine  à  coudre;  Schlobach  y 
va  par  petites  lèches,  les  tons  sont  fouettés  et  non  piqués,  ce  qui  contribue  à 
harmoniser  davantage  le  jeu  des  couleurs;  mais  le  dessin  se  néglige; 
M.  Schlobach  nous  exhibe  des  bateaux  invraisemblables,  ayant  le  mât  au  milieu 
—  ce  qui  ne  s'est  jamais  vu  — ;  le  foc  et  le  clin-foc  gonflés  ont  la  crête  concave, 
chose  inconnue  jusqu'à  ce  jour,  et  cela  est  d'autant  plus  curieux  que  le  peintre 
vit  chaque  année  à  Knocke,  petite  plage  de  notre  littoral  où  passent  tous  les 
jours  dans  l'étendue,  les  barques  des  pêcheurs  ostendais. 

M.  Vogels,  avec  ses  paysages  sombres,  ses  brouillards  moelleux,  reste  le 
vigoureux  maître  que  nous  connaissions;  il  sent  la  nature  en  triste,  mais  avec 
1888  —  l'artiste  —  T.  I  12 


178  L'ARTISTE 


quelle  profondeur  et  quelle  mélancolie  !  Ses  pluies,  ses  cre'puscules  ont  de 
spéciales  douleurs;  il  y  a  du  sanglot  en  tout  cela, mais  le  lourd  sanglot  des  cho- 
ses et  comme  une  sensation  d'irrémédiable  malédiction.  M.  Toorop  n'a  pas 
moins  de  tristesse  en  ses  interprétations;  il  est  maître  aussi  dans  l'art  de  revêtir 
la  nature  d'un  voile  pensif;  et,  à  ce  titre,  sa  Symphonie  en  blanc  est  une  pure 
merveille.  Deux  jeunes  filles  rêvent,  l^'une,  couchée  en  sa  chaise  longue,  laisse 
errer  son  regard  dans  le  vague  ;  sa  pensée  est  partie  loin,  au  delà  de  la  mer  où 
elle  a  quitté  le  bien-aimé.  L'autre,  la  tête  entre  les  mains,  l'œil  fixé  sur  une  fleur 
du  tapis,  songe  également  à  quelqu'un  ou  à  quelque  chose  de  parti  qui  ne 
reviendra  plus,  nevermore !  Et  cela  fait  une  grosse  impression  de  vie  qui  som- 
meille et  d'âme  qui  se  lamente.  Comme  l'indique  le  titre  du  tableau,  celui-ci  est 
traité  en  blanc  sur  blanc,  mais  avec  une  rare  subtilité  et  une  extrême  science; 
M.  Toorop  n'a  plus  rien  à  apprendre  du  métier,  son  art  seul  peut  encore 
grandir. 

M.  Whistler  est  tout  en  noir.  On  se  souvient  de  son  portrait  de  Sarasate,  qui 
avait  les  formes  d'un  fantôme,  tout  en  étant  superbe,  d'ailleurs.  Ici  nous  sommes 
en  face  du  portrait  d'une  dame  que  l'on  dirait  peinte  au  fond  d'une  cave.  Il  faut 
la  regarder  longtemps  pour  la  détacher  un  peu  de  son  fond  de  nuit,  et  ce  n'est 
que  peu  à  peu  que  l'on  y  parvient. 

Plus  visible  est  la  Malade  de  M.  Van  Strydonck  qui  rappelle  certains  contre- 
jours  de  James  Ensor,  l'initiateur,  il  faut  l'avouer  et  lui  en  rendre  justice,  de  cette 
interprétation  spéciale.  M.  Van  Strydonck  marche  à  grands  pas.  Nous  sommes 
loin  de  son  Tobie  impersonnel  et  peu  attirant;  la  forme  s'est  resserrée  et  la  cou- 
leur éclaircie. 

L'envoi  de  M.  Van  der  Stappen  ne  nous  est  pas  nouveau.  Un  peu  officiel  dans 
ses  succès  comme  dans  ses  commandes,  il  a  gardé  l'indépendance  de  son  talent 
et  ses  belles  qualités  de  lourde  vigueur.  M.  Paul  du  Bois  semble,  lui,  piétiner 
sur  place  et  manquer  d'accent.  Le  buste  de  M.  Warnots  n'a  pas  la  nervosité  de 
lignes  qu'il  faudrait;  c'est  proprement  fait,  c'est  peu  achevé  et  la  vie  y  fait 
défaut.  Qu'il  examine,  par  comparaison,  les  médailles  de  M.  Chaplain,  si  fouillées 
et  si  complètes.  Art  qui  se  perd,  celui-là.  Nos  pièces  de  monnaie  léchées  et  sur- 
léchées  par  les  Wiener,  ne  sont  agréables  à  l'œil  que  par  la  valeur  qu'elles  ont, 
et,  à  ce  propos,  il  n'est  pas  inutile  de  signaler  un  homonyme,  M.  Fernand  Dubois, 
que  nous  signalions  au  dernier  salon  comme  appelé  sans  doute  à  relever  l'art 
médailliste,  par  une  foule  de  qualités  qui  ne  demandent  que  le  temps  pour 
s'épanouir  tout  à  fait. 

Il  est  temps  de  conclure,  après  avoir  passé  curieusement  devant  les  polychro- 
mies de  M.  Anquetin. Chinoiseries  bizarres  qui  tiennent  de  la  céramique  et  de  la 
poterie,  mais  n'ont  qu'une  fantaisie  décorative  parfois  habile.  Signalons  encore 
M.  Blanche,  dont  les  trois  Lavandières,  emportées  dans  une  course  folle  à  tra- 


LE    SALON    DES   XX 


'79 


vers  un  paysage  lunaire,  ont  tout  l'effroi  d'une  vision,  des  cegri  somnia  qui 
poursuivent  inoubliablemcnt,  et  terminons. 

Le  Salon  des  XX  est  un  vrai  Salon.  Il  e'vite  au  moins  toute  banalité,  et 
n'eût-il  que  ce  mérite  —  il  en  a  beaucoup  d'autres  —  cela  suffirait  à  sa 
gloire. 

MAX    WALl.ER. 


DIALOGUE   DES   IMMORTELS 


(0 


La  scène  se  passe,  la  nuit,  au  coin  d'une  rue  et  des  Champs-Elysées.  Deux  ombres  gui  se 

disputent  le  haut  du  pavé  : 


ESPÈCE  d'animal,  laisse-moi  donc  passer  ! 
—  Toujours   insolent   et    pressé,   le 
Plaisir. 

—  Tu  me  connais  ? 

—  Parbleu  !  je  suis  l'Amour  1 

—  Ah  1  lâcheur  !  j'aurais  dû  m'en 
douter. 

Un  drôle  qui  la  nuit  contemple  une  fenêtre, 
C'est  rAmour,à  coup  sûr,sicen'cst  un  voleur. 

—  Eh  bien  !  l'Amour,  puisque  te 
voilà,  je  t'emmène,  je  vais  faire  la 
fête. 

—  Ohl  citoyen  Plaisir,  o  faire  la 
fête  »  :  quelle  locution  triviale  I 

—  Ça,  c'est  de  mon  langage  adopté 
dans  le  monde  où  Ton  s'amuse.  Allons, 
viens  rigoler  :  je  t'invite. 

—  Non,  je  refuse  :  j'ai  rancune  des 


Croquis    d'IsooUARO    DE   Beaumont 


mauvais  tours  que  vous  m'avez  joués  ;  et  puis  vous  devenez,  selon  ntjoi,  bien 
grossier,  mon  cher. 


(i)  Cette  légère  fantaisie  posthume,  d'une  ironie  à  la  fois  railleuse  et  philosophique, 
est  une  des  mille  boutades  de  cet  artiste  exquis  qui  fut  Edouard  de  Beaumont.  Il  nous 
a  paru  intéressant  de  la  publier,  parce  qu'elle  porte  bien  la  marque  de  l'esprit  charmant 


DIALOGUE    DES    IMMORTELS  i8i 

—  T'es  bête,  l'Amour,  do  refuser  quand  le  Plaisir  te  convie.  Le  Plaisir  sans 
l'Amour,  vois-tu,  ça  va  tout  seul  ;  mais  l'Amour  sans  le  Plaisir,  bernique  !  ça 
ne  va  pas  du  tout.  Allons,  viens  ! 

—  Non,  pas  maintenant,  je  surveille  les  lueurs  d'une  veilleuse. 

—  Allons,  bonne  chance.  Laisse-moi  passer,  Amour,  fils  de  père  inconnu. 

—  Dites  donc,  vous  1  Plaisir  du  commun,  n'insultez  pas  ma  mère  ;  vous 
savez  comment  Ve'nus  sait  se  venger. 

—  Hélas!  oui;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  par  elle  je  suis  souverain  dans  la  vie  ; 
par  Vénus  j'ai  le  suffrage  de  toutes  les  femmes,  et  c'est  ce  qui  me  donne  le  pas 
sur  toi,  mon  garçon.  Partout  le  Plaisir  prime  l'Amour.  Allons,  puisque  tu  veux 
rester,  bonne  nuit  !  Laisse-moi  le  haut  du  trottoir. 

—  Je  n'en  ferai  rien,  sieur  du  bon  Plaisir,  car,  malgré  votre  présomption,  je 
suis  votre  supérieur,  et  à  tous  les  titres  vous  me  devez  le  pas  sans  conteste.  Je 
suis  le  dieu  du  printemps,  je  suis  le  roi  de  la  nature,  je  suis  l'âme  du  bonheur; 
en  un  mot,  Plaisir  éphémère  que  vous  êtes,  je  suis  l'éternel  Amour. 

—  Éternel  toi  1  T'as  pas  fini  1  Tu  meurs  d'un  rien,  mon  petit  bonhomme, 
quand  je  ne  te  fais  pas  subsister.  Et  voilà  maintenant  que  tu  t'emballes.  Cepen- 
dant tu  n'es  plus  le  divin  Érosaux  flèches  d'or  qui,  dans  la  Mythologie,  n'allait 
pas  sans  moi  ;  tu  n'es  plus  l'Amour  robuste  qui,  mi-partie  passion  et  liesse,  ani- 
mait jadis  les  mystiques  témérités  ;  tu  n'es  plus  enfin,  depuis  trois  siècles,  qu'un 
pas  grand'chose  d'Amour,  sans  grâce,  sans  fanatisme,  sans  ardeur  ;  aussi  per- 
sonne aujourd'hui  n'ose-t-il  dire  tout  haut  :  «  Je  suis  amoureux.  »  On  te  renie, 
après  t'avoir  connu;  on  te  cache,  tandis  que  partout  on  m'affiche. 

—  O  vaniteux  Plaisir  des  sens,  vous  abusez  de  votre  faconde,  vous  vous 
grisez  rien  qu'en  parlant;  vous  n'êtes  qu'un  faiseur,  un  bavard,  un  charlatan,  un 
dépravé,  dont  je  ne  suis  plus  la  dupe.  Allez  à  vos  débauches  :  je  n'ai  pas  besoin 
de  vous  pour  mes  délicates  tendresses. 

—  Mais  si  !  mais  si  !  A  preuve,  c'est  qu'après  tes  inepties  platoniques  dont  tu 
stupidifies  les  amants,  si  je  n'arrive  pas  entre  eux  juste  à  point,  ils  se  dépitent 
et  t'envoient  à  la  balançoire. 

—  Ah  !  c'est  trop  fort  !  oser  dire  que  l'on  me  balance  ! 

—  Oui,  j'ose  le  dire,  mon  cher  Amour,  moi  le  doux  Plaisir,  jadis  idole  des 
hétaïres  de  Lesbos  et  des  joueuses  de  flûte  d'Ionie;  j'ose  toujours.  Aussi,  depuis 
Eve  et  le  Serpent,  depuis  les  fêtes  grecques  où  j'ai  gagné  le  prix  du  baiser,  suis- 

et  de  la  verve  pleine  de  finesse  que  l'auteur  dépensait  à  pleines  mains,  en  vrai  prodigue, 
dans  les  innombrables  lithographies  du  temps  de  sa  jeunesse.  Beaucoup  de  ces  dernières 
sont  de  petits  chefs-d'œuvre  d'observation  spirituelle  et  d'humour,  qui  devraient  le  faire 
placer  à  côté  de  Gavarni,  si,  chez  Edouard  de  Beaumont,  le  peintre  proprement  dit 
n'avait  nui,  pour  nos  contemporains,  au  peintre  de  mœurs,  et  si  notre  époque  oublieuse 
et  sotte,  et  qui  d'ailleurs  admet  difficilement  en  un  même  homme  des  supériorités 
diverses,  n'avait  désappris  de  mesurer  la  renommée  au  mérite. 


i8a  L'ARTISTE 


je  dans  ma  forme  complexe  le  plus  gros  bonnet  de  l'État  social.  En  osant,  j'em- 
plis le  monde  de  mes  ivresses  et  de  mes  éclats  de  rire  ;  j'emplis  les  plats  d'ucrc- 
visses  à  la  bordelaise,  les  caves  de  vin  de  Champagne  et  les  bureaux  d'omnibus 
de  femmes  qui  vont  «  où  va  une  femme  qui  sort  »,  tromper  leurs  maris  avec...  la 
correspondance.  Partout  on  me  demande,  on  m'attire,  on  m'exploite  ;  le  haut 
commerce  et  la  finance  m'exaltent  à  cœur  joie,  car  je  représente  les  affaires  par 
le  luxe,  l'argent,  la  gourmandise  et  la  luxure.  Les  gouvernements  m'encouragent 
et  me  mettent  à  profit,  tandis  que  les  malins  me  prônent  et  me  font  des  huîtres, 
car  en  parties  fines  j'ai  depuis  longtemps  avalé  toutes  celles  de  la  mer.  Tu  vois, 
par  ce  seul  détail,  quelle  importance  j'ai  su  prendre  dans  l'univers  élégant  et 
sensuel!  J'ai  dit  et  par  modestie  je  n'ajouterai  rien.  A  ton  tour  débite  ton  petit 
boniment.  Qu'as-tu  à  me  répondre  pour  justifier  ta  folle  prétention  î  Pauvre 
Amour  1  tu  restes  muet  comme  une  tanche  quand  il  s'agit  de  te  faire  valoir. 

—  C'est  vrai,  je  suis  timide  et  je  me  défends  mal,  car  c'est  une  profanation 
pour  l'Amour  de  dévoiler  ses  mystères  au  Plaisir,  toujours  indiscret.  A  quoi 
bon  d'ailleurs?  Mon  vrai  langage  n'est  que  muet,  et  j'ai  bien  trop  la  conscience 
de  ma  valeur  inouïe  pour  condescendre  à  débattre  la  question  de  ma  prépon- 
dérance. N'ai-je  pas  pour  la  soutenir,  et  pour  dévoiler  les  victorieux  sentiments 
qui  m'animent,  le  génie  que  de  tout  temps  j'ai  donné  à  mes  poètes  .' 

—  Avec  ça  !  «  Amour  qui  perdis  Troie  »,  je  te  conseille  d'en  parler  de  tes 
poètes  :  un  tas  de  farceurs.  Ils  t'ont  toujours  dénigré.  Alfred  de  Musset  t'a 
nommé  : 

Fléau  du  monde,  exécrable  folie... 

C'est  une  fameuse  réclame  pour  ton  amertume  qui  ouvre  l'appétit  des  friandes 
de  sensations.  Tu  les  fais  pleurer,  mais  tu  ne  sais  pas  que,  tout  en  larmes  en 
te  quittant,  elles  me  viennent  chercher  jusques  entre  les  bras  de  leurs  maris, 
faute  de  mieux.  Sache-le  bien,  naïf  que  tu  es,  les  femmes  avec  le  Plaisir  s'amu- 
sent à  tromper  l'Amour.  Malgré  cela,  tu  ne  veux  pas  me  faire  de  concession  ? 

—  Non,  et  cependant  il  m'est  pénible  d'avoir  à  te  combattre. 

—  Eh  bien,  alors  ne  boude  plus,  et  tâchons  de  clore  l'incident  à  l'amiable. 
J'ai  mon  but.  Reconnais  simplement  notre  égalité,  associons  nos  contrastes,  en 
un  mot  fusionnons.  Je  te  fais  la  part  belle  dans  ce  compte  à  demi  :  car  tu  es 
timide,  je  suis  brusqueur  ;  tu  es  niais,  j'ai  de  l'esprit  ;  tu  es  triste,  gêneur,  pudi- 
bond, exigeant,  maussade,  jaloux  et  surtout  égoïste,  toutes  choses  qui  ne  plai- 
sent guère  aux  dames.  Moi,  je  suis  enjoué,  tolérant  à  l'excès  et  libéral  outre  me- 
sure ;  unissons-nous,  tu  profiteras  de  mes  qualités.  Ce  que  je  te  propose  est 
tout  à  ton  avantage,  mon  garçon,  car  tu  n'as  de  valeur  réelle,  songes-y  bien, 
qu'en  te  fondant  en  moi  comme  Aréthuse  dans  Alphée  ;  autrement  tu  resteras 
tout  au  plus  l'Amour  si  lestement  défini  par  Théophile  Gautier.  Si  tu^disparais- 


DIALOGUE    DES    IMMORTELS 


i83 


sais  du  globe,  personne,  crois-le  bien,  n'y  prendrait  garde  ;  je  ferais  tout  bonne- 
ment ton  ouvrage.  Tandis  que,  si  je  cessais  d'exister,  moi  le  Plaisir,  le  monde 
entier  mourrait  du  spleen  et  de  la  jaunisse.  Que  deviendrait  l'Europe  galante  ? 
Vois-tu  ça  d'ici  ?  Et  ce  Paris  où  dans  la  rue  l'on  crie  :  «  Voilà  le  Plaisir, 
Mesdames...  »,où  chacun  se  bat  les  flancs  pour  m'avoir  et  cela  depuis  Neuilly, 
en  brillant  jour  de  foire,  jusqu'à  Charenton,  en  plein  bal  de  fous  costumés.  Que 
deviendraient  toutes  les  contentes  d'être  jolies  qui  sortent  du  bain  devant  leur 
miroir,  toutes  les  délicieuses  têtes  fêlées  qui  ont  un  cœur  de  sirène,  des  reflets 
d'or  dans  les  cheveux,  des  mouches  cantharides  dans  le  regard,  et  qui  avec  de 
la  peau  de  cygne  (peau  galante  de  Jupiter)  s'enfarinent  le  museau  comme  les 
paillasses  d'autrefois  ?  Que  deviendraient  enfin  celles  qui  me  cherchent  et  me 
poursuivent  à  outrance  dans  tous  les  coins,  dans  tous  les  sens,  par  ici,  par  là, 
partout,  et  même  ailleurs  ?  Avec  leur  petit  chien  coiffe  d'un  ruban,  elles  me  tra- 
quent, elles  s'animent,  s'excitent,  s'affolent,  se  parfument,  se  maquillent,  se  tré- 
moussent et  m'appellent  tout  bas  du  bruit  d'un  baiser  en  me  jetant  à  qui  mieux 
mieux  leur  léger  bonnet  par  dessus  les  moulins.  Elles  m'adorent,  ces  chères 
petites,  et  se  fichent  pas  mal  de  toi,  je  t'assure,  car  il  est  dit,  et  rien  n'est  plus 
vrai  ni  plus  triste  sous  le  soleil  :  «  On  ne  badine  pas  avec  l'Amour  !  »  Tu  m'as 
entendu  !  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  je  t'écoute.  Plaisir  séducteur  et  malsain,  tu  me  captives  malgré 
moi,  mais... 

—  Tu  hésites  ?.. .  Alors  tout  peut  s'arranger,  puisque  maintenant  tu  m'écoutes. 
Laissons  décote  les  redites  ;  je  suis  accomodant,  moi,  je  ne  demande  que  la 
paix.  Tu  vois,  je  te  fais  toujours  des  avances.  Il  ne  faut  pas  nous  le  dissimuler, 
nous  avons  tous  les  deux,  je  le  répète,  besoin  l'un  de  l'autre,  car  nous  avons 
chacun  beaucoup  perdu  de  notre  antique  valeur  et  de  notre  ancien  prestige.  Je 
viens  de  te  dire  ton  fait  ;  pour  moi,  vois  comme  je  suis  sincère,  je  reconnais  que 
mes  sensualités  actuelles  ne  sont  que  de  la  Saint-Jean  auprès  de  mes  délirantes 
licences  grecques  ou  romaines.  Maintenant,  en  ce  siècle  anémique  et  déchu,  les 
nobles  courtisanes  de  Boccace  ou  les  dames  galantes  de  Brantôme,  si  elles  reve- 
naient au  monde,  me  traiteraient  tout  bonnement  de  roublard  et  de propre-à-rien. 
Tiens,  il  faut  que  jeté  fasse  une  confidence  :  parfois  je  suis  pris  de  langueur,  je 
me  trouve  laid  et  mesquin,  je  subis  des  humiliations  insolites.  Ainsi,  dernière- 
ment, j'allais  visiter,  vers  la  fin  d'un  bal  qu'elle  donnait  en  me  fêtant,  une  jolie 
femme  que  je  ruine.  Comme  j'arrivais  au  petit  jour  devant  son  hôtel  dont  le 
péristyle,  abrité  par  une  tente  d'étoffe,  était  tout  plein  de  fleurs  et  de  lumières, 
je  vis  sortir  de  ce  profane  reposoirune  sœur  de  charité  qui  sans  doute  venait  de 
veiller,  à  l'extrémité  des  appartements,  quelque  soubrette  malade.  Cette  sœur, 
qu'éclaira  tout  à  coup,  en  plein  visage,  un  premier  rayon  de  soleil,  m'apparut 
radieuse,  sur  le  fond  des  lueurs  jaune  d'or  du  vestibule  illuminé.  Elle  était  ainsi 


i84  L'ARTISTE 


fort  jolie,  je  t'assure;  aussi  je  la  saluai  profondément,  mais  j'en  fus  pour  mon 
salut  :  elle  passa  d'un  air  dédaigneux  sans  paraître  me  voir. —  Il  y  a  donc,  cher 
Amour,sous  le  ciel  aujourd'hui  des  êtres  intelligents  qui, après  l'avoir  chassé 
de  leur  cœur,  me  méconnaissent  et  me  méprisent,  moi,  le  Plaisir  ?  Cette  idée  là, 
vois-tu, me  chiffonne,  me  trouble  et  m'attriste.  Va,  crois-moi,ce  que  nous  avons 
aujourd'hui  de  mieux  à  faire,  c'est  de  reprendre  notre  ancienne  solidarité.  Pour 
nous  soutenir  nous  serons  deux,  comme  les  trois  Grâces  quand  une  d'elles  s'ab- 
sente par  nécessité.  Unissons-nous,  je  te  le  répète,  ou  nous  sommes  flambés  : 
car,  dans  ta  partie,  toi  aussi  tu  t'affaiblis  à  vue  d'oeil  malgré  tes  frasques 
au  vitriol  ;  quant  à  moi,  l'ex  Plaisir  des  dieux,  je  t'avouerai  que  je  me  trouve 
diantrement  fripé  ;  je  me  détraque  et  je  me  sens  fourbu. 

—  C'est  votre  faute  aussi,  vous  vous  fatiguez  trop,  mon  cher  collègue. 

—  Si  je  me  fatigue  trop,  toi,  chaste  Amour,  tu  ne  te  fatigues  pas  assez,  voilà  le 
hic.  Mais  ne  recommençons  pas  à  nous  disputer,  causons  plutôt  de  notre  pro- 
jet de  nouvelle  association  de  secours  mutuels.  Quand  tous  deux  nous  ne  ferons 
plus  qu'un,  nous  n'aurons  plus  à  nous  chamailler  pour  la  question  de  pré- 
séance. 

—  C'est  vrai.  Eh  bien  1  foi  d'Amour  sincère,  je  me  sens  sur  le  point  d'accep- 
ter, mais  ne  restons  pas  là, 

Voilà  le  jour  qui  vient,  déjà  le  ciel  est  rose  ; 

et  j'ai  peur  du  froid  matinal,  j'ai  la  poitrine  si  délicate  !  Cher  Plaisir,  n'as-tu 
pas  près  d'ici  ta  voiture  ? 

—  Non,  mais  j'aperçois  la  lanterne  bleuâtre  d'une  citadine  en  faction  là-bas. 
Allons-y  gaiement  !    AU  Right  ! 

Ils  montent  ensemble  dans  un  de  ces  fiacres  qui  attendent  vers  l'aube,  aux  portes 
éclairées,  les  gens  de  joie  nocturne. 

Le  Plaisir  et  l'Amour,  assis  l'unprèsde  l'autre,  ayant  préalablement  fermé  le 
store  chacun  de  son  côté,  par  la  force  de  l'habitude  qu'ils  ont  tous  deux  en 
pareilles  voitures,  bâillent  au  lieu  de  causer,  et  s'endorment  profondément. 

Cependant  le  cocher,  qui  d'un  air  fin  n'a  pas  demandé  d'adresse,  en  voyant 
s'abaisser  les  stores,  laisse  son  cheval  aller  au  hasard  et  au  pas. 

Depuis  lors  les  gens  du  monde  s'interrogent  ainsi  : 

«  Cher  Monsieur,  qu'est  donc  devenu  le  Plaisir  ? 

—  Chère  Madame,  que  devient  donc  r Amour  ?  » 

Et  le  fiacre  à  stores  baissés  n'est  pas  encore  rentré  au  dépôt. 

EDOUARD  DE  BEAUMONT. 


LES    EXPOSITIONS   DES   CERCLES 


L'UNION    ARTISTIQUE 


Lettre  d'une  Parisienne  de  Paris 
à  une  Parisienne  du  littoral  méditerranéen 


UEL  dommage,  chère  et  belle  exile'e,  que  la 
Fée  des  Voyages  ne  puisse  de  temps  en 
temps,  par  un  simple  coup  de  baguette, 
vous  transporter  ici  pour  quelques  heures! 
Je  vous  regrette  chaque  jour,  car  les  meil- 
leurs plaisirs  perdent  presque  tout  leur 
attrait,  dès  que  personne  d'intimement  sym- 
pathique ne  les  partage  plus  avec  nous. 
Mais  je  vous  ai  regrette'e  particulièrement 
hier,  quand  je  me  suis  trouvée  à  l'Exposi- 
tion du  Cercle  de  l'Union,  en  compagnie 
d'excellentes  gens,  qui,  malgré  la  correction  de  leur  élégance  et  l'urbanité  de 
leur  esprit,  ont  le  tort  grave  de  ne  rien  sentir  en  fait  d'art  comme  vous  et  moi. 
Pour  me  consoler  un  peu,  je  vais  refaire  avec  vous,  rue  de  Sèze,  le  tour  des 
cimaises  où  le  Cercle  a  installé  cette  année  les  tableaux  de  son  «  Petit  Salon  ». 
Et  d'abord,  comme  les  Petits  Salons  de  Février,  Mars  ou  Avril,  sont  plus 
attrayants  que  le  Grand  Salon  de  Mai  !  J'ai  pris  en  grippe,  je  l'avoue,  ce  grand, 


i86  L'ARTISTE 


cet  immense  Salon  du  Palais  de  l'Industrie,  qui  devient  de  plus  en  plus  le  Salon 
de  l'Art  industriel.  Il  m'inspire  aussi  peu  d'enthousiasme  que  les  bals  de  l'Hôtel 
de  Ville;  et  le  jury  démocratique  qui  l'organise,  me  fait  l'effet  d'un  Conseil  mu- 
nicipal de  peinture,  sculpture,  gravure,  architecture  et  photographie.  C'est  main- 
tenant une  véritable  halle  aux  tableaux.  Les  jurés  élus  s'empressent  d'en  ouvrir 
les  vastes  galeries  à  tout  ce  qu'apportent  leurs  précieux  électeurs.  Chacun  plaide 
pour  son  atelier,  pour  sa  clientèle  d'élèves  et  de  camarades.  Ils  rassemblent 
autour  d'eux  tout  ce  qui  leur  ressemble,  n'excluant  guère  que  les  isolés,  les 
indépendants,  les  chercheurs,  les  novateurs,  les  tempéraments  originaux  et 
hardis,  c'est-à-dire  l'élément  primesautier  et  intéressant.  Sélection  à  rebours. 
Triomphe  du  banal.  Règne  de  l'école.  Apothéose  de  la  médiocrité  imitative.  Il 
faut  faire  des  kilomètres  pour  découvrir  quelques  toiles  de  prix;  et  l'on  est  vite 
accablé,  noyé,  sous  un  déluge  de  visions  fades,  communes,  déjà  vues  vingt  fois. 
C'est  vraiment  un  supplice  trop  dur  pour  nous,  pauvres  femmes  du  siècle  des 
névroses  1 

Rue  de  Sèze,  au  moins,  on  est  dans  un  vrai  Salon.  Les  exposants  n'ont  pas  là 
une  ribambelle  d'électeurs  à  ménager,  à  caser  autour  d'eux.  Les  visiteurs  sont 
des  invités.  On  se  sent  dans  son  monde,  même  quand  il  y  a  foule  ;  et  l'on  peut 
t  out  voir,  sans  dégoût  ni  fatigue.  Et  puis,  c'est  là  seulement  qu'on  retrouve  cer- 
tains maîtres  ou  petits-maîtres  de  l'Art,  qui,  par  fierté,  calcul  ou  coquetterie, 
dédaignent  maintenant  de  s'afficher  avec  le  commun  des  artistes  au  bazar  des 
Champs-Elysées.  Hors  du  Cercle  de  l'Union,  MM.  Meissonier  et  Gérôme,  par 
exemple,  n'exposent  plus.  Certes,  je  ne  suis  pas  folle  de  ce  que  produisent  ces 
deux  messieurs;  mais  ils  se  réservent,  ils  se  font  rares,  ils  vendent  très  cher;  et 
l'on  aurait  l'air  de  revenir  de  Berlin,  si  l'on  n'avait  pas  contemplé  leurs  œuvres 
de  l'année.  Que  l'on  en  pense  et  que  l'on  en  dise  du  bien  ou  du  mal,  on  éprouve 
une  certaine  satisfaction  à  en  parler.  Moi,  je  trouve  leur  manière  trop  luisante. 
On  se  mire  dans  leurs  tableaux,  comme  dans  un  parquet  bien  ciré  ;  mais  l'on  y 
étouffe  faute  d'air.  Leurs  bonshommes,  en  pâte  compacte,  sèche  et  brillante, 
n'ont  pas  d'atmosphère,  n'ayant  pas  besoin  de  respirer.  D'ailleurs,  c'est  presque 
toujours  bien  arrangé  et  bien  gentil.  Outre  son  «  Marchand  de  tapis  au  Caire  » 
qui  est  du  plus  bel  Orient,  d'un  Orient  très  soigneusement  colorié,  M.  Gérôme 
expose  le  «  portrait  de  M.  R...  »,  un  vieillard  en  longue  lévite  noire,  se  prome- 
nant sans  façon  dans  son  parc  avec  une  fillette  semblable  à  un  enfant  de  chœur. 
Quant  à  M.  Meissonier,  il  a  envoyé  un  guitariste  en  bas  rouges,  qui  pince  de 
sa  guitare  d'une  façon  réjouie,  et  une  tête  de  jeune  femme,  fine  comme  une  mi- 
niature, et  d'une  facture  très  solide,  mais  qu'attristent  je  ne  sais  quelles  ombres 
grises.  Tout  cela,  m'a-t-on  dit,  est  magistral.  Je  regrette  de  ne  pouvoir  éprouver 
plus  d'admiration  pour  tout  cela. 


LES  EXPOSITIONS  DES  CERCLES 


187 


Les  portraits  de  femmes  sont  nombreux.  M.  Boutet  de  Monvel  a  très  élégam- 
ment caractérisé  la  beauté  de  M""  Adeline  Dudlay.  Je  ne  veux  pas  dire  du  mal 
des  deux  belles  dames  de  M.  Cabanel  ;  ce  sont  des  personnes  de  trop  bonne 
compagnie.  La  dame  de  M.William  Bouguereau  est  agréable  avoir;  mais  pour- 
quoi cette  carnation  en  savon  de  Marseille  ?  J'îiime  encore  mieux  le  portrait  du 
bon  sculpteur  Falguière  par  M.  Bonnat,  un  portrait  brique  et  pierre,  comme  le 
château  d'Ollwiller  que  nous  montre  M.  Français.  M.  François  Flameng  a  mis 
ses  deux  modèles  féminins  en  des  cadres  moins  larges;  avec  moins  d'ambition, 
il  a  infiniment  plus  de  grâce.  Plus  petit  encore  est  le  «  Portrait  de  M"»"  la 
baronne  G.  de  R.  »  par  M.  Chartran;  mais  c'est  un  petit  chef-d'œuvre  d'expres- 
sion. Le  portrait  de  M''"  M.  B.  par  M.  Jalabert  est  plus  grand,  et  il  ne  manque 
pas  de  séduction;  j'ai  regardé  avec  plaisir  cette  belle  jeune  fille,  brune  comme  la 
nuit  et  rose  comme  l'aurore,  en  bleu  et  blanc,  la  perle  à  l'oreille,  un  brin  de 
myosotis  au  cœur,  un  croissant  de  diamants  dans  les  cheveux.  Le  croissant  est  à 
la  mode  ;  il  orne  plusieurs  autres  figures  de  femmes.  En  revanche,  la  grosse 
dame,  si  bien  représentée  par  M.  RoU,  est  ronde  comme  une  pleine  lune,  avec 
ses  limpides  yeux  gris  et  ses  vastes  joues  en  fleur.  J'ai  gardé  un  bon  souvenir 
de  la  mignonne  demoiselle  en  rose  de  M.  Tenré  ;  avec  ses  trois  petits  chiens 
dans  les  bras,  elle  symbolise  d'une  façon  ingénue  et  touchante  la  Société  protec- 
trice des  animaux.  Très  sympathique  aussi,  la  fillette  en  noir  que  M.  Lefebvre  a 
coiffé  d'un  si  merveilleux  chapeau  à  plume. 

Mais  ce  n'est  ni  l'onctueux  M.  William  Bouguereau,  ni  le  rugueux  M.  Bonnat, 
ni  le  doux  M.  Jalabert,  ni  le  grassouillet  M.  Roll,  ni  même  l'illustre  M.  Meis- 
sonier  à  la  barbe  fleurie,  que  j'irais  implorer,  si  je  me  décidais  enfin  à  laisser 
un  peintre  interpréter  à  sa  guise  ma  légère  et  variable  personne.  Je  préférerais 
M.  Julius  Stewart.  Ce  prénom  victorieusement  romain  et  ce  nom  royalement 
britannique  constituent  d'abord  une  signature  qui  n'a  rien  de  banal;  enfin  les 
deux  Parisiennes  dont  l'effigie  porte  cette  signature  précieuse,  ont  été  comprises 
et  présentées  comme  nous  voudrions  l'être,  ma  toute  belle.  La  première  est  une 
baronne,  une  ravissante  petite  baronne  moderne,  qui  mériterait  d'être  princesse 
dans  les  contes  de  fées  où  règne  le  prince  Charmant. 

La  voici,  debout  devant  vous,  de  face,  en  blanche  toilette  de  bal,  décolletée, 
les  bras  nus,  les  épaules  pleines,  la  tête  légèrement  tournée  sur  le  buste,  le 
visage  rond,  le  menton  solide  et  d'un  ferme  contour,  les  lèvres  bien  arquées 
avec  l'éclat  riche  et  chaud  d'une  fleur  de  sang,  les  narines  palpitantes,  les  sour- 
cils presque  bruns,  nettement  et  largement  cintrés   sur  les    yeux  d'un  gris  lim- 


i88  L'ARTISTE 

pide  et  profond,  et  le  front  bas  sous  la  chevelure  cendrée  qui  s'enlève  en  bou- 
cles légères.  Sous  sa  robe  de  tulle,  et  comme  vêtue  de  neige,  les  mains  jointes 
au  bas  du  corsage,  elle  vous  regarde  droit  dans  les  yeux,  calme  et  rayonnante, 
simple  et  tière,  énigmatique  et  naturelle  ;  et  son  regard  a  la  toute-puissante  séré- 
nité de  la  jeunesse,  de  la  beauté,  de  la  force  et  de  la  richesse.  Avec  quel  relief, 
avec  quelle  intensité  et  quelle  harmonie  souveraine,  elle  se  détache,  blanche, 
rose  et  blonde,  sur  ce  fond  d'or,  couleur  de  fleurs  d'ajoncs,  aux  chaudes  et  cares- 
santes vibrations  1  — Ce  que  je  tâche  de  vous  exprimer,  chère  amie,  je  l'avais 
senti  confusément  dès  le  premier  coup  d'œil,  et  je  l'entendais  successivement 
formuler  de  vingt  façons  diverses  par  les  gens  qui  défilaient  devant  la  belle 
qaronne.  Survinrent  deux  Messieurs,  l'un  jeune,  l'autre  mûr,  qui  la  considérèrent 
par-dessus  mes  épaules.  «  —  C'est  la  chatte  blanche  métamorphosée  en  femme  », 
murmura  le  premier.  L'autre  ajouta  :  «  —  Elle  tient  à  la  fois  de  la  poupée  et  du 
sphinx  ;  quelle  adorable,  quelle  divine  marionnette,  pour  jouer  la  comédie 
humaine  !  »  Je  trouvai  ces  messieurs  bien  familiers,  et  je  m'éloignai  pour  ne  pas 
entendre  la  suite.  J'allai  voir  bien  vite  l'autre  tableau  de  Julius  Stewart  :  Portrait 
de  M"'"  M.  E.  L'expression  est  toute  différente,  le  charme  n'est  pas  moins  péné- 
trant. Elle  se  présente  aussi  de  face,  cette  adorable  jeune  femme  aux  cheveux 
chatains-clair,  un  peu  moins  ronde,  un  peu  plus  svelte  que  la  baronne  blanche. 
Elle  est  en  toilette  de  soirée,  simplement  décolletée  par  devant.  Sa  robe  de  gaze 
blanche,  garnie  de  bandes  longitudinales  en  satin  jaune,  et  s'ouvrant  sur  un  jupon 
de  satin  blanc,  l'habille  à  merveille.  Elle  est  assise  sur  un  fauteuil  canné,  sans 
dossier.  La  main  droite  est  appuyée  à  la  hanche.  La  main  gauche,  abandonnée 
et  tombante,  tient  une  fleur  violette  qui  s'effeuille,  et  dont  l'iris  s'allie  très  harmo- 
nieusement à  la  gaze  blanche  teintée  d'ombres  grises  et  à  l'or  des  bandes  sati- 
nées. Les  pieds  mignons,  chaussés  de  petits  souliers  jaunes  à  nœud  blanc,  s'ap- 
puient sur  un  coussin  aux  colorations  effacées.  Le  tout  est  enveloppé  d'un  fond 
vieux-bleu,  bleu  du  dix-huitième  siècle,  bleu  crépusculaire,  qui  fait  doucement 
ressortir  la  valeur  lumineuse  des  tonalités  claires.  Je  ne  saurais  vous  dire  l'exquise 
harmonie  de  ces  nuances  légères  et  tendres.  Et  comment  vous  faire  comprendre 
la  grâce  un  peu  roide  de  cette  fine  Parisienne  ?  Comment  vous  indiquer  ce  qu'il 
y  a  de  naturel  et  de  factice  à  la  fois  dans  sa  pose  cambrée  ?  Comment  vous  tra- 
duire l'ingénuité  mondaine  de  son  sourire  interrogateur,  la  naïveté  savante  de 
son  regard  étonné  ?  Elle  me  faisait  penser  à  la  Silvia  de  Marivaux  et  à  la  Bar- 
berine  de  Musset,  à  une  Barberine  en  moderne  costume  Louis  XV.  Elle  serait 
délicieuse  dans  le  Théâtre  de  Gozzi. 

Outre  la  mélodie  des  lignes  et  l'harmonieux  accord  des  nuances,  ce  qui  me 
plaît  dans  ces  deux  portraits  de  Julius  Stewart,  c'est  leur  modeste  dimension, 
qui  répond  bien  à  l'élégance  discrète  de  l'inspiration.  Les  figures  ont  un  quart 
ou  un  cinquième,  je  crois,  delà  grandeur  naturelle,  ou  moins  encore.  Dans  cette 


LES    EXPOSITIONS    DES    CERCLES 


189 


réduction,  dans  cette  abre'viation  de  \a  nature,  tous  les  de'tails  inutiles  disparais- 
sent ;  il  ne  reste  plus  alors  que  le  contour  musical,  le  signe  caractc'ristique,  la 
tache  lumineuse.  L'image  ne  garde  que  l'essence,  et  pour  ainsi  parler,  que  la 
personnalité  idéale  du  modèle.  Cela  n'est-il  pas  mille  fois  préférable  aux  immenses 
portraits,  avec  pendants  symétriques,  qui  furent  à  la  mode  dans  les  époques  de 
bourgeoisie  routinière  et  solennelle  ?  Rien  d'encombrant,  rien  de  prétentieux  ; 
et  quelle  note  exquise  dans  le  luxe  délicat  de  la  maison  moderne  ! 


Comme  M.  Julius  Stewart,  MM.  Gervex  et  Doucet  sont  des  maîtres  harmo- 
nistes. Je  ne  saurais  m'appesantir  sur  le  tableau  de  genre,  que  M.  Gervex  appelle 
<i  Le  Lever  ».  Elle  est  si  légère  et  si  légèrement  vêtue,  cette  dormeuse  blonde 
qui  vient  de  s'éveiller,  et  qui  se  tient  assise  sur  le  bord  du  lit,  un  pied  nu,  l'autre 
pied  chaussé  d'une  pantoufle  minuscule,  dans  l'encadrement  des  rideaux,  au 
milieu  de  cette  tendre  chambre  à  coucher,  avec  nuances  roses,  bleues  et  blan- 
ches, si  joliment  fondues!  — Je  puis  m'arrùter  un  peu  plus  longtemps  au 
«  Thé  de  cinq  heures  — Five  o'clock  tea  »,  où  nous  mène  M.  Léon  Doucet.  Nous 
voici  dans  un  riche  et  spacieux  salon,  où  se  trouvent  réunies  quelques  per- 
sonnes du  meilleur  monde,  six  jeunes  femmes  d'un  blond  plus  ou  moins  ardent, 
et  trois  messieurs  bruns  aux  correctes  moustaches.  A  gauche,  une  de  nos  élé- 
gantes en  robe  de  velours  gris,  vue  de  dos,  et  dont  le  corsage  décolleté  en  pointe 
laisse  admirer  la  nuque  légèrement  ombrée,  est  assise  au  piano  ;  un  gentleman 
attentif,  debout  et  incliné  près  d'elle,  tourne  les  feuillets  de  la  partition  sur  le 
pupitre.  Au  fond,  tenant  le  milieu  du  tableau  qu'elle  éclaire  de  sa  robe  blanche, 
s'avance  une  svelte  demoiselle,  qui  tient  d'une  main  la  théière  et  de  l'autre  le 
sucrier.  Près  d'elle,  sous  un  grand  vase  de  Chine  bleuâtre,  une  autre  jeune  fille 
ronde  et  souriante,  flirte  avec  un  beau  cavalier  assis  sur  un  siège  bas  et  comme 
agenouillé  devant  sa  gracieuse  partenaire.  A  droite,  une  jeune  femme  rousse,  au 
type  britannique,  en  robe  de  tulle  mauve,  le  corsage  recouvert  d'une  dentelle 
blanche,  se  renverse  avec  une  nonchalance  morbide  dans  un  fauteuil  américain, 
et  respire  un  bouquet  de  violettes,  en  tendant  sa  main  à  un  vieux  monsieur  qui 
se  penche  pour  effleurer  des  lèvres  ses  doigts  pâles  et  fuselés.  Ces  deux  figures 
forment  le  groupe  principal  du  tableau.  Elles  attirent  et  retiennent  le  regard. 
Elles  ont  un  charme  singulier,  mystérieux,  presque  douloureux.  Les  autres  per- 
sonnages, souriants,  luisants,  pimpants  et  comme  sculptés  dans  du  sucre  de 
pomme,  semblent,  auprès  d'elles,  des  comparses,  un  peu  fades  en  leur  élégance 
de  convention.  On  dirait  une  scène  d'Edgar  Poe  dans  une  comédie  de  Pailleron. 
Le  premier  plan  est  rempli  par  la  large  tachs  rougo  d'un  tapis  à  la  tonalité  chaude 


igo  L'ARTISTE 


et  généreuse,  dont  le  reflet  pénètre  l'atmosphère  et  va  se  fondre  avec  les  nuances 
assombries  des  tentures.  M.  Léon  Doucet  me  semble  avoir  retrouvé  une  partie 
des  secrets  que  le  regretté  Joseph  de  Nittis  a  emportés  dans  la  tombe.  Il  est 
encore  inégal  et  il  n'est  pas  encore  tout  à  fait  sûr  de  lui  ;  mais  on  peut  présager 
hardiment  qu'il  sera  une  des  gloires  de  la  nouvelle  école. 

La  figure  de  femme  que  M.  Rochegrosse  intitule  o  Paresse  »  a  des  formes  très 
rythmiques,  et  lève  avec  une  langueur  très  gracieuse  son  voile  rose  au-dessus  de 
son  front  ;  mais  je  ne  saurais  m'y  attarder  plus  longtemps  qu'au  lever  de 
M.  Gervex. 

Je  décerne  deux  bons  points  à  M.  Aviat,  pour  sa  superbe  tête  de  jeune  femme 
et  pour  sa  gentille  Graziella,  une  Graziella  enfant  que  couronnent  des  fleurs  de 
France.  Le  portrait  de  la  dame  aux  cheveux  blancs,  vêtue  de  noir,  fait  le  plus 
grand  honneur  à  M.  Albert  Aublet  ;  et  elle  est  d'un  charme  bien  sincère,  cette 
belle  promeneuse  brune  que  M.  Gabriel  Ferrier  nous  montre,  une  rose  à  la  bou- 
tonnière !  M.  Carolus  Duran  expose,  lui  aussi,  des  portraits  :  celui  de  Miss  N.  B. 
qui  est  d'une  curieuse  harmonie  blonde  et  verte;  celui  d'Alphonse  Karr,  une 
verrue  magnifique  ornée  d'une  splendide  barbe  blanche.  —  Un  monsieur  mène 
ses  deux  petits  garçons  à  l'école;  ils  passent  devant  la  rotonde  du  parc  Monceau  : 
ces  trois  petits  portraits,  signés  Béraud,  ont  un  accent  très  personnel  et  une  pré- 
cision parfaite.  —  Les  Jeunes  Couturières  de  M.  Edelfelt,  qui  travaillent  si  acti- 
vement dans  leur  humble  intérieur,  avec  un  paysage  de  neige  à  l'horizon,  rap- 
lent  la  facture  de  M.  Fantin-Latour.  Sous  ce  titre  :  «  L'Oiseau  envolé  »,  M.  Jac- 
quet a  peint  une  femmelette  Louis  XV,  en  robe  rose  et  souliers  verts,  d'une 
archaïsme  bien  curieux,  mais  peu  séduisant  ;  cette  peinture  «  à  paniers  » 
prouve  une  grande  habileté,  et  c'est  tout.  En  revanche,  je  crois  pouvoir  louer 
franchement  la  petite  paysanne  de  M.  Victor  Gilbert,  d'une  rusticité  si  vraie 
dans  un  paysage  d'une  si  belle  lumière  ;  c'est  juste  et  charmant  comme  une 
idylle  de  Pierre  Dupont.  Dans  le  Printemps  maladif  de  M.  Blanche,  ce  n'est  pas 
la  nature  qui  est  malade;  c'est  cette  grande  jeune  femme  en  blanc,  avec  chapeau 
et  manteau  gris,  et  dont  le  visage  terreux  est  baigné  d'ombre.  Il  y  a  un  sentiment 
sincère  et  un  talent  vrai  d'impressionniste  dans  ce  tableau,  où  le  blanc  et  le  gris 
chantent  avec  une  harmonie  si  discrète  sur  le  fond  vert-laiteux  de  la  campagne 
printanière. 


i 


Les  peintres  militaires  soutiennent  fort  bien  leur  renommée  au  Cercle  de 
l'Union.  M.  Détaille  y  a  un  vif  succès  avec  ses  Hussards  rouges  de  1806  :  quel 
admirable  cheval  gris  et  quel  fringant  cavalier,  au  premier  plan  de  cette  petite 


LES    EXPOSITIONS    DES   CERCLES 


191 


composition  magistmle  !  M.  Berne-Bellecour  met  en  scène  un  maraudeur  alle- 
mand, qu'un  mobile  de  1871  amène  à  un  jeune  officier  fumant  sa  cigarette: 
silhouettes  vivantes  et  pittoresques.  —  Le  géne'ral  re'publicain  de  M.  Dupray  et 
ses  grenadiers  de  la  Vieille  Garde,  offrent  aux  yeux  la  plus  fière  allure  du 
monde.  —  Il  y  a  un  emportement  d'e'popcc  dans  le  Combat  de  Cavalerie,  si  har- 
diment exécuté  par  M.  Aimé  Morot. 

L'envoi  de  M.  J.  Lcwis-Brown  est  excellent  :  c'est  la  rencontre  d'une  amazone 
rousse,  montant  un  fort  beau  cheval  bai-cerise,  avec  un  officier  montant  un  cheval 
blanc  non  moins  beau.  Cette  rencontre  équestre  a  lieu  dans  un  délicieux  pay- 
sage de  printemps;  et  l'amazone  chevauche  encore  dans  mon  souvenir,  une  rose 
à  son  corsage  vert-foncé. 

L'Etang  de  M.  Cazin  n'est  pas  indigne  du  maître,  encore  que  l'on  n'y  retrouve 
point  sa  fleur  d'or  ;  quant  à  son  Ulysse  en  pantalon  brun  et  ceinture  rouge,  il 
n'est  pas  plus  homérique  que  n'est  biblique  sa  fameuse  Judith,  qui  s'en  va  au 
camp  d'Holopherne  sous  les  remparts  de  Batignolles.  Je  salue  l'admirable  nature 
de  Provence  dans  le  tableau  de  M.  Montenard  :  route  blanche,  ciel  bleu,  col- 
lines violettes,  que  baigne  la  lumière  incandescente  avec  sérénité.  —  J'ai  noté 
les  remarquables  marines  de  MM.  Auguste  Flameng,  Maurice  Courant,  Mar- 
cotte de  Quivières,  et  l'étude  de  M.  Cormon:  «  Vue  de  la  Goulette,à  Tunis.  » 
Le  «  Marché  d'esclaves  au  Maroc,  »  signé  Ziem,  est  éclatant  comme  un  Monti- 
celli;  et  la  Fantasia  de  M.  Benjamin  Constant,  à  laquelle  il  fait  assister  le  sultan 
de  Tanger,  offre  une  singulière  fraîcheur  de  coloris  sous  la  lumière  torride  du 
ciel  d'Afrique. 


Les  peintres  m'ont  si  bien  retenue,  que  je  n'ai  presque  plus  de  place  pour  les 
sculpteurs,  à  la  fin  de  cette  lettre  déjà  si  longue.  Les  sculpteurs,  cependant,  ont 
droit  à  l'attention,  et  même  à  l'admiration  des  visiteurs  du  Cercle.  Plusieurs  des 
œuvres  qu'ils  exposent,  sont  hors  ligne.  II  faut  citer  au  premier  rang  le  buste 
du  docteur  Benjamin  Anger,  par  Alfred  Lanson;  la  vive  et  expressive  physio- 
nomie de  l'éminent  praticien  donne  beaucoup  d'accent  à  ce  marbre  supérieure- 
ment traité.  Je  note  parmi  les  œuvres  les  plus  remarquables  les  deux  bustes 
d'Antonin  Cariés.  La  Reine  Marie-Antoinette  de  M.  Merciéa  une  coiffure  bien 
volumineuse,  qu'elle  porte  d'ailleurs  avec  une  gracieuse  majesté.  M.  René  de 
Saint-Marceau  expose  deux  petites  terres  cuites,  d'une  simple  et  piquante  origi- 
nalité :  une  «  Jeune  Arabe  »  et  un  «  Ecolier.  »  Le  J.-J.  Rousseau  de  M.  Vasselot, 
une  statuette  en  bronze  à  cire  perdue,  est  d'une  allure  bien  vivante  et  d'un  puis- 
sant caractère.  M.  Léon  Marqueste  doit  être  félicité  pour  son  excellent  portrait 


192 


L'ARTISTE 


de  M.  Patenôtre.  Le  buste  en  vieil  argent  de  l'Impératrice  de  Russie,  signé  Jean 
Gautherin,  et  les  deux  marbres,  signe's  Jules  Franceschi,  sont  de  toute  beauté. 
Et  la  Prière  de  M.  Lafont,  et  l'Amphitrite  de  M.  Le  Cointe,  et  la  moderne 
Cléopâtre  de  M.  de  Kervéguen,  et  la  Maiolique  de  M.  d'Espinay!  Hélas  !  hélas  ! 
quatre  fois  hélas  !je  ne  puis  que  les  citer  en  finissant. 

Voici,  ma  chère  belle,  l'expression  très  sincère,  trop  sincère  peut-être,  de  ce 
que  j'ai  éprouvé  dans  mon  pèlerinage  au  Petit  Salon  de  la  rue  de  Sèze.  Aussitôt  que 
j'en  aurai  le  loisir,  je  demanderai  à  M.  Julius  Stewart  de  me  peindre,  et  à 
M.  Alfred  Lanson  de  me  sculpter.  C'est  la  morale  de  cette  lettre.  Adieu. 

Votre  amie  dévouée, 

Berthe  u'Ys. 

Transcrit  pour  L'Ai-tiste  par 
EMILE    BLÉMONT. 


mM^(&3m^êi^ 


LE   CERCLE    ARTISTIQUE    ET    LITTERAIRE 


E  cercle  artistique  et  littéraire  de  la  rue  Volney  me 
semble  être  plus  que  jamais  en  faveur  auprès  du 
public  ;  le  monde  élégant  et  artiste  n'a  pas  laissé 
vide,  un  seul  instant,  pendant  toute  la  durée  de 
l'exposition,  ce  joli  salon  où  la  peinture  est  si  bien 
présentée  et  si  bien  éclairée.  Il  n'y  a  rien  de  tel, 
voyez-vous,  que  de  recevoir  chez  soi  ;  vos  invités 
seront  mille  fois  plus  flattés  d'être  accueillis  dans 
votre  hôtel,  tant  petit  soit-il,  que  d'être  convoqués 
dans  la  plus  splendide  salle  de  fête,  prise  en  location.  Ces  expositions  qui  pré- 
cèdent la  grande  exhibition  du  mois  de  mai,  doivent  dans  leur  intérêt,  conserver 
leur  caractère  d'intimité  de  Salon  fermé,  dont  la  faveur  seule  entrebaille  les 
portes  et  force  le  huis-clos.  La  barrière  est  légère,  me  dira-t-on,  et  facilement 
franchie,  soit!  mais  l'obstacle  existe,  au  moins  en  apparence  ;  en  faut-il  davan- 
tage pour  exciter  la  curiosité  des  uns  et  faire  chuchoter  très  bas  la  critique  des 
autres  l  On  serait  mal  venu  et  plus  mal  vu  encore,  si  l'on  allait  déblatérer 
contre  ses  hôtes  et  dénigrer  leur  intérieur,  rien  ne  vous  oblige  à  répondre  à 
leur  invitation,  rien  ne  vous  condamne  à  dire  votre  avis  s'il  est  acerbe  et  mé- 
content. Pour  ma  part,  je  me  sens  à  l'aise  devant  l'exposition  de  cette  année, 
;  au  cercle  Volney,  et  je  n'ai  pas  besoin  d'aller  chercher  bien  loin  des  périphra- 
ses, afin  de  déguiser  ma  pensée  ;  l'ensemble  en  est  harmonieux,  séduisants 
même  en  sont  quelques  détails  ;  et,  fort  de  cette  bonne  impression,  je  puis  lais- 
ser courir  ma  plume  en  liberté,  sur  le  papier,  sans  craindre  de  heurter  les 
amours-propres  des  peintres.  Presque  tous  les  exposants  de  ce  petit  cénacle 
sont  notoirement  connus,  leur  manière  à  chacun  est  tellement  enregistrée  dans 
1888  —  l'artiste  —  T.  1  i3 


194  L- ARTISTE 


notre  mémoire  qu'il  est  presque  inutile  d'avoir  recours  au  catalogue  pour  mettre 
un  nom  sur  une  toile.  Tiens,  un  Bonnat  !  tiens,  un  Bouguereau  1  ce  portrait  est 
de  Jules  Lefebvre,  ce  paysage  de  Henner.  Comment,  d'ailleurs,  pourrait-il  en 
être  autrement,  les  artistes  qui  envoient  leurs  œuvres  en  ces  salonnets,  ne  cher- 
chent pas,  pour  la  plupart,  à  nous  éblouir  par  des  morceaux  de  grande  virtuosité 
réservés  aux  salons  officiels,  c'est  la  menue  monnaie  de  leur  talent,  la  meilleure 
souvent  qu'ils  nous  donnent,  c'est  le  petit  cadre  choyé  dans  les  instants  de 
délassement,  ou  bien  l'esquisse,  toute  fraîche  et  sans  repentir,  brossée  sous  le 
coup  de  l'inspiration  et  dans  l'instantanéité  de  l'émotion  ;  aussi,  ces  toiles  sans 
prétention  démesurée,  dénotent-elles  mieux  le  tempérament  et  le  talent  de  ceux 
qui  les  ont  peintes,  que  de  grands  labeurs  au  mètre  carré,  achevés  dans  la 
presse  des  heures  trop  courtes  qui  précèdent  l'envoi  au  palais  des  Champs- 
Elysées.  Pas  mal  de  ces  toiles  reparaîtront,  pourtant,  devant  nos  yeux,  le  jour 
du  grand  vernissage  printanier;  elles  se  désignent  d'elles-mêmes,  et  parmi 
celles  que  je  dois  signaler,  il  en  est  plus  d'une  qu'on  retrouvera  avec  plaisir,  dans 
quelques  semaines. 

Cette  année  le  cercle  'Volney  a  ouvert  son  exposition  annuelle  de  peinture  et 
sculpture  le  a6  janvier,  précédant  ainsi  les  expositions  similaires  et  rivales,  et 
tenant  à  honneur  de  relever,  aux  yeux  du  public,  la  signification  de  son 
sobriquet  d'allure  populaire  :  la  Crémerie,  en  nous  offrant  le  dessus  de  la  jatte, 
c'est-à-dire  la  crème  de  la  peinture  du  jour. 

Pour  justifier  cette  prétention,  il  était  de  toute  nécessité  de  nous  présenter, 
non  seulement  des  oeuvres  d'artistes  de  talent,  mais  aussi  des  œuvres  d'artistes 
bien  vus  du  monde  élégant,  comme  MM.  Bouguereau,  Jules  Lefebvre,  Lucien 
Doucet,  Carolus  Duran,  Rixens,  etc.  On  peut  adorer  la  peinture  de  M.  Bougue- 
reau ou  ne  l'aimer  point  du  tout,  c'est  affaire  de  tempérament  et  d'éducation 
artistique  ;  mais  étant  donné  que  dans  les  écoles  anciennes,  nous  rencontrons 
des  maîtres  habiles  entre  tous,  comme  Denner,  à  détailler  les  rugosités  et  les 
rides  du  visage  humain,  nous  sommes  bien  forcés  de  reconnaître  que  M.  Bou- 
guereau est  plus  adroit  qu'aucun  autre,  pour  rendre,  dans  son  satinage  de  luxe, 
les  fraîches  carnations  de  la  jeunesse;  qu'il  ait  à  peindre  le  tendre  Éros  ou 
Monsieur  Bob,  la  petite  fille  de  la  campagne  ou  la  jolie  poupée  du  parc  Mon- 
ceaux, il  prendra  le  même  pinceau,  aussi  fin,  aussi  soyeux,  aussi  caressant.  S'il 
déroute  la  critique  des  malicieux  qui  savent  enguirlander  leurs  phrases  les  plus 
aiguës,  ils  ne  cesse  de  rallier  les  compliments  des  friandes  de  chair  rose.  «  Oh  ! 
la  ravissante  tête,  quelle  expression,  quels  yeux!  »  s'écriaient  en  chœur  tout  un 
charmant  quadrille  d'élégantes,  devant  le  tableau  intitulé  :  Au  bord  du  ruisseau, 
et  représentant  une  petite  paysanne  qui  tripote  gauchement  ses  pieds.  J'avais 
presque  envie  de  faire  remarquer,  à  nos  belles  louangeuses,  cette  infraction  aux 
préoccupations  de  l'idéal,  en  même  temps  que  l'accouplement  étonnant  de  ces 


LE    CERCLE    ARTLSTIQUE   ET    LITTERAIRE  igS 


îeux  pieds  et  de  ces  deux  mains,  quand  la  mignonne  du  tableau  m'a  regardé 
avec  ses  grands  yeux  de  cristal,  semblant  me  dire  :  «  Chut!  tais-toi,  cela  serait 
de  mauvais  ton  ;  et  puis,  tu  sais,  ils  sont  bien  propres  !  » 

Un  artiste  épris  de  distinction  féminine,  c'est  M.  Jules  Lefebvre;  le  portrait 
ovale  de  M""  G...,  que  nous  venons  de  voir,  est  un  des  plus  gracieux  de  son 
œuvre  ;  la  chaste  séduction  de  la  physionomie,  le  choix  sans  apprêt  du  blanc 
corsage  en  sont  les  deux  notes  caractéristiques.  Le  peintre  des  aubes  poétiques, 
des  diaphanéités  opalines  et  des  érubescences  virginales  a  déployé,  en  la  cir- 
constance, tout  son  talent  de  dessinateur  délicat  et  de  coloriste  sans  emphase. — 
Le  portrait  de  M'""  M...  par  M.  Lucien  Doucet  possède  un  attrait  différent,  le 
soleil  a  percé  la  brume,  il  s'est  joué  parmi  les  verts  feuillages,  avant  d'éclairer 
cette  tête  expressive  où  la  vie  rayonne.  M.  Doucet  est  un  luministe,  il  ne  craint 
pas  d'exprimer  le  choc  des  vives  lumières  et  des  ombres  qui  s'accusent;  le  culte 
du  plein  air  ne  l'attire  pas  en  des  sites  maussades  et  sans  grâce,  il  le  conduit  de 
préférence,  parmi  les  bocages,  les  taillis,  au  bord  des  ruisselets  gazouilleurs  où  de 
gentilles  figurines  mettent  la  chantante  gamme  de  leur  modernité  frivole.  La 
Pêche  à  l'écrevisse,  avec  son  accent  quelque  peu  anglais,  avec  son  parterre  mul- 
ticolore de  toilettes  mondaines,  nous  a  vivement  attiré  ;  ce  n'est  pas  du  James 
Tissot,  pourtant,  la  touche  en  est  plus  vive,  plus  franche  et  plus  française. 

Il  nous  plaît  de  rapprocher  de  ce  tableautin  aux  tons  miroitants,  la  Halte  des 
fantassins  de  i"8g,  par  M.  François  Flameng,  qui  a  délaissé,  pour  un  jour,  les 
jeux  papillottants  de  la  lumière  sur  les  soieries  et  les  taffetas.  Le  paysage  au 
milieu  duquel  ces  petits  militaires  sont  venus  se  reposer  a  été  visiblement  créé 
avant  leur  arrivée  en  ce  vallon,  ils  n'y  sont  venus  qu'incidemment,  pour  les 
besoin  de  la  cause,  et  se  sont  mis  en  accord  de  coloration  avec  le  décor  exis- 
tant. La  nature  n'y  exulte  pas  sous  la  féerie  des  vibrations  lumineuses,  elle  s'y 
apaise  dans  la  discrétion  des  lueurs  qui  déclinent;  on  sent  que  le  peintre  a  eu  la 
préoccupation  de  son  ciel,  de  son  terrain,  de  ses  verdures,  et  n'a  fait  sortir  les 
acteurs  de  la  coulisse  que  lorsque  le  site  a  été  en  état  de  les  recevoir.  Elles  sont 
bien  spirituelles,  ces  figurines  militaires,  traitées  avec  la  fantaisie  et  l'adresse  d'un 
Pater,  ou  d'un  Joseph  Vernet;  et  plus  on  les  regarde,  plus  on  se  dit  que  les  meil- 
leurs tableaux  d'un  artiste  sont  souvent  ceux  où  il  a  mis  d'accord  la  réalité  de  la 
vision  avec  la  poétique  de  sa  fantaisie.  —  La  scène  du  Rouet  par  M.  Toudouze, 
nous  ramène  sur  les  verts  gazons,  sous  les  ciels  légers  et  cléments  qui  permet- 
tent à  l'élégance  d'une  princesse  en  robe  Louis  XIII  d'étaler  sa  jupe  et  sa  gor- 
gerette,  devant  un  jeune  seigneur  fringant;  on  dévide  le  rouet,  on  devise 
d'amour,  et  l'art  du  peintre  côtoie  celui  des  ciseleurs  de  madrigaux. 

M.  Brispot  est  à  l'actualité  avec  Vabbd  Constantin  ;  l'entrée  en  matière  du 
roman  de  Ludovic  Halévy  a  fourni  le  sujet  du  tableau.  Voici  le  jardinet  du  bon 
prêtre,  il  n'est  séparé  de  In  route  que  par  une  haie  très  basse  à  hauteur  d'appui, 


196  L  ARTISTE 

au  milieu  de  laquelle  se  trouve  une  petite  porte  à  claire-voie.  Une  calèche  de 
louage  vient  de  s'arrêter  au  dehors,  deux  femmes  en  sont  descendues  et  la  plus 
âgée,  qui  n'a  pas  vingt-cinq  ans,  prend  la  parole  :  «  Je  suis  donc  obligée,  monsieur 
le  Curé,  de  me  présenter  moi-même  ?. ..  Madame  Scott.  Je  suis  madame  Scott  » 
Puis  désignant  sa  compagne  de  voyage  :  «  Miss  Bettina,  ma  sœur.  »  Jean 
Reynaud  salue,  l'abbé  s'incline,  légèrement  troublé....  Vous  le  voyez,  M.  Brispot 
a  suivi  le  texte  à  la  lettre;  en  a-t-il  saisi  l'esprit  et  l'allure  dégagée?  cela  est  une 
autre  question.  Qu'il  me  suffise  de  dire  que  ce  tableau  a  quelque  chance  de  deve- 
nir populaire  par  la  gravure;  on  va  même  en  imprimer  la  reproduction  sur  les 
foulards  destinés  à  la  vente  des  marchés  de  province.  Madame  Scott,  Miss  Bet- 
tina, M.  Jean  et  vous  l'abbé,  vous  allez  vous  trouver,  bientôt,  dans  la  poche  de 
nos  campagnards  ;  et,  qui  sait,  peut-être  servirez-vous  de  signe  de  ralliement 
dans  les  élections  du  candidat  conservateur  ? 

M.  Santiago  Arcos  a  exposé  deux  tableaux  dont  les  sujets  sont  empruntés 
aux  mœurs  arabes;  le  premier  est  intitulé  A'i^e e/  Kousse-Kousse,  et  le  second  : 
Méfiance  et  persuasion.  Très  jolie,  très  polie,  la  peinture  de  M.  Arcos,  trop  finie 
même  ;  chaque  détail  est  traité  avec  un  soin  précieux  qui  rappelle  la  manière  de 
Gérôme.  Je  préfère  de  beaucoup  le  deuxième  tableau,  qui  met  en  présence  un 
marchand  juif  et  un  acheteur  arabe  ;  l'un  cherche  à  écouler  sa  marchandise, 
l'autre  se  tâte,  pour  voir  s'il  doit  donner  ses  piastres.  C'est  très  heureux  de  com- 
position et  très  harmonieux  de  couleur. 

Comme  contraste  avec  cette  peinture  léchée,  voici  un  paysage  de  M.  Henner, 
le  Soir  après  l'orage,  qui  appartient  à  l'école  du  lâché  sublime.  Serait-ce  une 
gageure  de  l'artiste,  voulant  nous  faire  croire  que  le  fond  de  ses  tableaux  esttout 
le  fond  de  son  talent,  et  que  son  talent  réside  dans  l'opposition  de  la  note  bleue 
turquoise,  cet  hosannah  des  espaces  célestes,  avec  la  note  vert  sombre,  ce  depro- 
fundis  des  mélancolies  de  la  terre  ?  Serait-cetout  simplementunpaysage  attendant 
sa  nymphe  ivoirine,  qui  sera  vue  de  face,  de  profil  ou  de  dos,  debout,  couchée 
ou  accroupie,  suivant  le  désir  de  l'amateur  qui  en  fera  la  commande  ?  Serait-ce 
le  prélude  de  la  déliquescence  picturale  ?  En  tout  cas,  le  beau  portrait  d'homme, 
peint  par  M.  Henner,  nous  permet  d'espérer  que  le  Soir  après  l'orage  n'est  pas 
le  déclin  d'un  grand  artiste,  mais  une  simple  pochade  d'atelier  encadrée, 
par  distraction,   dans   l'or   d'une   bordure. 

VEffet  de  soir,  de  M.  Benjamin  Constant,  se  trouvant  en  voisinage  avec  le 
paysage  précédent,  on  pourrait  penser  que  nos  peintres  ont  ouvert,  entre  eux, 
un  petit  concours  nocturne  pour  s'amuser.  Le  site  sauvage,  hérissé  de  montagnes 
abruptes  et  baigné  par  les  eaux  mornes  d'un  lac  stagnant,  que  nous  offre  le 
brillant  orientaliste,  sert  d'habitation  à  un  petit  Saint-Jérôme  en  train  de  con- 
verser avec  un  lion.  L'effet  décoratif  de  cette  nature  sommeillant  dans  l'indéci- 
sion des  formes  avait  déjà  séduit  M.  Benjamin  Constant,  lorsqu'il  avait  peint,  pour 


LE   CERCLE   ARTISTIQUE   ET   LITTERAIRE  197 

le  dernier  Salon,  la  Descente  d'Orphée  dans  le  royaume  de  Pluton.  Nous  com- 
prenons la  pre'occupation  de  ce  peintre  des  splendeurs  et  des  éblouissements 
féeriques,  lui  aussi  veut  pénétrer  dans  le  sombre  et  poétique  séjour  des  terreurs 
fantastiques,  mais  nous  lui  dirons  franchement  que  cette  excursion  suffit  et  que, 
pour  sa  gloire,  il  fera  bien  de  revenir  au  soleil,  à  la  lumière,  à  l'Orient. 

M.  Elie  Delaunay,  dont  la  réputation  de  portraitiste  est  consacrée,  a  exposé  une 
tête  d'étude  et  une  petite  composition  dans  le  genre  de  Gustave  Moreau  :  une 
Angélique  maigrelette  se  tordant  sur  le  classique  rocher,  dans  l'attente  du  non 
moins  classique  Roger  enfourchant  l'hippogriffe. 

Citons,  de  M.  Emile  Lafon,  une  jolie  esquisse  aux  tons  chatoyants,  intitulée  : 
Noli  me  tangere  ;  de  M.  Carolus  Duran,  le  Portrait  de  Miss  /!.,  et  une  Étude  de 
femme,  nuque  rousse  et  dos  plat  ;  de  M.  Rixens,  une  Coquette  à  sa  toilette,  dont 
la  frêle  chemise  a  des  transparences  complaisantes  et  des  glissements  oppor- 
tuns ;  de  M.  Courtois,  une  séduisante  Soubrette  ;  de  M.  Deschamps,  une  fillette 
A  la  chapelle,  toujours  la  même  avec  son  voile  noir,  ses  yeux  rouges  et  sa  lèvre 
sanglante;  de  M.  Bramtôt,  Y  Amour  à  la  tourterelle,  et  enfin,  de  M.  Bonnat,  le 
vigoureux  portrait  de  M.  Delarue,  architecte,  largement  brossé,  étonnant  de 
vérité  et  de  ressemblance. 

Parmi  les  paysages,  j'ai  remarqué  la  Mare  aux  cannes  de  M.  Berthelon;  les 
Bouleaux,  de  M.  Emile  Breton,  qui  a  la  spécialité  pour  rendre  le  luisant  de  leur 
écorce  argentine  tachetée  de  noir  et  l'or  pâle  de  leur  feuillage;  de  M.  Damoye, 
les  Bruyères  de  Sainte-Marguerite  Qeurissant  sous  un  de  ces  ciels  légers,  trans- 
parents et  profonds  dont  le  peintre  a  saisi  le  secret;  de  M.  Gatines,  une  Saulee 
près  les  étangs  de  Cernay;  de  M.  Laurent  Desrousseaux,  des  roseaux  et  des 
roseaux  encore,  fines  lances  vertes,  formant  la  haie  au  bord  des  ruisseaux  ;  de 
M.  Max  Mayeur,  un  Chemin  de  l'Hunauday,  souvenir  de  Bretagne,  d'un  effet 
calme  et  juste;  de  M.  Montenard,  l'éternelle  route  blanche  des  environs  de 
Toulon;  de  M.  Nozal,  l'Été  à  Etretat  et  le  Printemps  à  Garches,  printemps  tout 
rose  et  tout  blaBC,  dont  les  petits  chemins  ensoleillés  se  déroulent  sous  les  bou- 
quets des  arbres  en  fleurs.  La  même  floraison  joyeuse  apparaît  dans  l'esquisse 
largement  enlevée  d'un  Jardin  normand,  par  M.  Roll.  N'oublions  pas,  surtout, 
les  deux  visions  vénitiennes  de  M.  Ziem,  étincelantes  fantaisies  décoratives  d'un 
artiste  consacré;  la  vue  de  Saint-Marc  à  Venise  et  le  Baptistère  de  Florence,  de 
M.  Maignan,  un  peintre  qui  comprend  l'architecture  et  sait  la  rendre  avec 
l'exactitude  de  ses  proportions  et  la  justesse  de  ses  colorations  ;  les  Souvenirs 
d'Espagne  de  M.  de  Dramard,  qui  méritent  qu'on  s'en  souvienne.  Un  tout  jeune 
artiste,  M.  Moreau-Nélaton,  nous  fait  d'excellentes  promesses  avec  la  vue  de  son 
CAef  moi,  étude  franche  et  adroite,  accusant  dans  l'harmonie  du  clair-obscur, 
l'espacement  réel  des  meubles  et  des  objets  d'art  qui  garnissent  ce  petit  coin  de 
prédilection. 


19» 


L'ARTISTE 


Comme  dessert,  voici  les  Nèfles  de  M.  Bergeret  et  la  Desserte  de  M.  Mon- 
ginot,  habiles  entre  les  habiles,  pour  nous  faire  savourer  les  fruits  en  peinture. 

Quelques  sculpteurs  de  mérite  ont  envoyé  leurs  œuvres  au  Cercle  Volney  ; 
voilà  de  M.  Croisy,  deux  beaux  bustes  en  marbre,  celui  de  M™"  L...  et  celui  de 
notre  très  sympathique  confrère  M.  Marcel  Fouquier;  de  M.  Gautherin  le  buste 
en  marbre  de  M.  Pierre  Lafenestre  ;  de  M.  Guilbert,  le  portrait  de  M"«  Marie 
Deschamps;  de  M.  Emile  Lambert,  la  réduction  en  bronze  du  Voltaire  de 
l'hôtel  Aguado;  de  M.  Léonard,  un  délicat  bas-relief  en  marbre  représentant 
une  Sainte  Cécile,  devant  laquelle  les  jeunes  compositeurs  de  musique  n'auront 
pas  de  peine  à  trouver  l'inspiration. 

MAURICE  DU  SEIGNEUR. 


LE    SALON    DERNIER 


RACE  au  relâchement  des  études  se'rieuses, 
dû  à  la  fréquence  excessive  des  expo- 
sitions et  à  la  facilité  des  succès  éphé- 
mères, grâce  à  la  complicité  naïve  d'une 
presse  tolérante  et  d'un  public  mal  préparé, 
qui  ne  voient  de  plus  en  plus  dans  ces 
expositions  qu'une  occasion  de  bavar- 
dages, de  réclames,  de  compliments  et  de 
distractions,  le  Salon  annuel  conserve 
toujours  son  aspect  de  déballage  forain. 
Les  marchandises  de  toute  provenance,  fabriquées  la  plupart  à  la  hâte,  s'y 
empilent  les  unes  sur  les  autres,  sans  méthode  et  sans  choix,  s'efforçant  d'y  tirer 
l'œil  par  la  grandeur  des  toiles,  par  l'étrangeté  des  cadres,  par  la  vivacité  des 
couleurs,  beaucoup  plus  que  par  leurs  qualités  intrinsèques  et  durables.  Les 
produits  falsifiés,  de  surface  brillante  et  de  fond  inconsistant,  abondent  même 


(i)  Au  Livre  d'or  du  Salon  de  peinture  et  de  sculpture  que  M.  Georges  Lafeneslre 
publie,  pour  la  neuvième  année,  à  la  Librairie  des  Bibliophiles,  nous  empruntons  ces 
quelques  pages  qui  servent  de  préface  à  cette  belle  publication.  On  ne  saurait  résumer, 
avec  une  plus  grande  sûreté  de  jugement,  les  tendances  de  l'art  contemporain  et  ce  que 
laisse  après  soi  d'instructif  et  d'édifiant  la  vaste  exhibition  annuelle  du  palais  des 
Champs-Elysées;  instructif  bien  plutôt  par  les  nombreux  défauts  communs  à  l'énorme 
majorité  des  oeuvres  exposées,  surtout  dans  la  section  de  peinture,  que  par  les  rares 
qualités  d'un  très  petit  nombre.  Nous  y  joignons  la  reproduction  de  l'une  des  œuvres 
qui  figurent  au  Livre  d'or,  la  Douleur  d'Orphée  de  M.  Verlet,  qui  a  valu  à  son  auteur 
le  prix  du  Salon,  gravée  par  M.  Abot. 


aoo  L'ARTISTE 


de  plus  en  plus  sur  le  marché  banal  des  Champs-Élyse'es,  à  mesure  que  la 
multiplicité  croissante  des  écoles  et  des  académies  développe  chez  un  plus  grand 
nombre  d'artistes,  d'industriels,  d'amateurs,  une  facilité  de  main-d'œuvre, 
banale  et  trompeuse,  qu'on  peut  prendre,  au  premier  abord,  pour  du  talent. 

Le  spectacle  de  cette  activité  désordonnée  ne  laisse  pas  d'être  amusant  et 
même,  par  certains  côtés,  instructif.  On  en  prendrait  donc  volontiers  son  parti, 
sauf  à  gémir  in  petto  du  temps  qu'on  perd  à  trier  de  trop  rares  élus  parmi  cette 
énorme  cohue  d'appelés,  si  l'on  ne  s'apercevait  vite  que  les  exposants  ont  à 
souffrir,  autant  que  le  public,  de  ces  promiscuités  grossières.  En  réalité,  les 
meilleurs  artistes  se  gâtent  à  se  trouver  si  fréquemment  en  des  compagnies 
inférieures  et  compromettantes.  Un  niveau  moyen  semble  s'établir  depuis  quel- 
ques années,  qui  tend  à  donner  aux  galeries  du  Salon  un  aspect  d'uniformité 
peu  rassurante  pour  l'avenir.  Le  nombre  des  œuvres  acceptables,  impliquant 
une  certaine  habileté  de  la  main  et  une  certaine  souplesse  de  l'intelligence, 
augmente  dans  des  proportions  remarquables.  Par  malheur,  le  nombre  des 
œuvres  supérieures,  portant  la  marque  d'une  individualité  décidée,  soit  par  le 
tempérament,  soit  par  la  science,  soit  par  la  conviction,  diminue  d'une  façon 
plus  sensible  encore.  Après  quelques  journées  agréables  passées  au  milieu  de 
ces  peintures  toujours  séduisantes  dans  leur  première  fraîcheur,  si  l'on  veut  faire 
le  compte  de  celles  qui  doivent  se  fixer  légitimement  dans  le  souvenir,  on  reste 
surpris  et  inquiet  de  leur  infime  quantité,  en  la  comparant  à  l'énorme  total  des 
œuvres  exposées  qui  portent  l'empreinte  d'un  talent  médiocre. 

Les  circonstances  pourtant  sembleraient  propices  à  des  tentatives  hardies  et 
soutenues.  A  aucune  époque  les  peintres  n'ont  joui  d'une  pareille  liberté 
d'allures,  au  milieu  d'un  public  plus  disposé  à  accepter  tous  leurs  caprices  et  à 
admirer  toutes  leurs  fantaisies.  On  n'a  jamais  fait  si  complètement  table  rase  des 
théories  et  des  traditions.  Pourvu  qu'un  tableau  ait  quelque  éclat,  pourvu  qu'il 
révèle  chez  son  auteur  une  impression  sincère,  on  est  tout  prêt  à  le  regarder 
comme  un  chef-d'œuvre,  quel  qu'en  soit  le  sujet,  la  tendance,  la  portée. 
L'amour  sincère  de  la  nature  extérieure,  l'observation  sympathique  des  réalités 
familières,  la  curiosité  des  choses  contemporaines,  très  développés  dans  le 
public  en  ces  derniers  temps  par  le  courant  général  de  la  science  et  de  la  litté- 
rature, le  prédisposent  à  accueillir  favorablement,  dans  cet  ordre  d'idées,  toutes 
les  innovations  qu'on  lui  peut  présenter.  Si  le  nombre  des  œuvres  sérieuses  et 
complètes  n'est  pas  plus  grand  chaque  année,  la  faute  en  est  donc  bien  aux 
artistes  eux-mêmes  qui,  lorsqu'ils  sont  mûrs,  négligent  de  plus  en  plus  l'exé- 
cution de  leurs  œuvres,  n'apportant  ainsi,  dans  les  deux  cas,  que  des  productions 
médiocres,  malgré  le  talent  qu'ils  possèdent,  par  suite  d'une  infériorité 
technique  ou  d'un  achèvement  insuffisant. 
11  va  de  soi  qu'avec  si  peu  de  goût  pour  les  efforts  de  travail  chez  les  peintres 


LE   SALON    DERNIER 


et  si  peu  de  goût  pour  les  efforts  d'attention  chez  le  public,  les  tableaux  histo- 
riques deviennent  de  plus  en  plus  rares.  Pour  mettre  en  scène,  dans  un  milieu 
convenable,  un  certain  nombre  de  figures  en  action,  d'une  e'poque  connue  et  d'un 
caractère  détermine,  il  faut  en  effet  une  somme  de  science  et  de  labeur  qui 
dépasse  de  beaucoup  les  ambitions  courantes.  Cette  pénurie  de  peintres 
d'histoire  est  d'autant  plus  fâcheuse  qu'elle  se  manifeste  au  moment  où  notre 
pays  aurait  le  plus  besoin  de  leur  concours.  Il  n'est  que  deux  sortes  d'édifices 
qui  puissent,  en  notre  temps,  fournir  aux  peintres  un  champ  d'action  comparable 
à  celui  que  leur  offrirent  longtemps  les  édifices  religieux  :  ce  sont,  d'un  côté, 
les  monuments  consacrés  aux  grands  actes  de  la  vie  civile,  Hôtels  de  ville. 
Palais  de  justice;  de  l'autre,  tous  les  établissements  destinés  à  l'instruction 
publique,  Musées,  Bibliothèques,  Facultés,  Écoles  supérieures,  etc.  Dans 
presque  toutes  ces  constructions  qui  s'élèvent  rapidement  sur  notre  sol,  il  y  a 
place  pour  des  décorations  d'un  caractère  instructif  et  moral.  Malheureusement, 
la  hâte  que  les  jeunes  peintres  mettent  presque  tous  à  abandonner  leurs  maîtres, 
l'indifférence  qu'ils  apportent  dans  le  choix  de  leurs  sujets,  le  mépris  qu'ils 
affectent  pour  toute  culture  intellectuelle  et  morale,  donnent  tout  lieu  de 
craindre  que  la  génération  nouvelle,  amollie  par  des  succès  faciles  et  désaccou- 
tumée des  gramds  efforts,  ne  se  trouve  tout  à  fait  inférieure  à  la  tâche  magnifique 
qu'elle  aurait  à  remplir.  Il  faut  donc  saluer  avec  respect  les  rares  obstinés  qui, 
soit  dans  la  génération  mûrissante,  soit  dans  la  génération  grandissante,  malgré 
les  indifférences  ou  les  hostilités  d'un  milieu  momentanément  réfractaire, 
maintiennent  avec  dignité  leur  indépendance  d'imagination  et  refusent  d'asservir 
la  noblesse  de  leur  rêve  à  la  grossièreté  facile  du  mercantilisme  dominant. 
Parmi  ces  fidèles  tenants  de  l'idéal  déserté  se  tient  toujours  au  premier  rang 
M.  Puvis  de  Chavannes.  Son  projet  de  décoration  pour  le  grand  amphithéâtre 
de  la  Sorbonne  nous  le  montre  plus  affermi  que  jamais  dans  cette  conviction  si 
raisonnable  que,  s'il  est  nécessaire  de  respecter  certaines  traditions  scolaires 
fondées  par  l'expérience  sur  les  nécessités  invariables,  il  est  non  moins  indis- 
pensable de  les  rajeunir  et  de  les  vivifier  par  l'observation  directe  et  sincère  de 
la  nature.  S'il  s'est,  d'une  part,  rattaché,  plus  franchement  même  que  l'école 
académique,  à  la  vraie  tradition  classique,  en  allant  demander  des  conseils  aux 
peintures  primitives  de  l'antiquité  gréco-romaine  et  de  la  renaissance  florentine, 
il  a  mis,  d'autre  part,  l'un  des  premiers,  à  profit,  avec  le  plus  de  sympathie,  les 
leçons  des  paysagistes  contemporains,  en  appliquant  à  la  décoration  murale  ces 
principes  d'harmonie  calme  dans  les  couleurs  et  de  simplification  expressive 
dans  les  figures  dont  Corot  et  Millet,  presque  seuls,  nous  ont  donné  d'abord  un 
utile  exemple.  Le  grand  carton  de  cette  année  porte,  comme  toujours,  la  marque 
de  cette  double  préoccupation  ;  l'artiste  semble  même  vouloir  y  répondre  à 
certains    reproches    qui    lui    ont    été    justement    adressés   antérieurement.    La 


L'ARTISTE 


plupart  de  ses  figures  y  sont  accentudes,  dans  leur  structure  intime  comme  dans 
leur  apparence  extérieure,  avec  plus  de  précision.  Le  noble  artiste  a  senti  lui- 
même,  en  voyant  ce  que  devient  sa  façon  de  faire  chez  ses  imitateurs,  qu'il  était 
grand  temps  de  s'arrêter  dans  son  système  de  simplification  à  outrance  ;  nous 
pouvons  espérer  que,  dans  l'exécution  définitive,  le  peintre  se  souviendra  aussi 
que  l'atténuation  excessive  des  colorations  n'est  pas  une  condition  indispensable 
de  l'harmonie. 

En  face  du  carton  de  M.  Puvis  de  Chavannes  pour  la  Sorbonne  se  trouvait 
une  composition  décorative  de  M.  Besnard  pour  la  mairie  du  premier  arron- 
dissement, qui  suggérait  des  réflexions  du  même  genre.  M.  Besnard  est  préoccupé 
plus  encore  du  renouvellement  de  l'art  monumental  par  une  introduction  des 
types,  des  costumes  et  surtout  des  sentiments  modernes.  Imagination  cultivée 
et  libre,  praticien  habile  et  raffiné,  se  plaisant  aux  analyses  subtiles  des  illumi- 
nations rares,  si  M.  Besnard  apportait  dans  son  exécution  autant  de  fermeté  qu'il 
apporte  d'intelligence  dans  ses  compositions,  il  produirait  des  œuvres  supérieures. 
Son  Soir  de  la  vie,  mélancolique  idylle  d'une  exécution  grave  et  profonde,  est 
une  composition  bien  appropriée,  moralement  et  matériellement,  à  sa  destination. 
Les,trois  compositions  historiques  de  M.  François  Flamcng  pour  l'escalier  de  la 
Sorbonne,  dans  lesquelles  on  peut  remarquer  aussi  quelque  attémaation  peut-être 
excessive  des  formes  et  des  couleurs,  marquent  également,  chez  un  artiste  moins 
préparé  à  ce  genre  de  travail,  un  progrès  décisif  dans  le  sens  de  la  simplicité  et 
de  la  grandeur. 

C'est  encore  avec  un  très  vif  désir  de  renouveler  l'art  historique,  par  une  intro- 
duction plus  abondante  de  l'air,  de  la  lumière,  des  physionomies  accentuées,  que 
MM.  Rochegrosse  et  Tattegrain  ont  abordé  l'un  l'antiquité  romaine,  l'autre  le 
moyen  âge.  L'influence  bien  comprise  de  nos  paysagistes  qui  nous  ont,  les  pre- 
miers, rendu  l'intelligence  et  l'amour  de  tous  ces  éléments  naturels,  n'a  été  inutile 
à  aucun  d'eux.  Le  moment  choisi  par  M.  Rochegrosse  pour  représenter  la  mort 
de  César  ou,  pour  mieux  dire,  la  Curée,  est  celui  où  le  dictateur,  tombant  au 
pied  de  la  statue  de  Pompée,  se  cache  la  tête  sous  l'effroyable  poussée  des  con- 
jurés, qui  se  bousculent  sur  la  proie  terrassée  comme  des  mâtins  affamés  sur  la 
dépouille  du  cerf.  Ces  sénateurs,  gesticulant  et  vociférant,  ont  des  mines  de 
dogues  carnassiers.  Le  bouvier  sauvage  des  monts  Albains  revit  sous  le  patricien 
en  robe  blanche.  Le  réalisme  vigoureux  de  ces  têtes  basanées  donne  à  cette  bou- 
cherie classique  une  tragique  vraisemblance  qu'accentue  la  lumière  vive  et  crue 
dont  tout  ce  groupe  blanc,  au  milieu  d'un  édifice  blanc,  est  éclairé  hardiment. 
Dans  la  Reddition  des  Casselois  de  M.  Tattegrain,  scène  populaire  de  vastes 
dimensions,  l'élément  atmosphérique  joue  un  rôle  plus  important  encore.  C'est 
par  une  pluie  battante,  sous  un  ciel  froid  et  brumeux,  que  les  pauvres  paysans, 
accroupis  et  pataugeant  dans  des  tourbières  fangeuses,  implorent  merci  de  leur 


LE    SALON    DERNIER 


203 


seigneur  Philippe  le  Bon.  C'est  là  du  bon  re'alisme,  bien  appliqué  à  Thistoire, 
par  un  paysagiste  convaincu  et  un  observateur  sincère  et  ému  des  types  popu- 
laires. 

C'est  par  cet  emploi  bien  réfléchi  de  l'observation  contemporaine  que  la  pein- 
ture historique  peut  devenir  intéressante  et  vivante,  c'est-à-dire  prendre  les 
qualités  de  l'histoire  même.  Dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  on  ne  saurait 
plus,  cela  va  sans  dire,  la  traiter  d'après  des  formules  académiques,  en  vue  d'un 
pur  effet  de  décoration,  de  couleur  ou  de  style;  on  lui  demandera  de  plus  en 
plus  la  vraisemblance  des  choses,  retrouvée  par  l'étude  des  documents  authen- 
tiques ;  d'autre  part,  et  avec  raison,  on  est  moins  disposé  que  jamais  à  se  contenter 
de  froides  restitutions  archéologiques.  L'archéologie^eule,  en  effet,  ne  peut  pas 
plus  faire  des  peintres  que  le  naturalisme  seul  ne  peut  faire  des  historiens.  Les 
renseignements  fournis  par  l'érudition  ne  sont  bons  pour  un  artiste  que  lorsqu'il 
sait  s'en  servir  en  artiste  et  trouver  dans  les  détails  précis  des  architectures,  des 
mobiliers,  des  costumes  d'autrefois,  des  effets  de  l'ordre  pittoresque.  Ainsi  fait 
M.  Benjamin  Constant  lorqu'il  prend  l'Impératrice  Théodora  comme  prétexte 
à  une  vigoureuse  étude  d'étoffes  somptueuses  et  d'étincelantes  orfèvreries, 
enchâssant  la  courtisane  impériale  dans  son  trône  de  marbre,  idole  bysantine 
chargée  de  pierreries,  dans  une  attitude  d'immobilité  impérieuse.  Ainsi  fait 
M.  Cabanel  en  asseyant  sa  nonchalante  Cléopâtre,  avec  sa  belle  suivante,  à 
l'ombre  d'une  colonnade  peinte,  pour  voir  agoniser,  dans  un  éloignement  rassu- 
rant, les  victimes  de  ses  expériences  toxiques.  Toujours  attentif  dans  ses  arran- 
gements, soigné  dans  son  exécution,  distingué  dans  ses  harmonies,  M.  Cabanel 
a  tiré  bon  parti  des  détails  brillants  fournis  par  les  musées  égyptiens.  En  donnant 
à  chaque  morceau  une  valeur  plastique  et  un  intérêt  décoratif,  il  a  ressuscité  avec 
agrément,  pour  la  joie  de  nos  yeux,  une  Égyptienne  élégante  d'il  y  a  dix-huit 
cents  ans,  dans  toute  la  richesse  de  son  appareil  mondain. 

L'effort  le  plus  sérieux  fait  cette  année  pour  réaliser  d'une  façon  complète, 
suivant  nos  traditions  françaises,  une  scène  historique  d'une  haute  portée,  est  dû 
à  M.  Cormon.  Malgré  quelques  timidités  d'exécution,  les  Vainqueurs  de  Salamine 
restent,  par  l'ensemble  des  qualités,  l'œuvre  maîtresse  du  Salon.  Le  sentiment 
archéologique  s'y  mêle  dans  une  juste  mesure  au  sentiment  naturaliste.  L'agi- 
tation heureuse  de  la  multitude  triomphante  y  est  exprimée  avec  une  émotion 
sincère  et  une  science  de  bon  aloi.  Dans  la  vivante  et  claire  disposition  des 
groupes,  dans  la  variété  intéressante  des  types  et  des  allures,  dans  le  choix  ingé- 
nieux et  la  subordination  habile  des  accessoires,  on  reconnaît  un  compositeur 
bien  informé  et  un  exécutant  expérimenté.  Harmonie  de  l'ensemble,  équilibre  des 
ordonnances,  expression  des  figures,  exactitude  des  détails,  précision  du  dessin, 
éclat  de  la  couleur,  M.  Cormon,  avec  la  loyauté  des  artistes  d'autrefois,  s'est 
efforcé  de  réunir  toutes  les  qualités  dont  l'union  fiiit  seule  une  œuvre   parfaite 


ao4  LARTISTE 


Aussi,  bien  que  l'œuvre  ait  été  fort  discutée,  bien  qu'on  ait,  comme  il  arrive 
d'ordinaire,  reproché  surtout  à  M.  Cormon  ses  mollesses  visibles  de  conception 
ou  d'exécution,  sans  lui  tenir  compte  des  difficultés  surmontées  et  des  résultats 
obtenus,  lorsque  les  artistes  réunis  durent  interroger  leur  conscience,  ils  n'hé- 
sitèrent pas  longtemps.  Au  premier  tour  de  scrutin  pour  la  médaille  d'honneur, 
M.  Cormon  obtenait  68  voix,  tout  le  reste  des  votes  se  dispersant  en  désordre 
sur  une  vingtaine  de  candidats;  dès  le  second  tour,  il  passait  avec  122  voix,  lais- 
sant, à  une  très  grande  distance,  ses  rivaux  les  plus  sérieux,  MM.  Roll  et  Tatte- 
grain,  le  suivre  avec  i-j  et  38  voix. 

Le  jury  accentuait  encore  le  caractère  honorable  de  sa  décision  en  reconnaissant 
que,  parmi  les  ouvrages  historiques  présentés  pour  les  récompenses,  aucun  ne 
méritait  une  première  ni  même  une  seconde  médaille.  C'est  par  des  médailles  de 
troisième  classe  qu'il  a  reconnu  l'intérêt  des  tentatives  faites  par  M.  Scherrer  dans 
sa  Jeanne  d'Arc  entrant  à  Orléans,  composition  bien  présentée,  mais  d'une  exé- 
cution fatiguée  et  triste  ;  par  M.  Lesur  dans  son  Saint  Louis  distribuant  des 
aumônes,  où  l'on  trouve  quelques  morceaux  d'une  facture  saine  et  franche;  par 
M.  Louis  Girardot  dans  son  Riith  et  Booj,  idylle  lunaire  d'une  impression  poé- 
tique. Presque  toutes  ses  faveurs,  comme  celles  du  public,  ont  été  réservées  pour 
les  peintres  de  mœurs  contemporaines  et  pour  les  peintres  de  paysage.  Ceux-là 
tiennent,  en  effet,  le  haut  pas  dans  nos  expositions,  et  leurs  succès,  si  légitimes, 
prépareraient  sans  doute  un  renouvellement  de  l'école  française,  si  l'on  n'aban- 
donnait pas  trop  souvent  la  proie  pour  l'ombre,  et  si  l'on  apportait  résolument, 
dans  l'exécution  de  cesthèmes  à  la  fois  plus  faciles  et  plus  exigeants,  la  conscience 
intellectuelle  et  la  science  technique  que  les  générations  précédentes  mettaient  à 
traiter  d'autres  sujets. 

Il  est  juste  de  dire  que  dans  toutes  les  branches  de  la  peinture  contemporaine, 
portraits,  paysanneries,  scènes  civiles  et  militaires,  paysages  et  natures  mortes,  les 
jeunes  arrivants  aperçoivent  encore  devant  eux  des  maîtres  en  pleine  maturité, 
dont  le  talent  s'affermit  chaque  année  par  l'expérience  et  qui  peuvent  longtemps 
encore  leur  donner  d'utiles  exemples.  Le  Portrait  de  M.  Alexandre  Dumas, 
vigoureusement  modelé  comme  une  médaille  solide,  par  M.  Bonnat,  les  élégants 
portraits  de  femmes  et  d'enfants  par  MM.  Boulanger  ,J.  Lefebvre,  Bougue- 
reau,  etc.,  les  portraits  consciencieux  de  MM.  Fantin-Latour,  Emile  Lévy,  Morot, 
Monchablon,  sont  intéressants  à  comparer  avec  ceux  des  jeunes  récompensés, 
MM.  Doucet,  Carrière,  Aviat,  M""  Bilinska.  Dans  le  genre  rustique,  M.  Jules 
Breton,  plus  maître  de  lui  que  jamais,  toujours  habile  à  présenter  poétiquement 
ses  paysannes  mélancoliques  dans  la  douceur  ardente  des  beaux  crépuscules, 
M.  Dagnan,  de  plus  en  plus  énergique  dans  l'accentuation  pénétrante  de  ses  types 
campagnards,  choisis  avec  un  discernement  de  poète  et  d'historien  parmi  les  races 
les  plus  expressives,  M.  Lhermitte,  en  qui  la  noblesse  naïve  du  travail  champêtre 


LE    SALON    DERNIER  2o3 

trouve  un  interprète  admirablement  puissant  et  sincère,  ont  exposé  cette  anne'e 
des  œuvres  exemplaires.  Chez  eux  l'union  indispensable  de  la  réalité  et  de  la 
réflexion,  de  la  vérité  et  de  la  poésie,  de  l'impression  et  de  la  science,  éclate  à 
tous  les  yeux  comme  une  protestation  nécessaire  contre  !a  grossièreté  présomp- 
tueuse d'une  certaine  coterie  de  modernistes,  plus  paresseux  qu'innovateurs  et 
plus  ignorants  qu'audacieux.  MM.  Buland,  Fourié,  Beyle,  Meunier, Chigot,  Eliot, 
Picard,  Marty,  Jacob,  Deyrolle,  que  le  jury  a  récompensés,  marchent  également 
dans  la  bonne  voie,  les  uns  avec  une  franchise  plus  crue,  les  autres  avec  un  sen- 
timent plus  délicat.  Dans  la  peinture  familière  de  la  vie  scientifique  ou  artistique, 
M.  Gervex,  en  représentant  la  leçon  d'un  chirurgien  dans  une  salle  d'hôpital  avant 
une  opération,  et  M.  Dantan,  en  montrant  des  mouleurs  à  la  besogne  dans  un 
atelier,  ont  fait  tous  deux  des  œuvres  qui  compteront.  La  guerre  a  vigoureusement 
inspiré  M.  RoU  et  M.  Morot.  Le  paysage  français  ne  déchoit  pas  entre  les  mains 
de  MM.  Français,  Harpignies,  Busson,  etc.,  non  plus  que  la  peinture  d'animaux 
entre  celles  de  MM.  Duez  et  Lambert,  et  la  peinture  de  nature  morte  entre  celles 
de  MM.  Philippe  Rousseau  et  Vollon. 

Dans  la  section  de  sculpture,  l'obtention  de  la  médaille  d'honneur  par  M.  Fre- 
miet,  pour  son  groupe  d'un  Gorille  enlevant  une  femme  nue,  groupe  d'un  réalisme 
scientifique  un  peu  brutal,  il  faut  l'avouer,  n'a  pu  toutefois  surprendre  que  ceux 
auxquels  la  valeur  exceptionnelle  de  M.  Fremiet  n'était  pas  connue.  Ses  confrères, 
en  lui  décernant  cette  haute  distinction,  ont  voulu  récompenser  toute  une  longue 
carrière,  des  plus  honorables  et  des  plus  laborieuses.  M.  Fremiet  est  certaine- 
ment l'un  des  sculpteurs  les  plus  originaux  et  les  plus  ingénieux  de  notre  temps, 
l'un  de  ceux  qui  ont  tenté,  avec  le  plus  de  succès,  d'ouvrir  à  la  sculpture  des  voies 
nouvelles  soit  par  les  études  zoologiques,  soit  par  les  études  historiques.  Des 
Français  ne  peuvent  pas  d'ailleurs  oublier  que  M.  Fremiet  est  l'auteur  du  Louis 
d'Orléans  au  château  de  Pierrefonds  et  de  la  Jeanne  d'Arc  sur  la  place  des  Pyra- 
mides. Aucun  artiste  de  notre  temps  n'est  peut  être  entré  si  profondément  ni  si 
savamment  que  lui  dans  l'intimité  de  notre  âme  nationale.  Le  témoignage  d'es- 
time et  d'admiration  qui  lui  a  été  accordé  était  mérité  depuis  longtemps. 

Le  Gorille  n'était  d'ailleurs  qu'une  note  isolée  dans  la  section  de  sculpture. 
Comme  toujours,  la  meilleure  place  y  était  réservée  à  la  beauté  féminine,  qui, 
sous  les  traits  de  Diane,  d'Omphale,  de  Circé,  nous  a  apparu,  grâce  à  MM.  Fal- 
guière,  Gérôme,  Delaplanche,  sous  des  aspects  bien  divers,  dans  la  séduction 
éclatante  des  beaux  marbres.  L'art  monumental,  héroïque,  patriotique,  dignement 
représenté  par  MM.  Boisseau,  Boucher,  Desca,  Marqueste,  Millet,  nous  a  montré 
en  outre,  les  fragments  d'une  oeuvre  tout  à  fait  supérieure,  qui  sera  l'honneur  de 
la  ville  d'Orléans,  le  Monument  de  Mgr  Dupanloup,  par  M.  Chapu.  L'art  décoratif 
s'y  est  manifesté  sous  une  forme  mouvementée  et  brillante,  conforme  à  nos  tradi- 
tions du  XVII"  siècle,  dans  les  beaux  bas-reliefs  de  M.  Injalbert  pour  la  ville  de 


ÎOf) 


L'ARTISTE 


Montpellier.  A  côté  de  ces  artistes  hors  concours,  qui  sont  la  gloire  de  l'école, 
tous  ceux  que  le  jury  a  signalés  par  ses  récompenses  à  l'attention  publique, 
nous  attestent  que,  de  ce  côté,  l'on  n'a  toujours  rien  à  craindre.  Dans  la  section 
de  sculpture,  jeunes  et  vieux  nous  rassurent  pour  l'avenir  comme  ils  nous 
enchantent  dans  le  présent. 

GEORGES  LAFENESTRE. 


Y  ■ 


Gravé  pai-  E.Abot  d'après  R.  Verlct 

LA   DOULEUR    D'ORPHÉE 
(  Plâtre  ) 


POÉSIE 


CANTIQUE    DE   DÉBORA 


A  E.  Lcdrdin 


arce  qu'en  Israël  chaque  chef  s'est  levé, 
Qiie  le  meilleur  du  peuple  offrit  ses  mains  robustes, 
Bcnissej  tous  lahvé  !  Bénisse^  tous  lahvé  ! 
Qui  fait  gronder  la  foudre,  et  croître  les  arbustes  ! 

lahve,  quand  tu  jaillis  d'Edom  et  de  Séir, 
Les  hommes  ont  senti  la  terre  tressaillir, 
L'a^fur  du  ciel  pleura  les  larims  des  nuées. 
Devant  ta  majesté  terrible,  Adonaï, 
Fléchirent  les  sommets  géants  du  Sinaï, 
Les  lanières  du  vent  sifflèrent  dénouées. 


Aux  jours  de  Shamgar  ben  Anath  et  de  Jaël, 
Nul  ne  circulait  plus  sur  les  routes  désertes, 
Les  habitants  fuyaient  hors  des  villes  ouvertes. 
Et  la  sombre  terreur  régnait  en  Israël. 

Car  Israël  avait  en  ces  jours  de  folie 

Elevé  des  autels  aux  Elohim  menteurs  : 

Or  lahvé,  dieu  jaloux,  ne  veut  pas  qu'on  l'oublie, 

Et  sans  trêve  il  frappait  les  prévaricateurs. 


208 


L'AR  TIS  TE 


Devant  les  ennemis  croulaLnl  les  places  fortes  ; 
Les  lancer  et  les  arcs  étaient  tombés  des  poings. 
Kenaan  dans  Béthel  promenait  ses  cohortes, 
Et  les  captifs  meurtris  mouraient  dans  tous  les  coins. 

Pour  les  chefs  d'Israël,  pour  les  dix  mille  braves 
Vainqueurs  de  Sissera  malgré  ses  chars  de  fer, 
Pour  Zebouloun,  pour  Naphtali  qui  s'est  offert, 
Mon  cœur  bénit  lahvé,  Saint,  Roi,  briseur  d'entraves. 

Hommes  foulant  du  pied  la  poudre  des  chemins, 
Hommes  qui  chevauche^  les  luisantes  dnesses, 
Femmes,  sillons  sacrés  des  futures  jeunesses , 
Vieux  juges  qui  tene^  la  loi  dans  vos  deux  mains, 

Plus  haut  que  les  nebels  sur  le  bord  des  fontaines. 
Chantjj  lahvé,  chante:;  la  gloire  de  sïs  chefs. 
Les  temps  sont  écoulés  dj  nos  rudjs  méchefs. 
lahvé  nous  a  rendu  les  victoires  lointaines. 

Entonne,  Débora,  le  plus  joyeux  des  chants  ! 
Le  peuple  de  lahvé  se  précipite  aux  portes  : 
Debout,  Baraq  !  debout!  saisis  dans  tes  mains  fortes 
Les  survivants  de  ceux  qui  dévastaient  nos  champs. 

Descendant  d'Ephraîm,  la  montagne  oit  naît  l'ombre, 
Ils  sont  venus  les  fis  campés  dans  Amaleq, 
Beniamin,  Zebouloun  ont  décuplé  leur  nombre, 
Aucun  d'eux,  ô  Baraq,  n'a  redouté  l'échec. 

Le  bouclier  serré  sur  la  robe  de  laine, 
Vinrent  à  Débora  les  guerriers  d'Issachar, 
Et  tous  suivant  Baraq,  splendide  sur  son  char, 
Se  sont  rués  comme  un  torrent  parmi  la  plaine. 


Ecoutant  la  rumeur  paisible  des  troupeaux, 
Réouben  est  resté  loin  de  Véclair  des  glaives  ; 
Gad  auprès  de  l'Iarden  dormait  dans  son  repos  ; 
Et  Dan  n'est  pas  venu  des  mercantiles  grèves  : 


POESIE 


2og 


O  béne-Israël  de  la  tribu  d'Ascher, 

Sur  vos  larges  vaisseaux  vous  labourie:;  la  mer 

Que  la  nue  et  les  vents  aiguillonnent  sans  trêves, 

Quand  ceux  de  Zebouloun  et  ceux  de  Naphtali, 

Las  de  voir  Kenaan  sur  leur  sol  établi, 

—  L'âme  du  Meléack  de  lahvé  toute  pleine,  — 

Ont  arrosé  de  sang  les  herbes  de  la  plaine! 

A  Thaanack  auprès  des  eaux  de  Méguiddo, 

Les  rois  de  Kenaan  ont  attaqué  farouches. 

Ils  ne  dormiront  plus  dans  leurs  moelleuses  couches  : 

La  mort  sur  chacun  d'eux  ouvrit  son  noir  rideau. 

Ils  ne  retourneront  au  delà  des  collines 
Chargés  de  sicles  d'or  et  d'argent  précieux, 
Le  torrent  de  Qischon  grand  parmi  nos  aïeux 
A  recouvert  leurs  corps  troués  de  javelines. 

Les  étoiles  du  ciel  combattaient  Sissera 

De  leurs  orbes  sanglants,  de  leurs  clartés  blémies  : 

Elles  épouvantaient  les  troupes  ennemies, 

lahvé  fortifiait  nos  cœurs,  ô  Débora! 

Alors  dans  un  galop  féroce  de  déroute, 

La  corne  des  chevaux  a  martelé  le  sol. 

Sur  les  morts,  les  vautours  abaissaient  tous  leur  vol! 

La  horde  des  puissants  fuyait,  se  fondait  toute. 

Épouse  de  Héber  le  quenite,  la'él! 

Sqye^  bénie,  laël,  entre  toutes  les  femmes 

Qui  dorment  sous  la  tente,  et  qui  tissent  les  trames, 

Et  qui  dansent  le  soir  au  rythme  du  nebel. 


Las,  il  s'en  vint  vers  elle  implorant  de  l'eau  fraîche  ; 
Elle  tendit  la  cruche  oîi  fermente  le  lait. 
Sur  le  front  du  vaincu  la  sueur    ruisselait; 
Il  étancha  la  soif  brûlant  sa  gorge  rèche. 

1888  —  l'artiste   —   T.    I 


14 


210  L'ARTISTE 


Comme  il  était  très  las  il  s'assoupit  un  peu; 
Tuer  un  ennemi  c'est  une  œuvre  tentante  ; 
Elle  saisit  le  pieu  qui  soutenait  la  tente, 
Et  dans  le  front  de  l'homme  elle  enfonça  le  pieu. 

Elle  enfonça  le  pieu  dans  la  tête  farouche, 
Et  sur  elle  le  sang  de  Sissera  jaillit  : 
Il  cria  longuement;  tout  son  corps   tressaillit, 
Un  spasme  convulsa  les  deux  coins  de  sa  bouche. 

Or  sa  mère  disait  :  t  Comme  il  tarde  à  venir! 

«  Pourquoi  ne  vois-je  point  ses  chariots  paraître?  » 

—  Elle  parlait  ainsi  debout  à  la  fenêtre  — 

•■  Pourquoi  n'entends-je  point  les  cavales  hennir  ?  • 

Les  femmes  répondaient,  les  plus  sages  d'entre  elles  : 
>'  Soye!^  joyeuse,  6  mère,  et  veille^  au  festin . 
«  Ne  faut-il  pas  le  temps  de  trier  le  butin  ? 
«  Le  partage  mal  fait  engendre  des  querelles. 

"  Or  chaque  guerrier  veut  un  couple  frémissant 
'  De  filles  qu'aucun  homme  encor  n'a  déflorées. 
«  Pour  Sissera  seront  les  laines  colorées, 
it  Vertes  comme  les  prés,  rouges  comme  le  sang.  » 

Et  la  mère  songeait  joyeuse  en  elle-même  : 

«  A  lui  les  fins  tissus,  les  pourpres  et  les  ors. 

■•  Et  dans  l'éblouissant  amas  de  ses  trésors 

»  J'aurai  la  belle  part  parce  que  mon  fis  m'aime  !  » 

Que  tous  tes  ennemis  souffrent  un  sort  pareil, 
Balayés  par  ton  souffle  ainsi  que  des  brins  d'herbes  : 
O  lahvé  Cébaolh  qui  ravages  les  gerbes  ! 
Mais  que  ton  peuple  élu,  que  tes  enfants  superbes 
Soient  tels  que  le  lever  splendide  du  soleil. 

GASTON  DE  RALMES. 


"î^ 


CHRONIQUE 


L'Artiste  a  l'heureuse  fortune  de  pouvoir  donner  la 
reproduction  à  l'eau-forte  d'un  tableau  inédit  d'Eu- 
gène Delacroix,  Hippocrate  refusant  les  présents  du  roi 
de  Perse.  C'est  une  première  pensée  d'un  des  pendentifs 
pour  la  bibliothèque  du  Palais-Bourbon;  au  lieu  que 
dans  l'œuvre  définitive  Hippocrate  est  représenté  debout 
au  milieu  des  envoyés  d'Artaxercès,  et  détache  sa  figure 
sur  un  ciel  bleu  foncé,  ici  le  père  de  la  médecine  a  la 
pose  classique,  celle  presque  d'une  gravure  célèbre  au 
temps  du  premier  Empire. 

Ce  tableau,  d'assez  petite  dimension  (25  centimètres 
sur  27),  appartenait  à  feu  le  docteur  Bouillaud,  l'illustre 
spécialiste  pour  les  affections  du  cœur.  Bouillaud  avait 
vu  entrer  un  )our  dans  son  cabinet  un  homme  qu'il  ne 
connaissait  point  alors,  mais  dont  le  visage,  les  manières 
et  le  langage  le  frappèrent  :  il  diagnostiqua  les  troubles 


^•^;, 


2,3  L'ARTISTE 


nerveux  habituels  aux  artistes;  son  client  revint,  et, le  traitement  terminé,  offrit 
les  honoraires  dignes  du  savant  qu'était  déjà  Bouiliaud:  en  même  temps  il  se 
nomma.  Le  médecin  pria  l'artiste  de  l'honorer  en  le  laissant  le  traiter  en  confrère, 
et  malgré  toutes  ses  insistances  Delacroix  ne  put  rien  faire  accepter.  Peu  de  jours 
après,  il  revenait  redire  à  Bouiliaud  sa  reconnaissance  et  offrir  le  tableau,  désor- 
mais sans  prix. 

C'est  au  docteur  Ernest  Auburtin,  gendre  de  Bouiliaud,  que  nous  devons  la 
rare  fortune  de  cette  reproduction  et  l'histoire  de  l'œuvre.  Qu'il  veuille  bien 
accepter  ici  nos  remerciements  les  plus  vifs  pour  la  libéralité  de  son  prêt  et  sa 
parfaite  obligeance. 

Les  relations  commencées  de  galant  homme  à  galant  homme,  et  de  maître  à 
maître,  entre  Delacroix  et  Bouiliaud,  ne  devaient  plus  cesser,  car  nous  voyons 
le  peintre  soigné  dans  sa  dernière  maladie,  par  les  docteurs  Bouiliaud  et 
Laguerre. 


Le  musée  du  Luxembourg  a  été  fermé  les  14,  i5  et  16  février  pour  cause  de 
travaux  intérieurs  et  de  remaniements.  Les  tableaux  suivants  ont  été  portés  dans 
les  réserves  du  Louvre  :  Th.  Couture,  les  Romains  de  la  décadence;  UUmann, 
Sylla  che^  Marins;  Guillaumet,  la  Prière  dans  le  désert. 

Les  œuvres  qui  sont  entrées  au  musée  sont  les  suivantes:  Peintures  :  Georges 
Bertrand,  Patrie,  tableau  qui  a  figuré  au  Salon  de  i88i  où  l'auteur  obtint  une 
2«  médaille  ;  Cormon,  les  Vainqueurs  de  Salamine  (médaille  d'honneur  du  Salon 
de  1887);  Puvis  de  Chavanncs,  le  Pauvre  pécheur,  acquis  à  l'exposition  récente 
de  cet  artiste  dans  la  galerie  Durand-Ruel  ;  Cazin,  Chambre  mortuaire  de  Léon 
Gambetta.  —  Dessins  :  Guillaumet,  Fileuse  (pastel),  Femme  arabe  (aquarelle 
relevée  de  gouache),  acquis  le  mois  dernier,  à  la  vente  posthume  de  cet  artiste  ; 
Camino,  Etude  (aquarelle  sur  ivoire).  —  Sculpture  :  Barrias,  Mozart  enfant 
(bronze  à  cire  perdue),  acquis  au  Salon  de  1887,  et  envoyé  à  la  suite  du  Salon,  à 
l'Exposition  de  Bruxelles  ;  une  reproduction  de  cette  œuvre  a  été  publiée  dans 
L'Artiste  (livraison  de  novembre  1887). 


Depuis  le  14  février,  la  nouvelle  salle  des  portraits  d'artistes,  dont  l'organisa- 
tion au  Musée  du  Louvre  est  due  à  l'iniaiive  de  M.  Castagnary,  est  ouverte  au 
public.  Elle  est  installée  dans  le  pavillon  Denon  et  comprend  une  centaine  de 
tableaux  environ.  Pour  former  cette  intéressante  collection,  on  a  mis  à  contribu- 


CHRONIQUE 


2l3 


tion  les  musées  du  Louvre,  de  Versailles  et  de  l'École  des  Beaux-Arts.  Le  pavil- 
lon Denon,  où  e'taient  expose's  précédemment  les  Batailles  d'Alexandre  de  Le 
Brun  et  quelques  panneaux  décoratifs  de  Coypel  et  de  Boucher,  servait  aussi  de 
lieu  d'exposition  provisoire  pour  les  toiles  nouvellement  acquises  au  Louvre, 
avant  qu'elles  fussent  définitivement  classées  dans  les  galeries  où  elles  devaient 
figurer;  c'est  ainsi  qu'on  y  a  vu  séjourner  pendant  quelque  temps,  disposés  sur 
des  chevalets,  laSu^ianne  de  Chassériau,  un  paysage  de  Chintreuil,  r£'«/erremeHf 
à  Ornans  et  le  Combat  des  Cerfs  de  Courbet.  Avec  ses  vastes  dimensions,  son 
écrasante  élévation  et  surtout  son  éclairage  défectueux,  ce  pavillon  a  toujours  été, 
non  sans  raison,  considéré  comme  impropre  à  l'exposition  des  tableaux  ;  pour 
des  toiles  de  dimensions  restreintes,  telles  que  des  portraits,  une  galerie  avec 
des  panneaux  de  hauteur  moyenne  eût  été  assurément  préférable.  Mais,  dans  les 
locaux  du  Louvre  actuellement  affectés  aux  collections  artistiques,  la  place  dis- 
ponible faisant  défaut,  il  a  bien  fallu  se  contenter  de  ce  qui  restait  libre.  Plus 
tard,  quand  pourra  se  réaliser  ce  beau  projet  qui  consiste  à  prolonger  jusqu'au 
pavillon  de  Flore  la  galerie  du  bord  de  l'eau,  à  travers  la  nouvelle  salle  des  États, 
de  nouveaux  aménagements  laisseront  certainement  un  local  plus  favorable  pour 
l'installation  définitive  de  la  collection  des  portraits  d'artistes.  Telle  qu'elle  est, 
la  disposition  du  pavillon  Denon  est  aussi  satisfaisante  que  possible,  les  drape- 
ries vert  foncé  qui  tapissent  les  parties  supérieures  des  parois,  immédiatement 
au-dessus  des  cadres,  complètent  heureusement  la  décoration  de  la  salle. 

La  nouvelle  collection  a  été  inaugurée  par  la  visite  du  président  de  la  Répu- 
blique, qui,  à  son  arrivée  au  Louvre,  a  été  reçu  par  M.  Faye,  ministre  de  l'Ins- 
truction publique  et  des  Beaux-Arts,  MM.  Castagnary,  directeur  des  Beaux- Arts, 
Kaempfen,  directeur  des  Musées  nationaux,  Jules  Comte,  directeur  des  Bâti- 
ments civils,  Guillaume,  architecte  du  Louvre,  parles  conservateurs  du  Musée  et 
les  inspecteurs  des  Beaux-Arts.  Un  grand  nombre  de  notabilités  artistiques  et  poli- 
tiques accompagnaient  M.  Carnot,  qui  a  d'abord  parcouru  la  galerie  d'Apollon,  visité 
le  Salon  carré,  la  galerie  du  bord  de  l'eau,  puis  les  salles  des  peintres  français  du 
xvi"=  et  du  xviii»  siècle;  le  président  a  pris  beaucoup  d'intérêt  à  la  collection  des 
portraits  d'artistes,  et  en  se  retirant,  il  a  adressé  ses  félicitations  au  haut  personnel 
du  Louvre  et  particulièrement  à  M.  Castagnary  à  qui  revient  l'honneur  de  cette 
innovation. 


M™=  Sevène,  née  Declerck,  décédée  récemment,  a  institué  le  Musée  du  Louvre, 
son  légataire  universel  :  indépendamment  d'un  portrait  de  famille  peint  par 
Prud'hon,  cette  libéralité  assure  au  Louvre  une  somme  que,  dès  à  présent,  l'on 
peut  évaluera  38o,ooo  francs  environ.  Cette  riche  donation  est  faite  sans  affecta- 


214  L'ARTISTE 


i 


tion  spéciale.  Abstraction  faite  de  l'importance  de  la  somme  léguée,  le  legs  en  lui- 
même,  n'ayant  pas  de  destination  déterminée,  va  mettre  l'administration  des 
Musées  nationaux  à  même  de  constituer  cette  caisse  des  musées  réclamée  depuis 
si  longtemps  :  d'où  la  portée  considérable  de  la  libéralité. 

Il  y  a  déjà  nombre  d'années,  en  effet,  qu'il  est  question  de  créer  une  caisse  des 
musées  nationaux,  qui  permette  d'accroître  nos  collections  artistiques  par  des 
acquisitions,  faites  à  des  conditions  avantageuses,  d'oeuvres  nouvelles.  Jusqu'à  ce 
jour,  on  le  sait,  les  musées  jouissent  d'une  dotation  spéciale  de  162,000  francs 
par  an.  Ce  chiffre,  relativement  considérable,  est  suffisant  pendant  les  années  où 
il  ne  se  produit  pas  de  ventes  importantes;  mais  lorsqu'il  s'agit  de  lutter  avec  les 
musées  étrangers  sur  le  terrain  des  enchères,  le  crédit  limité  à  la  susdite  somme 
met  notre  administration  dans  une  situation  d'infériorité  pécuniaire  relative,  qui 
l'empêche  de  disputer  victorieusement  à  l'étranger  les  œuvres  qu'elle  désire 
acquérir.  11  faut  alors  demander  aux  Chambres  des  crédits  extraordinaires  que 
le  Parlement,  il  est  vrai,  ne  refuse  jamais,  mais  qui  nécessitent  des  études  spé- 
ciales et  des  rapports  dont  la  publication  ne  laisse  pas  d'être  préjudiciable  à  nos 
intérêts.  Les  administrations  des  musées  étrangers  peuvent  mesurer,  par  avance, 
l'étendue  des  efforts  que  nous  voulons  faire  et  pousser  les  enchères  de  telle  sorte 
que  les  objets  sur  lesquels  nous  avions  des  vues  ne  nous  soient  pas  adjugés. 

Enfin,  les  règles  de  notre  comptabilité  publique  sont  telles  que  si,  par  hasard, 
le  crédit  extraordinaire  de  1G2.000  n'est  pas  dépensé  pendant  le  cours  d'un  exer- 
cice, les  sommes  inutilisées  tombent  en  annulation  et  ne  peuvent  être  reportées 
d'un  exercice  sur  l'autre,  à  moins  d'une  autorisation  des  Chambres. 

On  espérait  bien  que  le  produit  de  la  vente,  qui  s'est  faite  l'an  dernier,  des  dia- 
mants de  la  Couronne,  serait  affecté,  au  moins  en  partie,  à  cette  création  de  la 
caisse  des  musées,  pour  que  les  arrérages  en  fussent  employés  à  des  acquisitions 
d'oeuvres  d'art.  L'administration  de  nos  musées  demandait,  en  outre,  que  les 
sommes  inscrites  annuellement  au  budget  des  Beaux-Arts,  mais  non  entièrement 
dépensées  au  cours  de  l'exercice,  fussent  mises  en  réserve  dans  cette  caisse  pour 
être  employées  ultérieurement,  quand  s'offriraient  des  occasions  propices  de 
faire  des  acquisitions  nouvelles.  Mais  nulle  solution  n'est  encore  intervenue  en 
tout  cela,  car  on  ignore  jusqu'à  présent  quelle  affectation  recevra  le  produit  de 
la  vente  des  diamants  de  la  Couronne. 

Or,  la  libéralité  de  M""»  Sevène  va  enfin  être  l'occasion  inattendue  et  le  moyen 
vraiment  efficace  de  fonder  dès  à  présent  la  caisse  des  musées,  en  attendant  que 
l'État  se  décide  à  faire  la  part  du  Louvre  dans  les  millions  des  diamants  de  la 
Couronne,  et  à  doter  nominativement  la  caisse  des  sommes  inscrites  au  budget 
des  Beaux-Arts,  pour  éviter  l'annulation  des  crédits  disponibles. 

Nous  avons  dit  l'histoire  du  legs  de  M""»  Sevène,  en  voici  la  légende  qui,  on 
va  le  voir,  n'a  pas  tardé  à  naître  en  cette  circonstance  toute  récente.  On  raconte 


CHRONIQUE 


2l5 


que  cette  dame,  veuve  et  ayant  perdu  sa  fille  unique,  avait  pris  l'habitude  de 
passer  ses  après-midi  au  Louvre,  et  que  c'est  à  cause  de  l'affection  conçue  pour 
nos  collections  artistiques  par  une  fre'quentation  assidue  de  tous  les  jours,  qu'elle 
en  a  donné  une  preuve  aussi  magnifique  en  disposant  de  sa  fortune  à  leur  profit. 
C'est  le  premier  legs  de  cette  nature  dont  elles  aient  e'té  gratifiées  :  maintenant 
que  l'exemple  est  donné,  espérons  que  ce  ne  sera  pas  le  dernier. 


Il  vient  de  se  produire  un  revirement  complet  dans  le  projet  qui  avait  pour 
but  d'afi"ecter  à  la  construction  du  musée  d'art  décoratif  les  bâtiments  de  l'an- 
cienne Cour  des  comptes.  La  Commission  parlementaire  chargée  d'examiner  le 
projet  de  loi  portant  concession  à  l'Union  centrale  des  arts  décoratifs,  du  terrain 
domanial  du  quai  d'Orsay,  s'est  prononcée  à  l'unanimité  contre  cette  conven- 
tion. Elle  est  d'avis  que  l'on  peut  utiliser  les  restes  de  l'ancien  palais  du  quai 
d'Orsay  pour  y  réinstaller  la  Coyr  des  comptes.  En  effet,  après  avoir  entendu 
les  explications  de  MM.  Bethmont,  premier  président,  et  Bouchard,  président  de 
chambre  à  la  Cour  des  comptes,  la  Commission  s'est  convaincue  que  la  recons- 
truction de  l'ancien  bâtiment  offrait  seule  les  moyens  de  conserver  et  de  classer 
les  dossiers,  actuellement  répartis  entre  les  caves  du  quai  d'Orsay,  le  Palais- 
Royal  et  les  sous-sols  du  pavillon  de  Marsan,  en  amoncellements  qui  forment 
d'inextricables  fouillis  et  rendent  impossible  toute  recherche. 

Le  ministre  de  l'Instruction  publique  a  fait  savoir  à  la  Commission  qu'un  archi- 
tecte, M.  Dubufe,  avait  préparé  un  projet  ayant  pour  objet  de  lier  les  deux  ques- 
tions du  musée  des  arts  décoratifs  et  de  la  Cour  des  comptes.  D'après  ce  projet, 
la  Cour  des  comptes  serait  réinstallée  dans  son  ancien  local  du  quai  d'Orsay 
et  le  musée  au  pavillon  de  Marsan,  que  l'Etat  lui  céderait.  La  dépense  pour  la 
Cour  des  comptes  serait  de  4,200,000  Irancs,  dont  une  partie  serait  à  la  charge 
de  l'Union  centrale  des  arts  décoratifs.  Le  conseil  des  bâtiments  civils,  consulté, 
a  approuvé  ce  projet,  pour  l'exécution  duquel  on  a  l'engagement  d'un  entrepre- 
neur qui  s'engagerait  à  faire  les  travaux  en  un  an  et  à  être  payé  en  trois  ans. 
Toutefois,  M.  Paye  n'a  signalé  ce  projet  qu'à  titre  d'indication,  le  gouvernement 
n'en  ayant  pas  délibéré. 

La  Commission,  après  avoir  entendu  le  président  de  l'Union  centrale  des  arts 
décoratifs,  lui  a  demandé  si,  dans  le  cas  où  l'État  reconstruirait  la  Cour  des 
comptes  sur  son  ancien  emplacement,  la  société  qu'il  préside  trouverait  dans  le 
pavillon  de  Marsan  une  installation  convenable  pour  le  musée  des  arts  décora- 
tifs. M.  Antonin  Proust   a  réservé  sur  ce  point  l'opinion   de  ses    collègues  de 


2iG  L  ARTISTE 


l'Union  centrale,  tout  en  déclarant  que  trois  conditions  lui  paraissaient  indis- 
pensables :  la  concession  immédiate  du  pavillon  de  Marsan,  la  liberté  entière 
pour  l'Union  centrale  de  modifier  les  aménagements  intérieurs  de  l'édifice,  et, 
en  troisième  lieu,  l'engagement  pris  par  l'Etat  de  ne  pas  exiger  de  la  part  de 
l'Union  centrale,  dans  le  pavillon  de  Marsan,  une  dépense  supérieure  à 
i,5oo,ooo  francs.  M.  Antonin  Proust  a  réuni  le  conseil  d'administration  de 
l'Union  centrale,  qui  a  pleinement  approuvé  les  réserves  qu'il  avait  faites  et  les 
conditions  qu'il  avait  indiquées,  le  priant  de  poursuivre  les  négociations  dans  ce 
sens,  s'il  y  était  invité  par  le  gouvernement. 

L'abandon  du  projet  primitif  n'est  pas  pour  nous  préoccuper  outre  mesure  ; 
que  le  nouveau  Musée  des  arts  décoratifs  soit  installé  dans  le  palais  du  quai 
d'Orsay  ou  bien  dans  tout  autre  édifice  public  ou  privé,  cela  n'a  pas  autrement 
d'importance,  bien  que  la  véritable  place  d'un  musée  de  ce  genre  doive  être,  de 
préférence,  dans  les  quartiers  industriels,  à  portée  des  artisans  qui  viendront  là 
pour  trouver  des  modèles  de  décoration  et  s'instruire  sur  l'application  de  l'art 
aux  choses  de  leurs  métiers.  Pour  arriver  à  ce  résultat  pratique,  il  vaudrait 
mieux,  nous  semble-t-il,  que  l'Union  centrale  cherchât  à  installer  son  musée 
dans  quelqu'un  des  vieux  hôtels  du  quartier  du  Marais  ou  du  quartier  Saint- 
Antoine,  tels  que  l'hôtel  Sully,  ou  l'hôtel  de  Sens  qui  a  failli,  à  deux  reprises,  être 
démoli  pour  faire  place  à  une  maison  de  rapport,  ou  encore  l'hôtel  La  Valette  de 
la  rue  du  Petit-Musc  que  l'installation  des  PP.  de  l'Oratoire  a  sauvé  du  délabre- 
ment dans  lequel  il  était  depuis  de  longues  années  et  de  la  ruine  définitive.  Une 
telle  solution  aurait,  au  surplus,  le  très  appréciable  avantage  d'un  aménagement 
facile  et  relativement  peu  coûteux. 

Mais  établir  le  musée  des  arts  décoratifs  au  pavillon  de  Marsan,  dans  les 
bâtiments  même  du  Louvre,  nous  n'osons  pas  dire  que  ce  serait  là  une  profa- 
nation, mais  —  soyons  modérés  —  une  véritable  aberration.  Le  Louvre  doit 
rester  ce  qu'il  est,  un  sanctuaire  d'où  la  vulgarité  courante,  industrielle,  doit 
demeurer  rigoureusement  exclue.  Quand,  il  y  a  quelques  mois,  M.  Spuller, 
alors  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Beaux-Arts,  installait  au  Louvre 
M.  Kaempfen  comme  directeur  des  Musées  nationaux,  il  exprimait  le  vœu,  par- 
tagé et  depuis  longtemps  formé  par  tous  ceux  qu'intéresse  le  développement  de 
nos  collections  d'art,  de  rendre  le  Louvre  entièrement  à  lui-même,  en  remettant 
à  l'administration  des  Musées  les  bâtiments  occupés  actuellement  par  le  minis- 
tère des  Finances.  Faudrait-il  donc  que,  lorsque  la  réalisation,  malheureuse- 
ment trop  lointaine,  de  ce  vœu  sera  accomplie,  les  chefs-d'œuvre  artistiques  du 
Louvre  coudoient  sous  le  même  toit  les  modèles  industriels  dont  l'étude  sera 
destinée  à  féconder  l'imagination  des  fabricants  du  faubourg  Saint-Antoine  ? 
Espérons  que  le  pavillon  de  Marsan,  réédifié  à  grands  frais,  recevra  une 
destination  plus  digne  du  palais  dont  il  fait  partie,  et  plus  rationnelle.  Quant  au 


CHRONIQUE 


217 


musée  des  arts  décoratifs,  on  n'aura  que  l'embarras  du  choix  pour  lui  trouver 
un  asile  conforme  à  sa  destination. 


Le  comité  de  la  Société  des  Artistes  français  vient  d'arrêter  le  règlement  du 
Salon  de  1888. 

Les  ouvrages  de  peinture,  les  dessins,  aquarelles,  pastels,  miniatures,  émaux, 
cartons  de  vitraux  et  vitraux  devront  être  déposés  au  palais  de  l'Industrie,  du 
samedi  10  mars  au  jeudi  i5  mars.  Le  jury  ne  pourra  recevoir  plus  de  2. 5oo  ta- 
bleaux et  de  800  dessins.  Le  vote  pour  le  jury  aura  lieu  au  palais  des  Champs- 
Elysées  le  dimanche  18  mars,  de  neuf  heures  du  matin  à  quatre  heures  du  soir. 

La  réception  des  ouvrages  de  sculpture  et  de  gravure  en  médailles  et  sur 
pierres  fines  aura  lieu  du  vendredi  3o  mars  au  jeudi  5  avril  exclusivement,  de 
dix  à  cinq  heures.  Toutefois,  les  sculpteurs  auront  la  faculté,  jusqu'au  25  avril 
inclusivement,  de  remplacer  par  les  ouvrages  exécutés  dans  leur  matière  défini- 
tive le  modèle  en  plâtre  déposé  dans  les  délais  prescrits.  Dans  cette  section  le 
vote  pour  l'élection  du  jury  d'admission  aura  lieu  le  samdi  7  avril. 

Pour  l'architecture,  la  gravure  et  la  lithographie,  réception  des  ouvrages  du 
2  au  5  avril.  Election  des  quatorze  membres  du  jury,  le  7  avril. 

Les  dispositions  pour  les  entrées  sont  les  mêmes  que  l'année  dernière. 


Une  exposition  internationale  des  Beaux-Arts  aura  lieu  à  Paris  en  même  temps 
que  l'Exposition  universelle  de  1889.  Le  décret  qui  approuve  le  règlement  qui 
doit  régir  l'exposition  des  Beaux-Arts,  a  été  publié  au  Journal  officiel. 

D'après  ce  règlement,  l'exposition  internationale  des  Beaux-Arts  s'ouvrira  à 
Paris  le  5  mai  1889  et  sera  close  le  3i  octobre  de  la  même  année;  elle  sera 
ouverte  aux  œuvres  des  artistes  français  et  étrangers  exécutées  depuis  le 
i"''  mai  1878  et  rentrant  dans  les  cinq  genres  suivants  : 

lo  Peinture  ; 

20  Dessin,  aquarelle,  pastel,  miniature,  émaux,  peintures  céramiques  ; 

3°  Sculpture,  gravure  en  médailles  et  sur  pierres  fines  ; 

4°  Architecture,  modèles  et  décoration  monumentale  ; 

50  Gravure  et  lithographie. 

Sont  exclus  : 

1»  Les  copies,  même  celles  qui  reproduisent  un  ouvrage  dans  un  genre  diffé- 
rent de  celui  de  l'original; 


2i8  L'ARTISTE 


20  Les  tableaux,  dessins  ou  gravures  qui  ne  sont  pas  encadrés  ; 

3»  Les  sculptures  en  terre  non  cuite  ; 

4"  Les  gravures  obtenues  par  des  procédés  industriels. 

L'Exposition  internationale  comprendra  : 

I»  Une  section  française; 

2"  Autant  de  sections  étrangères  distinctes  qu'il  y  aura  de  pays  représentés  par 
des  Commissariats  généraux  ou  par  des  Comités  nationaux  ; 

30  S'il  y  a  lieu,  une  section  internationale  pour  les  artistes  des  pays  étrangers 
non  représentés,  qui  seront  admis  individuellement,  conformément  aux  articles 
12  et  i3  du  règlement. 

Les  artistes  français  devront  déposer  ou  faire  déposer  au  Commissariat  des 
expositions  (palais  des  Champs-Elysées,  porte  I),  du  i5  mai  au  i*""  juin  i888, 
une  liste,  signée  par  eux,  des  ouvrages  qu'ils  désirent  exposer.  Cette  liste  con- 
tiendra la  désignation  des  œuvres,  leurs  dimensions  et  l'indication  des  expo- 
sitions où  elles  auront  déjà  figuré.  Chacun  des  genres  désignés  ci-dessus  fera 
l'objet  d'une  liste  séparée.  Le  nombre  des  ouvrages  que  peut  exposer  chaque 
artiste  est  limité  à  dix. 

Le  jury  d'admission,  nommé  conformément  aux  arrêtés  du  ministre  de  l'Ins- 
truction publique  et  des  Beaux-Arts,  en  date  des  14  janvier,  3o  mars  et  2  novem- 
bre 1887,  examinera,  du  le' juin  au  i"""  juillet,  les  listes  envoyées.  Il  dressera 
d'après  ces  listes  un  état  des  ouvrages  admis  d'office. 

Les  artistes  dont  les  ouvrages  auront  été,  en  totalité  ou  en  partie,  admis  d'of- 
fice, sur  le  vu  des  listes,  seront  avisés  par  lettre  avant  le  i5  juillet  1888.  Ils 
devront  déposer  les  ouvrages  ainsi  admis,  eux-mêmes  ou  par  fondés  de  pouvoirs, 
au  palais  du  Champ-de-Mars,  du  i5  au  20  mars  1889.  Le  dépôt  aura  lieu  franc 
de  port  et  il  en  sera  délivré  récépissé.  Les  ouvrages  devront  être  accompagnés 
d'une  notice  définitive  contenant  les  nom  et  prénoms  de  l'artiste,  le  lieu  et  la 
date  de  sa  naissance,  le  nom  de  ses  maîtres,  la  mention  de  ses  récompenses  aux 
expositions  de  Paris,  enfin  le  sujet  et  la  dimension  de  ses  ouvrages,  et  le  nom 
du  propriétaire. 

Les  ouvrages  qui  n'auraient  pas  été  admis  d'office  sur  le  vu  des  listes,  ou  ceux 
que  les  artistes  présenteraient  en  surplus,  seront  déposés  francs  de  port,  du  5  au 
20  janvier  1889,  au  palais  des  Champs-Elysées,  porte  9,  pour  y  être  examinés 
par  le  jury.  Ils  devront  être  accompagnés  d'une  notice  contenant  les  indications 
énoncées  à  l'article  précédent. 

Les  artistes  dont  les  ouvrages  seront  admis  conformément  aux  dispositions  de 
l'article  qui  précède,  seront  avisés  immédiatement  par  les  soins  de  la  direction 
des  Beaux-Arts. 

Le  ministre  de  l'Instruction  publique, des  Cultes  et  des  Beaux-Arts  est  président» 


CHRONIQUE 


219 


le  directeur  des  Beaux-Arts,  vice-pre'sident  des  jurys  réunis  en  assemblée  géné- 
rale, mais  chacune  des  sections  élit  son  bureau  particulier.  La  présence,  dans 
chaque  section,  de  la  moitié  au  moins  des  jurés  est  nécessaire  pour  la  validité  des 
opérations.  L'admission  sera  prononcée  à  la  majorité  absolue  des  membres  pré- 
sents. En  cas  de  partage,  l'admission  est  prononcée. 

Par  dérogation  aux  articles  i6  et  40  du  règlement  général  de  l'Exposition 
de  1889,  l'Administration  des  Beaux-Arts  prend  à  sa  charge  tous  les  frais  d'instal- 
lation, de  décoration  et  de  gardiennage  de  l'intérieur  du  palais  consacré  à 
l'Exposition  des  Beaux-Arts.  Néanmoins  tout  arrangement  spécial  et  en  dehors 
de  l'aménagement  prévu  restera  à  la  charge  des  Comités  nationaux  qui  l'auraient 
demandé.  Les  travaux  d'installation  et  de  décoration  seront  exécutés  conjointe- 
ment par  l'architecte  du  palais  des  Beaux-Arts  du  Champ-de-Mars  et  par  l'ar- 
chitecte chef  du  service  des  installations. 

Les  Commissariats  généraux  ou  les  Comités  nationaux  institués  dans  chaque 
pays  sont  invités  à  se  faire  représenter  auprès  du  ministre  de  l'Instruction 
publique,  des  Cultes  et  des  Beaux-Arts,  avant  le  i5  mars  1888,  par  un  délégué 
muni  de  leurs  pouvoirs.  Ce  délégué  sera  chargé  de  traiter  de  toutes  les  ques- 
tions intéressant  ses  nationaux,  notamment  de  celles  qui  sont  relatives  à  la 
répartition  de  l'espace  et  au  mode  d'installation  de  chaque  section.  En  consé- 
quence, le  ministre  ne  correspond  pas  directement  avec  les  artistes  des  pays 
représentés,  et  les  œuvres  de  ces  artistes  ne  sont  admises  que  par  l'intermédiaire 
des  Commissariats  généraux  ou  des  Comités  nationaux  chargés  des  mesures  à 
prendre  pour  leur  réception  et  leur  réexpédition. 

Les  délégués  étrangers  régulièrement  accrédités  entrent  en  relations  directes 
avec  le  directeur  des  Beaux-Arts.  Ils  doivent  recourir  à  son  intermédiaire  pour 
les  échanges  de  pays  à  pays. 

Les  artistes  étrangers  dont  le  pays  ne  sera  pas  représenté  par  un  Commissariat 
général  ou  par  un  Comité  national  devront  adresser  leur  demande  au  directeur 
des  Beaux-Arts  avant  le  i5  mai  1888.  Ils  indiqueront  le  nombre  des  œuvres  qu'ils 
désirent  exposer,  le  sujet  et  les  dimensions  (cadre  compris). 

Un  jury  spécial  prononcera  sur  l'admission  des  œuvres  des  artistes  étrangers 
non  représentés  par  un  Commissariat  général  ou  par  un  Comité  national.  La 
nomination  de  ce  jury  fera  l'objet  d'un  arrêté  ultérieur.  Les  ouvrages  destinées  à 
l'examen  de  ce  jury  devront  être  remis,  francs  de  port,  au  palais  des  Champs- 
Elysées,  du  5  au  20  décembre  1888.  Ils  devront  être  accompagnés  d'une  notice, 
remplie  et  signée  par  l'artiste,  contenant  les  indications  énoncées  ci-dessus. 
Des  formules  de  ces  notices  seront  adressées  par  la  Direction  des  Beaux-Arts  à 
ceux  qui  en  feront  la  demande. 

L'emballage  et  le  transport  des  œuvres  sont  à  la  charge  des  exposants.  Un  règle- 
ment ultérieur  fera  connaître  les  modes  d'expédition  et  de  réception  des  ouvrages . 


220 


L'ARTISTE 


Il  sera  dressé  en  langue  française  un  catalogue  méthodique  et  complet.  Deux 
lignes,  ou  trois  lignes,  si  les  deux  premières  ne  suffisent  pas,  sont  dues  gratui- 
tement, par  exception  et  scion  l'usage,  à  chaque  exposant  du  groupe  I,  (classes 
I  à  5),  pour  l'indication  de  ses  noms  et  prénoms,  de  son  lieu  de  naissance,  des 
noms  de  ses  maîtres  et  des  récompenses  qu'il  a  obtenues.  Une  autre  ligne,  ou 
deux  lignes,  si  la  première  ne  lui  suffit  pas,  lui  sont  dues,  en  moyenne,  pour 
l'indication  et  la  description  sommaire  de  chacun  des  ouvrages  qu'il  expose. 
Chaque  nation  aura  le  droit  de  faire  à  ses  frais,  mais  dans  sa  propre  langue  seu- 
lement, un  catalogue  spécial  des  œuvres  exposées  dans  sa  section.  L'adjudica- 
taire du  catalogue  général  aura  la  faculté  de  publier,  à  part,  un  catalogue  illustré 
des  œuvres  d'art  comprises  dans  l'Exposition  internationale  des  œuvres  des 
artistes  vivants.  Il  ne  pourra  toutefois  reproduire  aucun  ouvrage  sans  l'autorisa- 
tion de  l'artiste. 

Les  artistes  exposants  auront  droit  à  une  carte  d'entrée  permanente  et  gratuite 
pour  toute  la  durée  de  l'Exposition.  Cette  carte  d'entrée  sera  signée  par  l'inté- 
ressé et  devra  être  exhibée  à  toute  réquisition. 

Le  directeur  général  de  l'exploitation,  aux  termes  de  l'article  3  du  décret  du 
28  juillet  1886,  est  chargé  du  service  de  police  intérieure.  Par  ses  soins,  une 
surveillance  sera  établie  contre  les  détournements,  et  des  mesures  seront  prises 
pour  protéger  contre  toute  perte  et  toute  avarie  les  ouvrages  exposés  ;  mais  il 
est  expressément  entendu  que  l'Administration  repousse  toute  responsabilité 
relativement  aux  faits  de  ce  genre  qui  pourraient  se  produire.  Les  artistes  expo- 
sants seront  libres  d'assurer  leurs  ouvrages  directement  et  à  leurs  frais,  s'ils 
jugent  à  propos  de  le  faire. 

L'Exposition  étant  constituée  en  entrepôt  réel,  les  œuvres  exposées  sont  affran- 
chies des  droits  et  visites  de  l'octroi  de  Paris,  ainsi  que  de  la  douane  française. 

Aucune  œuvre  d'art  ne  peut  être  dessinée,  copiée  ou  reproduite  sous  une 
forme  quelconque  sans  autorisation  de  l'exposant,  visée  par  le  directeur  des 
Beaux-Arts. 

Il  sera  statué  ultérieurement  sur  le  nombre  et  la  nature  des  récompenses, 
ainsi  que  sur  la  constitution  du  jury  international  qui  sera  chargé  de  les  décer- 
ner. Les  artistes  qui  accepteront  de  faire  partie  de  ce  jury  devront  se  considérer 
comme  hors  du  concours. 

Aucune  œuvre  d'art  ne  pourra  être  retirée  avant  la  clôture  de  l'Exposition, 
sans  une  autorisation  spéciale  signée  à  la  fois  par  le  directeur  des  Beaux-Arts  et 
par  le  directeur  général  de  l'exploitation. 

Les  ouvrages  exposés  devront  être  retirés  dans  le  courant  du  mois  qui  suivra 
la  clôture.  Ils  ne  seront  rendus  que  sur  la  présentation  des  récépissés. 

Les  artistes  français  et  étrangers,  en  acceptant  la  qualité  d'exposant,  déclarent 
par  cela  même,  adhérer  aux  dispositions  édictées  par  le  présent  règlement. 


CHRONIQUE 


221 


Parmi  ces  dispositions,  notons  celles  d'après  lesquelles  le  nombre  des  ouvrages 
que  pourra  exposer  chaque  artiste,  est  limité  à  dix,  et  les  artistes  qui  accepte- 
ront de  faire  partie  du  jury  international,  chargé  de  décerner  les  récompenses, 
devront  se  considérer  comme  hors  du  concours.  Ce  sont  là  deux  innovations 
apportées  à  la  réglementation  traditionnelle  dç  ces  sortes  d'expositions,  et  qui 
produiront  le  meilleur  effet  dans  le  monde  des  artistes. 


Le  jury  d'admission  des  ouvrages  d'artistes  français  à  l'exposition  de  Mel- 
bourne en  1888,  a  été  composé  ainsi  par  le  ministre  de  l'Instruction 
publique  et  des  Beau.x-Arts  :  président,  le  ministre  ;  vice-président,  le 
directeur  des  Beaux-Arts  ;  membres  :  MM.  Jules  Comte,  directeur  des  Bâti- 
ments civils  ;  Kaempfen,  directeur  des  Musées  nationaux  ;  Antonin  Proust 
et  Thompson,  députés  ;  Delaunay,  Henner,  Benjamin-Constant  et  Pointclin, 
peintres;  Chapu  et  Dalou,  sculpteurs;  Bracquemond,  graveur;  Magne,  archi- 
tecte ;  Havard  et  Dayot,  inspecteurs  des  Beaux-Arts  ;  Paul  Mantz  et  Geffroy, 
critiques  d'art;  Baumgart,  chef  du  bureau  des  expositions,  et  Roger-Marx, 
secrétaire  de  la  direction  des  Beaux-Arts  ;  secrétaires  :  MM.  Delair  et  Guidi- 
celli,  commissaires  des  expositions  des  Beaux-Arts. 

Nous  rappelons  que  l'administration  prend  à  sa  charge  les  frais  d'emballage, 
de  transport  et  d'assurance  pour  les  œuvres  admises  et  envoyées  à  cette  expo- 
sition. 


A  l'une  des  dernières  séance  de  l'Académie  des  Beaux-Arts,  M.  Gaston  Lebre- 
ton,  correspondant  libre,  directeur  du  musée  de  Rouen,  a  communiqué  un  mé- 
moire sur  une  oeuvre  de  Pierre  Puget  dont  nous  avons  déjà  parlé  ici  et  repré- 
sentant Hercule  combattant  l'hydre  de  Lerne.  Les  fragments  retrouvés  de  ce 
beau  groupe  ont  permis  à  M.  André  d'en  opérer  la  restitution,  que  l'on  peut 
voir  aujourd'hui  au  musée  de  Rouen. 


Le  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Beaux-Arts  vient  de  décider  que 
le  prochain  congrès  des  sociétés  des  Beaux-Arts  des  départements  se  tiendrait  à 
Paris  pendant  la  semaine  de  la  Pentecôte. 


322  L'ARTISTE 

Les  délégués  de  ces  associations  ne  se  réuniront  plus  comme  précédemment 
à  la  Sorbonne,  où  aura  lieu  seulement  la  séance  de  clôture  présidée  par  le 
ministre.  C'est  désormais  à  l'école  des  Beaux-Arts,  dans  la  salle  de  l'hémicycle, 
que  se  feront  les  lectures  des  mémoires  présentés  au  comité. 

Les  sociétés  savantes  se  réuniront  pendant  la  même  semaine  ;  elle  siégeront 
au  ministère  de  l'Instruction  publique,  rue  de  Grenelle. 


On  connaît  les  belles  copies  faites  par  Paul  Baudry  d'après  Raphaël,  et  expo- 
sées à  l'École  des  Beaux-Arts  dans  la  salle  Melpomène.  Ces  copies,  dont  les  ori- 
ginaux appartenant  au  South-Kensington  Muséum  de  Londres,  ne  sont  autres 
que  ce  qui  reste  des  onze  cartons  peints  par  Raphaël,  sur  les  ordres  du  pape 
Léon  X,  pour  les  tapisseries  de  la  Sixtine,  et  sont  au  nombre  de  sept  ;  ce  sont  : 
la  Pêche  miraculeuse,  la  Vocation  de  saint  Pierre,  la  Guérison  du  paralytique, 
la  Mort  d'Ananie,  Elyman  frappé  de  cécité,  saint  Paul  et  saint  Barnabe  à  Lys- 
trie,  et  saint  Paul  prêchant  devant  l'aréopage  d'Athènes. 

C'est  par  l'exécution  de  ces  copies  que  Baudry  préludait  à  la  décoration  du 
foyer  de  l'Opéra;  durant  plusieurs  mois  de  1868  passés  à  Londres,  il  se  pré- 
para, par  ce  travail  austère,  à  cette  œuvre  gigantesque.  Par  la  suite,  il  fit 
hommage  de  ces  copies  à  M.  Thiers  ;  mais  ce  dernier,  avec  le  tact  et  le  discer- 
nement artistique  qui  le  caractérisaient  et  que  notre  collaborateur,  le  marquis 
de  Chennevières  rappelait  récemment  dans  le  chapitre  de  ses  Souvenirs  d'un 
Directeur  des  Beaux-Arts  consacré  à  M.  His  de  la  Salle,  M.  Thiers,  disons- 
nous,  n'en  fit  pas  grand  cas.  Ce  que  voyant,  Paul  Baudry  qui  y  attachait,  au 
contraire,  un  grand  prix,  rentra  en  possession  de  ses  ouvrages,  grâce  à  l'inter- 
vention d'amis  communs.  C'est  alors  que,  sur  la  demande  de  l'administration, 
il  les  prêta  à  l'école  des  Beaux-Arts. 

M™"  veuve  Baudry,  agissant  tant  en  son  nom  personnel  que  comme  tutrice 
de  ses  deux  enfants  mineurs,  s'est  adressée  à  l'administration  pour  rentrer 
en  possession  de  ces  tableaux.  A  cette  demande,  le  directeur  de  l'école  des 
Beaux-Arts  a  répondu  par  la  lettre  suivante  : 

f  Paris,  le  Z  février  1888. 
«  Madame^ 

0  Vous  avez  pris  soin  de  me  demander  si  les  copies  d'après  les  cartons  de 
Raphaël,  prêtées  à  l'École  par  Paul  Baudry,  pouvaient  vous  être  restituées.  J'ai 
consulté  à  ce  sujet  l'administration  centrale  des  beaux- arts,  qui  m'a  répondu 


CHRONIQUE 


223 


que,  des  intérêts  de  mineurs  se  trouvant  en  jeu,  ces  copies  ne  devaient  pas  vous 
être  restitue'es  avant  la  leve'e  de  l'opposition  formée  par  l'exécuteur  testamen- 
taire de  M.  Paul  Baudry. 

«  Je  vous  serai  donc  obligé  de  vouloir  bien  me  fournir,  le  plus  tôt  possible, 
les  pièces  nécessaires. 

«  Veuillez  agréer,  etc. 

0  Le  directeur  d»;  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  membre  de  l'Institut, 

«  P.  Dubois.  » 

L'opposition  dont  il  est  question  dans  la  lettre  ci-dessus,  avait  été  formée,  en 
effet,  par  M.  Ambroise  Baudry,  l'un  des  exécuteurs  testamentaires  de  son  frère, 
et  motivée  par  la  lettre  suivante  qui  lui  avait  été  adressée,  après  la  démarche 
faite  par  M™'=  Paul  Baudry  auprès  de  l'administration  des  Beaux-Arts  : 


«  21  janvier  i888. 


«  A  M.  Ambroise  Baudry. 


(I  Monsieur, 


«  M.  le  directeur  de  l'École  m'informe  que  M™=  Paul  Baudry  vient  de  rede- 
mander les  copies,  d'après  Raphaël,  déposées  par  M.  votre  frère  dans  la  salle 
Melpomène  à  titre  de  prêt.  Avant  de  procéder  à  cette  restitution,  j'ai  l'honneur 
de  vous  demander,  d'après  les  instructions  de  M.  le  directeur  de  l'Ecole,  si 
vous  ne  voyez  aucun  inconvénient  à  ce  que  l'École  remette  entre  les  mains  de 
Mme  Baudry  des  copies  qui  sont  la  propriété  de  vos  neveux  mineurs. 

(I  Veuillez  agréer,  etc. 

<i  Eugène  Muntz.   » 


En  cet  état  de  cause,  M"e  veuve  Paul  Baudry  avait  assigné  en  référé  M.  Am- 
broise Baudry  pour  obtenir  la  levée  de  l'opposition  et  être  autorisée  à  rentrer 
en  possession  des  copies  en  question.  Mais  un  nouvel  incident  s'est  produit  à 
l'audience  des  référés  :  un  autre  exécuteur  testamentaire,  M.  Charles  Éphrussi, 
se  prétendant  co-tuteur  de  par  le  testament  de  Paul  Baudry,  s'est  prévalu  de 
cette  dernière  qualité  pour  déclarer  que  M""  veuve  Baudry  ne  pouvait  intro- 
duire un  référé  sans  son  propre  assentiment.  Sur  ce,  le  président,  après  avoir 
entendu  les  explications  des  avoués  de  chaque  partie,  a  déclaré  qu'il  n'y  avait 
lieu  à  référé,  et  renvoyé  les  parties  au  principal  sur  les  questions  relatives  à  la 
qualité  même  invoquée  par  M.  Éphrussi.  Or,  un  procès  en  nullité  du  testament 
de  Paul  Baudry  est  actuellement  pendant  devant  le  tribunal  de  la  Seine. 


324  L'ARTISTE 


Les  copies  des  cartons  de  RaphaSl  continueront  donc  à  être  exposées  pour 
quelque  temps  encore,  à  la  salle  Melpomène. 


Un  groupe  d'amis  d'Alphonse  de  Neuville  s'est  concerté  pour  élever  une 
statue  au  regretté  peintre  militaire.  Ces  jours  passés,  un  comité  s'est  régulière- 
ment constitué  dans  ce  but,  et  déjà  un  grand  nombre  de  notabilités  ont  envoyé 
des  lettres  d'adhésion  à  ce  projet.  MM.  Meissonier,  Alexandre  Dumas  et  le 
général  Saussier  ont  été  nommés  présidents  d'honneur  ;  vice-présidents  : 
MM.  Barrias,  Bouguereau  et  Bailly  ;  président  effectif:  M.  Détaille;  commis- 
saire-syndic :  M.  Thivet-Rapide  ;  secrétaire:  M.  Le  Blant  ;  trésorier  :  M.  Aud- 
bourg  ;  M.  Bompard,  conseiller  municipal,  a  promis  d'appuyer  la  pétition  qui 
demande  que  le  nom  d'Alphonse  de  Neuville  soit  donné  à  l'une  des  rues  du 
quartier  Monceau.  M.  Vanilo,  sculpteur,  a  proposé,  dit-on,  de  faire  à  titre  gracieux 
la  statue  d'Alphonse  de  Neuville. 


Voici  les  prix  d'adjudication  des  principales  œuvres  de  l'atelier  de  feu  Guil- 
laumet,  dont  la  vente  a  eu  lieu  les  6,  7  et  8  février  à  la  Salle  Georges  Petit  : 
l'Intérieur  à  La  ^//a  (dont  la  précédente  livraison  de  L'Artiste  contient  une 
reproduction  à  l'eau-forte),  6,900  francs  ;  Intérieur  à  Bou-Saada,  5,5oo  fr.  ;  les 
Tisseuses,  5, 100  fr.  ;  la  Seguia,  environs  de  Biskra,  4,100  fr.  ;  Place  du  Marché  à 
Laghouat,  3,5oo  fr  ;  Rue  à  Laghouat,  2,900  fr.  ;  Laveuse  à  Laghouat,  3, 000  fr.  ; 
Femme  arabe  moulant  du  grain,  3, 000  fr.  ;  Fileuse  arabe,  2,100  fr.,  et  Chevaux 
araftex,  2.900  fr.;  Berger  arabe,  ^,000  ir.;  Une  rue  à  Bou-Saada,  3,ioo  fr.  ; 
Laveuses  dans  l'Oued  Bou-Saada,  3, 100  fr.  ;  Intérieur  à  Biskra,  3, 000  fr.  ;  Oli- 
viers à  Zara,  2,000  fr.  ;  La  place  du  Marché  Lalla-Marnia,  1,900  fr.  ;  Chameau 
dans  le  désert,  1,020  h.  ;  Plaine  du  Sersou,  i,25o  fr.  ;  Laveuses  à  El-Kantara, 
i,20ofr.;  Fabrication  de  poteries  en  Kabylie,  1,800  fr.;  le  CheliJ  Boghari,  1,000  fr.; 
Courrier  arabe,  4.200  fr.  ;  Intérieur  à  Biskra,  5, 200  fr.  ;  les  Pileuses,  4,5oo  fr.: 
Rue  à  El-Kantara,  4,3 5o  fr.  ;  Village  d'El-Kantara,  4,000  fr.  ;  Un  campement 
à  Bled-Chabaa,  3,ooo  fr.  ;  Fontaine  dans  le  désert,  3, 000  fr.  ;  Place  d'El-Kantara, 
1,950  fr.;  Une  noce  arabe  à  El-Kantara,  i,45o  fr.;  Intérieur  à  La  Alia,  i,85ofr.  ; 
les  Défrichements,  1,800  fr.;  la  Mer  près  d'Oran,  j,25o  (r.  ;  YOued  El-Kan- 
tara, i,65o  (r.;  Porte-Étendard,  i,2bo  (t.;  Arabes,  1,700  fr.  L'enchère  la  plus 
importante  a  été  obtenue  par  la  Halte  de  Chameliers,  ayant  figuré  au  Salon 


CHRONIQUE  225 


1875  :  ce  tableau  a  été  adjugé  7,200  fr.  Les  dessins  de  Guillaumet  se  sont  aussi 
bien  vendus  que  les  tableaux,  ils  ont  été  adjugés  de  400  à  1,000  francs. 

L'État  s'est  rendu  acquéreur  d'un  tableau.  Fabrication  de  burnous  à  Saada,  au 
prix  de  3,020  fr.  ;  d'un  dessin,  Laveuse  arabe,  lio  fr.,  et  d'un  pastel  Fileuse, 
4iofr.  ;on  a  vu  plus  haut  que  ces  deux  dernières  œuvres  sont  déjà  placées 
dans  les  salles  du  musée  du  Luxembourg.  Le  musée  de  Rouen  a  acquis  au  pris 
de  3,100  fr.  la  Cardeuse  de  laine  à  Bou-Saada. 

Au  total  cette  vente  a  produit  environ  276,000  francs.  De  l'avis  unanime  des 
amateurs,  c'est  à  peine  si  Guillaumet,  qui  d'ailleurs  vendait  fort  peu,  aurait 
obtenu  la  moitié  du  prix  auquel  ses  tableaux  ont  été  adjugés.  Une  étude.  Lionne 
couchée,  par  Delacroix,  qui  faisait  partie  de  la  collection  particulière  de  Guillau- 
met, a  été  payée  i,65o  francs. 

La  famille  du  défunt  a  offert  à  l'Etat  le  tableau  le  Désert,  oeuvre  importante  de 
Guillaumet,  mesurant  i™io  en  hauteur  et  2  mètres  en  largeur,  à  la  condition  qu'il 
figurerait  au  Luxembourg,  puis,  après  le  délai  d'usage,  serait  placé  au  Louvre. 
L'administration  des  Musées  nationaux  aura  à  se  prononcer  sur  l'acceptation  du 
don  fait  à  cette  condition. 


Une  vente  importante  de  tableaux  modernes,  ayant  appartenuàM.  Charles  L..., 
vient  d'avoir  lieu  à  l'hôtel  Drouot.  Parmi  les  principales  enchères,  nous  signa- 
lerons :  un  petit  tableau  de  Decamps,£')iviroH5  de  Paris,  qui,  sur  une  demande 
de  10,000  francs,  a  été  adjugé  à  i4,65o  francs  ;  une  toile  importante  de  Louis 
Leloir,  le  Printemps,  3,55o  fr.  ;  Cavalier  arabe  par  Gaûlaumet,  1,600  fr.;  le  Tam- 
bour, par  Bonvin,  i,i5o  fr.;  les  Bords  de  l'Oise,  étude  par  Jules  Dupré,  2,700  fr.; 
les  Dénicheurs  d'oiseaux,  étude  par  Diaz,  2,55o  fr.,  et  Intérieur  turc,  du 
même,  1,800  fr.  ;  Entrée  au  bal,  par  Madrazo,  i,38o  fr.  ;  la  Rencontre,  par  Poki- 
tonow,  1,880  ft.;  la  Porte-Drapeau,  dessin  par  Détaille,  2,o5o  fr.  ;  un  grand 
tableau,  les  Vendeurs,  par  J.  Le  Blant,  sur  une  demande  de  6,000  fr.,  a  été 
adjugé  à  2,3oo  fr.  Trois  tableaux  par  Boldini  ont  été  payés  :  Vedette  à  cheval, 
1,025  fr.;  le  Bouffon,  i,i55  fr.,  et  Seigneur  sous  Louis  XIII,  1,000  fr.  Huit 
toiles  de  Claude  Monet  ont  atteint  des  prix  assez  considérables  :  Maisons  sur  les 
falaises,  2,o55  fr.  ;  la  Meule  de  blé,  i,52ofr.  ;  les  Bords  d'un  lac,  1,000  fr.  :  le 
Coup  de  vent,  1,000  fr.  ;  Maisons  de  villageois,  1,200  fr,  ;  les  Falaises  à  Eti\Ul, 
1,000  fr.  ;  le  Somtnet  des  falaises,  1,000  fr.,  et  Maisons  sur  les  falaises,  i,25o  fr. 
Enfin,  un  tableau,  la  Fillette  au  Faucon,  par  Renoir,  a  été  vendu  1,460  francs. 


1888  —  l'artiste  —  T.  I  |5 


226  L'ARTISTE 


La  ville  de  Bordeaux  avait  ouvert  un  concours  pour  l'e'rection  d'un  monument 
en  l'honneur  des  Girondins.  Aux  termes  du  programme,  le  devis  ne  devait  pas 
dépasser  200.000  francs;  trois  projets  devaient  être  primés  et  admis  à  un  second 
concours,  définitif  cette  fois,  qui  aura  lieu  au  mois  d'août  prochain.  Le  sujet 
était  bien  fait  pour  tenter  l'imagination  des  artistes  :  sculpteurs  et  architectes 
ont  répondu  en  nombre  à  l'appel  de  la  ville  de  Bordeaux.  Trente-quatre  maquettes 
ont  été  envoyées,  dont  plusieurs  fort  remarquables.  Contrairement  à  ce  qui  se 
produit  le  plus  souvent  dans  ces  sortes  de  concours  —  car  le  concours  en  lui- 
même  est  fait  pour  écarter  les  artistes  de  talent,  —  la  rivalité,  cette  fois,  a  été 
sérieuse  :  si  bien  qu'en  présence  du  nombre  et  de  la  valeur  des  projets,  le  jury 
a  décidé  de  primer  et  d'admettre  à  la  seconde  épreuve  du  concours  cinq  projets 
au  lieu  trois;  ce  sont,  par  ordre  alphabétique,  les  maquettes  portant  les  devises 
suivantes  :  i"  Atal  fa  qui  pot  (par  MM.  Esquié  et  Labatut);  i"  Dette  de  famille 
(devise  quelque  peu  transparente,  qui  cachait  mal  le  nom  de  M.  Julien  Guadet); 
3°  Gloria  victis  (par  MM.  Deverin  et  Dumilâtre)  ;  4°  Lex  (par  MM.  Raoul  et 
Edouard  Larche)  ;  5°  Pax  (par  MM.  Rouyère  et  Steiner). 

Pour  le  deuxième  degré  du  concours,  ces  cinq  maquettes  devront  être  repro- 
duites dans  des  proportions  beaucoup  plus  vastes.  Il  a  été  décidé,  en  outre,  que, 
pour  ce  concours,  chaque  concurrent  devrait  fournir,  indépendamment  de  cette 
nouvelle  maquette,  prévue  par  le  règlement,  une  réduction  au  cinquième  de  la 
figure  de  la  République  qui  doit  couronner  le  monument  des  Girondins.  Et  afin 
de  permettre  aux  artistes  admis  à  cette  seconde  épreuve,  de  parer  aux  frais  ma- 
tériels qu'ils  sont  appelés  à  faire,  les  membres  du  jury  ont  pensé  que  la  munici- 
palité devait  accorder  à  chacun  d'eux  une  indemnité  pécuniaire.  A  cet  effet,  la 
municipalité  a  résolu  de  demander  au  conseil  municipal  de  voter  un  crédit  de 
10.000  francs,  soit  2.000  francs  pour  chacun  des  projets  admis  à  prendre  part  au 
concours  définitif.  MM.  Chapu,  Barrias,  Daumet  et  Pascal  avaient  été  appelés 
à  Bordeaux  pour  faire  partie  du  jury  chargé  de  juger  ce  concours. 

L'emplacement  désigné  pour  le  monument  des  Girondins,  est  le  centre  des 
allées  de  Tourny. 


Une  statue,  en  bronze,  de  Parmentier,  va  être  inaugurée,  le  10  avril,  à 
Neuilly.  C'est  dans  les  anciens  terrains  des  Sablons  qui  font  partie  de  cette 
localité,  que  Parmentier  implanta  les  premières  pommes  de  terres,  et  si  cer- 
taines exigences  de  voirie  ne  s'y  étaient  opposées,  c'est  au  milieu  même  de  ces 
terrains  que  la  statue  devait  primitivement  être  placée.  L'emplacement  définiti- 
vement adopté  est  l'avenue  du  Roule,  en  face  de  l'Hôtel  de  Ville. 

Ce  bronze,  œuvre  du  sculpteur  Gaudez,  a  été  exposé  au  Salon  de  1886  :  Par- 


CHRONIQUE  227 


mentier  est  représenté  debout,  la  tête  nue,  légèrement  penchée,  il  tient  un 
couteau  dans  sa  main  droite  et  examine  le  précieux  tubercule  qu'il  vient  de 
couper  ;  il  porte  en  bandoulière  un  bissac  rempli  de  pommes  de  terre  ;  à  ses 
pieds  gît  la  bêche  qui  lui  a  servi  à  les  déraciner.  Sur  le  socle  sera  gravée  cette 
seule  inscription  :  A  Parmentier,  la  ville  de  Neuilly.  C'est  l'Etat  qui  a  fait  don 
à  la  ville  de  Neuilly  de  la  statue  du  célèbre  agronome  et  philanthrope. 


La  ville  d'Amiens  faisait  fête,  ces  jours  derniers,  à  M.  Puvis  de  Chavannes,  à 
l'occasion  de  la  réception  du  Pro  palriâ  Indus.  Cette  œuvre  du  grand  artiste 
complète  le  magnifique  ensemble  où  figurent  aussi  :  le  Travail,  le  Repos,  l'Etude 
et  la  Contemplation,  formant  la  décoration  du  grand  escalier  du  musée,  qui 
possède  en  outre  :  la  Paix,  la  Guerre,  le  Triomphe,  la  Dévastation,  l'Abon- 
dance, etc.,  et  contiendra  ainsi  la  plus  grande  partie  des  œuvres  importantes  du 
maître. 

En  son  honneur,  la  municipalité  d'Amiens  et  la  Commission  du  musée  avaient 
organisé  cette  solennité  artistique  à  laquelle  avaient  été  conviées  toutes  les  nota- 
bilités de  la  ville.  En  présence  de  M.  Lozé,  préfet  de  la  Somme,  M.  F.  Petit, 
sénateur,  maire  d'Amiens,  accompagné  de  ses  adjoints  et  du  conseil  municipal, 
a  adressé  une  charmante  allocution  à  M.  Puvis  de  Chavannes.  «  Les  jeunes  géné- 
rations, a-t-il  dit,  qui  viendront  ici  puiser  les  inspirations  de  l'art  le  plus  élevé, 
y  trouveront  encore  un  autre  enseignement  en  contemplant  ces  jeunes  Gaulois 
s'exerçant  pour  la  patrie  :  Ludus  pro  patriâ,  la  légende  de  votre  toile,  n'est-ce 
pas  aujourd'hui  la  devise  même  de  la  France  !  »  M.  Puvis  de  Chavannes,  très 
ému,  a  répondu  par  des  paroles  qui,  comme  l'allocution  du  maire,  ont  été  très 
applaudies. 


On  annonce  que  le  musée  de  Bruxelles  va  devenir  propriétaire  de  la  remar- 
quable collection  de  tableaux  modernes,  de  feu  M.  Jules  Van  Praet.  Elle  com- 
prend :  trois  J.-F.  Millet,  la  Gardeuse  de  moutons,  la  Plaine  au  petit  jour  et  la 
Gardeuse  d'oies  ;  cinq  Meissonier,  la  Barricade,  le  Liseur  près  de  la  fenêtre, 
l'Homme  à  l'épée,  le  Déjeuner  et  le  Liseur  blanc  ;  deux  Troyon,  V Abreuvoir  et 
le  Valet  de  chiens  ;  deux  Jules  Dupré,  la  Vamie  et  le  Pêcheur  ;  trois  Théodore 
Rousseau,  la  Plaine,  effet  du  soir,  Sous  bois  et  Lisière  de  forêt;  trois  Delacroix, 
la  Résurrection  de  Lazare,  la  Barque  et  un  Cavalier  turc  ;  un  Fromentin,  ^  rates 
et  chameaux  ;  un  Decamps,  Jésus  couronné  d'épines  ;  un  Corot,  Paysage.  Outre 
ces  tableaux,  la  collection  Van  Praet  comprend  deux  études  de  Géricault  et  trois 


228 


L'ARTISTE 


portraits  signds  Ingres,  Louis  David  et  Gainsborough,  et  quelques  autres  tableaux 
de  moindre  importance. 

Les  héritiers  de  M.  Van  Praet  vont,  dit-on,  consentir  la  cession  amiable  de 
cette  magnifique  galerie  à  l'administration  des  Beaux-Arts  de  Belgique,  au  lieu 
de  la  vendre  aux  enchères  publiques,  ainsi  qu'on  l'avait  annoncé. 


Le  peintre  Félix-Auguste  Clément  vient  de  mourir  à  Alger.  Il  était  né  à  Don- 
zère  (Drôrae)  et  avait  été  l'élève  de  Drolling  et  de  Picot.  En  i856,  il  obtint  le 
prix  de  Rome.  IJn  séjour  de  plusieurs  années  en  Egypte  l'avait  tout  naturelle- 
ment porté  à  exercer  son  talent  sur  des  sujets  orientaux  ;  dans  ce  genre  il  a 
produit  des  œuvres  fort  remarquables  parmi  lesquelles  :  une  Circassienne  au 
harem,  qui  a  figuré  à  l'Exposition  nationale  de  i883  ;  Enfant  dessinant  la  sil- 
houette de  son  âne,  Fellah  jouant  du  tambourin,  Marchandes  d'eau  et  d'oranges 
sur  la  route  d' Héliopolis,  Avant  le  bain,\e  Flûteur  Mohamet,  Femme  arabe  pleu- 
rant sur  la  tombe  de  son  mari,  la  Charrette  égyptienne,  une  Abyssinienne, 
Chasse  à  la  gabelle  dans  le  désert  de  Galahpar  le  prince  Halim,  Falma  au  Caire. 

Aux  Salons  annuels  où,  depuis  son  retour  à  Paris,  il  exposait  assidûment,  il 
envoya  aussi  quelques  beaux  portraits,  entre  autres  ceux  de  Paul  Arène  et  de 
Mistral. 


LES     THÉÂTRES 


Théatre-I,ibre.  —   La    Puissance   des    Ténèbres,  drame    en    cinq   actes, 
de  Tolstoï,  traduit  du  russe  par  MM.  Pavlowski  et  Méténier 


L  est  très  difficile  de  trouver  du  neuf  en  littérature  dra- 
matique, et  les  divers  essais  du  Théâtre-Libre  l'ont 
prouvé. 

Pourtant,  ce  théâtre  de  convaincus  est  en  bonne 
situation  pour  tenter  toutes  les  aventures.  Il  n'a  de 
comptes  à  rendre  à  personne,  la  censure  se  casse  le  nez 
51  devant  sa  porte,  la  morale  bourgeoise  ne  peut  intervenir 
chez  lui,  il  a  licence  complète  pour  toutes  les  audaces.  Mais  voilà,  il  ne  suffit 
pas  d'avoir  de  la  bonne  volonté,  ni  même  du  talent,  pour  créer.  Il  faut  pos- 
séder le  génie,  et  c'est  là  le  rara  avis. 


Le  Théâtre-Libre  a  déjà  donné  plusieurs  représentations,  qui  ont  été  très  sui- 
vies par  un  public  de  choix,  composé  d'écrivains  :  romanciers,  auteurs  dramati- 
ques, journalistes,  public  très  bienveillant  et  très  enclin,  quoiqu'on  en  pense,  à 


33o  L'ARTISTE 


tout  applaudir.  Mais  en  dépit  des  articles  retentissants,  d'une  réclame  très  soi- 
gnée, rien,  si  l'on  en  excepte  la  Puissance  des  Ténèbres,  de  Tolstoï,  n'a  obtenu 
un  succès  véritable;  et  rien,  il  faut  bien  le  dire,  ne  pouvait  enlever  ce  succès. 
C'était  assurément  au-dessus  de  la  moyenne,  écrit  par  des  gens  qui  savent  écrire; 
mais  pas  plus.  Il  y  avait  loin  de  cela  aux  chefs-d'œuvre  attendus.  Nous  citerons 
au  hasard  de  la  mémoire  :  l'Évasion,  de  M.  Villiers  de  TIsle-Adam,  morceau 
d'un  romantisme  de  la  belle  époque  ;  la  Nuit  bergamesque,  de  M.  Bergerat, 
dans  laquelle  une  intrigue  languissante  et  vieillotte  n'était  pas  relevée  par  l'éclat 
des  jolis  vers;  En  famille,  de  M.  Méténier,  grosse  pochade  plus  vraie  que 
nature,  où  d'invraisemblables  coquins  s'entretenaient  de  choses  non  moins  invrai- 
semblables, dans  une  langue  faite  de  pièces  et  de  morceaux  empruntés  à  tous 
les  dictionnaires  argotiques;  Jacques  Damotir,  saynète  tirée  par  M.  Hennique  de 
la  nouvelle  de  Zola  ;  Sœur  Philomène,  des  Concourt,  très  joliment  mise  à  la 
scène  par  M.  Jules  Vidal  et  un  confrère  dont  le  nom  m'échappe;  Tout  pour 
l'honneur,  tirée  d'une  autre  nouvelle  de  Zola,  le  Capitaine  Burle,  par  M.  Henry 
Céard  :  trois  histoires  que  l'on  prendra  difficilement  pour  des  nouveautés,  car 
extraire  d'un  roman  ou  d'une  nouvelle  de  quoi  faire  une  pièce,transformer  un 
récit  en  dialogue,  c'est  ce  qu'on  nommé,  quand  ce  n'est  pas  l'auteur  lui-même 
qui  se  livre  à  cette  besogne,  un  simple  démarquage.  Il  faut  citer  aussi  une  ravis- 
sante fantaisie  de  Théodore  de  Banville,  le  Baiser,  dont  la  place  était  plutôt 
marquée  au  Théâtre-Français  qu'au  Théâtre-Libre;  enfin  la  Sérénade,  de 
M.  Jean  Jullien,  pièce  d'une  donnée  originale  et  hardie,  d'une  observation  assez 
fine,  mais  rendue  par  des  moyens  un  peu  gros,  et  qui  aurait  pu  être  une  œuvre 
maîtresse  sans  le  parti  pris  de  M.  Jean  Jullien  qui  a  mal  jugé  une  situation 
admirable,  bien  humaine,  en  poussant  à  la  charge  pour  «  épater  »  le  Phi- 
listin, ce  qui  fait  qu'on  ne  sait  s'il  pense  réellement  en  philosophe  qui 
comprend  la  vanité  des  conventions  sociales,  des  moules  étroits  que  les 
fatalités  passionnelles  font  craquer  de  toutes  parts,  ou  s'il  juge  la  vie  en 
bourgeois  du  Marais. 

Le  drame  de  Tolstoï,  traduit  par  MM.  Pavlowski  et  Oscar  Méténier,  est  d'une 
tout  autre  taille  que  le  reste.  On  y  reconnaît  la  marque  d'un  écrivain  de  grande 
race  qui  sait  pénétrer  dans  tous  les  cœurs,  lire  dans  toutes  les  consciences,  dont 
l'âme  mystique  est  éprise  du  beau  et  du  bien,  qui  souffre  et  qui  aime,  et  qui  allie, 
à  la  faculté  de  l'analyse  nette  et  sûre,  le  don  puissant  de  synthétiser,  qui  joint 
au  réalisme  le  plus  accentué  la  poésie  la  plus  pure,  la  plus  captivante,  qui  sait 
mêler  le  rire  aux  larmes,  faire  palpiter  de  tendresse  et  frissonner  de  terreur,  si 
bien  que  l'on  croirait  assister  à  quelque  drame  inédit  de  Shakespeare. 

Quand  parut  la  traduction  de  la  Puissance  des  Ténèbres,  par  M.  Halpérine,  il 
y  eut  une  vive  émotion  dans  le  monde  littéraire.  On  admira.  Mais,  de  l'avis  des 
fortes  têtes  de  l'art  dramatique,  ce  drame  était  fait  pour  être  lu  et  non  pour 


LES   THEATRES  aSi 


être  joué.  Il  n'y  avait  pas  grand  mal  à  ce  qu'il  fût  interdit  en  Russie,  puisqu'il 
ne  pouvait  tenir  la  scène.  M.  Halpérine  lui-même,  un  fervent  de  Tolstoï,  qui 
nous  a  fait  connaître  presque  toutes  les  œuvres  du  maître,  ne  croyait  pas  que  la 
pièce  pût  être  repre'sente'e.  Il  alla  même,  tant  sa  conviction  était  enracinée, 
jusqu'à  entreprendre  une  campagne  pour  démontrer  l'impossibilité  radicale  de 
fiiire  parler  et  se  mouvoir,  devant  la  rampe,  les  personnages  de  Tolstoï.  A  cet 
effet  il  publia  dans  la  Nouvelle  Revue  un  long  article  où  il  citait  l'opinion,  mani- 
festée sous  forme  de  lettres,  des  auteurs  dramatiques  les  plus  en  renom.  Ce  fut  là 
un  malheur  pour  Tolstoï  et  pour  nous,  car  la  traduction  de  M.  Halpérine,  plus 
large,  moins  rude,  eût  peut-être  donné  une  idée  plus  parfaite  des  caractères,  des 
mœurs  et  du  milieu,  que  celle  de  MM.  Pavlowski  et  Méténier —  on  verra  pourquoi 
tout  à  l'heure  —  et  je  ne  suis  pas  seul  à  exprimer  ce  regret.  Mais,  quels  que  soient 
les  défauts  de  la  traduction  des  deux  collaborateurs,  on  doit  savoir  gré  à  ceux-ci 
d'avoir  eu  la  foi,  comme  on  doit  aussi  garder  quelque  reconnaissance  à 
M.  Antoine,  directeur  du  Thcàtre-Libro,  de  ne  s'être  point  laissé  influencer  par 
de  fâcheux  pronostics. 

Le  sujet  moral  choisi  par  Tolstoï  est  d'une  grande  simplicité  :  c'est  l'homme 
en  lutte  avec  lui-même,  tiraillé  entre  sa  passion  et  le  devoir,  mais  chez  qui  la 
passion  est  forte  et  brutale,  et  la  notion  du  devoir  obscure,  comme  chez  tous  les 
êtres  vivant  dans  un  état  de  demi-civilisation.  Le  pivot  du  drame  est  l'attraction 
charnelle,  pivot  autour  duquel  tournent  tous  les  autres  appétits  naturels  à 
l'homme,  lesquels  deviennent  des  vices,  lorsqu'ils  n'ont  plus  ancun  frein  :  l'ambi- 
tion, la  cupidité,  l'orgueil,  la  paresse,  et  même  l'amour  maternel  poussé  jusqu'au 
crime. 

Un  paysan,  Nikita,  bellâtre  de  village,  est  entré  comme  ouvrier  dans  une  ferme. 
La  femme  du  maître,  Amicia,  se  donne  à  lui.  C'est  de  cet  adultère  que  naîtront 
toutes  les  atrocités  les  plus  effroyables.  Nikita  n'est  pas  un  mauvais  garçon.  Sa 
conscience,  quoique  rudimentaire,  lui  dit  bien  qu'il  commet  des  actions  repré- 
hensibles.  Mais  il  subit  l'ascendant  tout  puissant  de  la  femme  passionnée  qu'il 
aime  et  dont  il  est  aimé.  Cette  femme,  pour  être  libre,  sur  les  conseils  d'un 
démon  femelle,  la  mère  de  Nikita,  empoisonne  son  mari,  vole  l'argent  qu'il  porte 
sur  lui,  au  moment  où  il  expire,  et  épouse  son  amant.  Mais  la  fille  aînée  du  fermier, 
Akoulina,  fille  d'un  premier  lit,  devient  à  son  tour  la  maîtresse  de  Nikita  qui  ne 
sait  point  résister  aux  tentations  de  la  chair.  D'où  une  haine  terrible  entre  la 
belle-mère  et  la  bru,  d'autant  que  Nikita  se  ruine  pourcelle-ci.  La  femme  et  la 
mère  de  Nikita  complotent  de  marier  la  maîtresse  pour  s'en  débarrasser.  Mais 
elle  est  grosse,  et  accouche  le  jour  même  des  accordailles.  Il  faut  faire  dispa- 
raître cet  enfant  qui  compromettrait  tout.  Et  sa  mort  est  décidée.  A  peine  est-il 
né  que  les  deux  mégères  le  remettent  à  Nikita  pour  qu'il  le  tue  et  l'enterre 
ensuite  dans  la  cave.  Le  paysan  résiste;  mais  devant  les  menaces  de  sa  femme 


a32  L'ARTISTE 


d'aller  dénoncer  le  premier  crime,  devant  les  insidieuses  objurgations  de  sa  mère, 
pantelant  d'effroi,  il  prend  l'enfant,  descend  à  la  cave,  lui  creuse  une  petite  fosse, 
et  le  broie  entre  deux  planches.  P'ou  d'épouvante,  il  remonte,  la  besogne  à  moitié 
faite.  Il  a  toujours  dans  les  oreilles  les  cris  de  l'enfant.  <  Comme  il  piaule,  dit-il, 
comme  il  piaule!  »  C'en  est  fait  de  lui;  le  remords  ne  lui  laisse  pas  un  instant  de 
repos.  C'est  en  vain  qu'il  s'enivre  pour  oublier  :  il  a  toujours  présente  la  vision 
du  meurtre,  et  dans  un  élan  désespéré  de  crainte  et  de  repentir,  devant  ses  parents 
atterrés  et  les  gens  de  la  noce  d'Akoulina,  il  confesse  ses  erreurs  et  ses  fautes. 
La  justice  s'empare  de  lui. 

En  réalité,  ce  n'est  point  là  une  étude  particulière  du  paysan  russe,  qu'en  tous 
ses  autres  ouvrages  Tolstoï  a  peint  comme  un  être  essentiellement  doux  et 
résigné,  n'ayant  qu'une  tare,  son  penchant  à  l'ivrognerie.  Le  cadre  est  russe,  mais 
les  passions  qui  s'y  meuvent  avec  une  extraordinaire  intensité,  sont  de  tous  les 
pays,  de  toutes  les  races,  de  tous  les  temps;  et  c'est  ce  qui  fait  la  grandeur  du 
drame.  Dans  ses  effets,  l'on  ne  voit  pas  la  puissance  des  ténèbres,  c'est-à-dire  les 
résultats  de  l'ignorance  et  de  la  misère  intellectuelle,  mais  bien  ceux  de  cette  fatalité 
qui  gouverne  le  monde  et  enlève  à  l'homme  une  part  de  responsabilité.  Aussi 
les  personnages  de  Tolstoï,  si  vivants  soient-ils,  sont  plutôt  des  entités  que  des 
êtres  en  chair  et  en  os.  Le  vieil  Akim,  père  de  Nikita,  incarne  l'esprit  d'abné- 
gation et  de  justice,  de  droiture  et  de  résignation,  mais  l'esprit  qui  s'appuie  sur 
une  foi  aveugle  en  un  dieu  réparateur.  Nikita,  c'est  d'abord  la  brute  humaine 
qui  subit  tous  les  entraînements  de  la  nature,  sans  les  contrôler;  puis  c'est  le 
remords  implacable.  Anicia,  maîtresse  puis  épouse  de  Nikita,  c'est  la  femme, 
naïvement  perverse,  pour  qui  l'amour  est  la  seule  raison,  le  seul  mobile.  La  ter- 
rible Matriona,  mère  de  Nikita  c'est  l'instinct  maternel  toujours  en  éveil,  et  qui 
peut  aller  jusqu'au  meurtre  pour  <t  faire  un  sort  »  à  l'enfant,  pour  le  protéger  et 
le  défendre.  Et  la  rapacité  de  Matriona  ne  lui  ôte  rien  de  ce  caractère,  car  cette 
rapacité  est  la  note  dominante  chez  tous  les  paysans.  Il  n'est  pas  jusqu'à  ce 
grossier  ouvrier  de  Nikita,  le  buveur  d'eau-de-vie  Mitrich,  qui  ne  personnifie 
une  idée,  celle  de  la  philosophie  populaire  et  gouailleuse,  grande  diseuse  de 
vérités. 

Les  naturalistes  ont  donc  triomphé  bien  mal  à  propos,  en  faisant  de  ce  drame 
une  œuvre  sœur  des  leurs.  Une  peinture  exacte  du  milieu,  quelques  violences  de 
langage  les  ont  trompés,  ou  ce  qui  est  plus  vrai,  leur  ont  permis  de  crier  au 
naturalisme  tels  qu'ils  l'entendent.  Mais  ces  violences  de  langage,  qui  ont  choqué 
bien  des  gens,  d'où  viennent-elles?  Des  traducteurs.  Ils  se  sont  cm  forcés  de 
trouver  aux  invectives  russes  des  invectives  françaises  équivalentes.  Alors  on  est 
tout  surpris  d'ouïr  les  expressions  suivantes,  sortant  de  la  bouche  de  paysans  de  la 
grande  ou  de  la  petite  Russie  :  «  Crampon,  cramponner,  flegmar,  lâcher,  monter 
le  coup,  se  rebiffer,  chameau,  garce,  salope,  faire  le  malin...  »  Si  bien  que,  fré- 


LES   THEATRES  233 


quemment,  on  se  figure  assister  à  quelque  mascarade  improvisée  par  une 
douzaine  d'indigènes  des  Batignolles,  costume's  en  moujiks. 

Les  auteurs  ont  pensé  donner  ainsi  de  la  force  au  dialogue,  alors  qu'ils  ne  l'ont 
qu'affaibli,  une  traduction  devant  donner  non  pas  la  lettre  mais  le  sens  de  l'ori- 
ginal. Les  mots  ont  une  physionomie  particulière  qui  n'est  pas  la  même  dans 
chaque  langue,  tout  en  ayant  la  même  signification,  ce  qui  fait  que  les  équiva- 
lents sont  souvent  erronés.  M.  Méténier  a  expliqué  qu'il  avait  soumis  la  traduction 
à  Tolstoï  et  que  celui-ci  l'avait  approuvée.  Mais  Tolstoï  doit  parler  en  français 
académique  et  il  ne  s'est  assurément  pas  rendu  compte  de  la  sensation  bizarre 
que  des  termes  d'argot  parisien  produiraient  sur  des  gens  de  Paris. 

Ces  imperfections  ne  nous  ont  pas  empêché  d'admirer  le  drame  et  de  juger  sa 
haute  valeur,  bien  que,  en  toute  sincérité,  les  procédés  soient,  à  peu  de  différence 
près,  les  mêmes  que  ceux  des  anciens  «mélos  » ,  mais  employés  par  un  homme  de 
génie  ;  et  il  est  telle  nouvelle  de  Tolstoï,  notamment  celle  qui  a  pour  titre  Là  ou 
est  l'amour,  là  est  Dieu,  que  je  préfère  de  beaucoup  à  la  Puissance  des  Ténèbres, 
supérieurement  interprétée,  du  reste,  par  la  troupe  d'artistes  amateurs  de 
M.  Antoine. 

Le  Théâtre-Libre  a  donc  eu  le  grand  mérite,  après  d'honorables,  si  non  triom- 
phantes tentatives,  de  nous  donner  une  oeuvre  forte,  d'une  philosophie  peu  en 
rapport,  sans  doute,  avec  nos  idées,  mais  accessible  à  nos  goûts  artistiques.  Ne 
vaudrait-il  pas  mieux  qu'il  continuât  dans  cette  voie  et  qu'il  mît  à  la  scène  quel- 
ques chefs-d'œuvre  de  littératures  étrangères,  que  le  mercantilisme  des  directeurs 
de  nos  grands  théâtres  repousse,  ce  qui  lui  permettrait  de  chercher  patiemment  et 
de  trouver  les  écrivains  français  qui  apporteront  vraiment  du  nouveau,  au  lieu  d'ac- 
cepter à  la  légère  des  pièces  qui  pourraient  être  jouées  n'importe  où,  en  atténuant 
certaines  crudités  de  style  qui  sont  à  l'audace  ce  que  la  jactance  est  à  la  bravoure, 
ou  nous  servir  des  retapages  de  romans  archiconnus? 

C'est  cela  qui  doit  être  fait,  à  moins  que  le  Théâtre-Libre  veuille  changer  son 
nom  contre  celui  de  :  Théâtre  de  la  Camaraderie.  —  Sutter  Laumann. 


Opéra.  —  La  Dame  de  Monsoreau,  opéra  en  quatre  actes,  par  Auguste  Maquet, 
d'après  son  roman  et  son  drame  en  collaboration  avec  Alexandre  Dumas- 
musique  de  M.  Gaston  Salvavre. 

Comment  un  drame  superbe,  vivant,  mouvementé,  peut-il  faire  un  aussi  mé- 
diocre poème  d'opéra  ?  Question  multiple  que  quelque  théoricien  dogmatique 


234  L'ARTISTE 


traitera,  un  jour  ou  l'autre,  avec  tous  les  développements  qu'elle  comporte.  Pour 
nous,  il  nous  a  toujours  semblé,  et  l'événement  nous  a  cette  fois  singulièrement 
donné  raison,  que  l'idéal  du  drame  lyrique  résidait  surtout  dans  la  simplicité  de 
cause  et  de  moyens;  qu'un  livret  devait  pouvoir  s'exprimer  par  gestes  et  s'affran- 
chir de  la  parole,  rythmée  et  rimée...  quelquefois,  qui  sert  de  base  à  l'action 
du  musicien;  qu'en  un  mot  la  pantomime  était  la  pierre  de  touche  d'un  bon 
poème  d'opéra.  Comme  la  pantomime  n'exprime  que  les  sentiments  simples  et 
puissants  :  l'amour,  la  haine,  la  terreur,  etc.,  qu'elle  est  inhabile  à  traduire  les 
spéculations  de  la  politique  et  de  la  raison,  la  musique,  qui  vit  de  ces  mêmes 
sentiments  et  les  exprime  d'elle-même  sans  le  secours  de  la  parole,  acquerra 
ainsi,  soutenue  et  commentée  par  les  vers  du  poète,  une  grande  puissance,  une 
sincérité,  une  vérité  que  tous  les  artifices,  si  habiles  soient-ils,  seraient  impuis- 
sants à  atteindre.  Les  cris  seront  vrais,  humains,  émouvants,  les  situations  in- 
téressantes, musicales  ;  et  la  pièce  bien  équilibrée  n'engendrera  pas  la  fatigue  et 
l'ennui. 

On  le  voit,  le  drame  de  cape  et  d'épée  est  peu  fait  pour  répondre  à  un  tel  pro- 
gramme. Ici  l'action  marche,  grouille,  se  précipite  pour  se  compliquer  sans  cesse 
et  se  dénouer  par  des  artifices  toujours  nouveaux  et  toujours  renouvelés.  J'ajou- 
terai que  la  rapidité,  le  mouvement  du  dialogue  qui,  semblable  à  la  lueur  phos- 
phorescente de  deux  épées  ferraillant  dans  l'ombre,  scintille  sans  cesse,  masque, 
dissimule  certains  incidents  peu  vraisemblables  que  la  musique,  qui  ralentit 
l'action,  dévoile  et  rend  ridicules.  Telles,  dans  \aDame  de  Monsoreau,  la  scène 
où  Bussy  entre  dans  la  maison  du  faubourg  Saint-Antoine  et  pénètre  dans  la 
chambre  de  Diane  comme  dans  un  moulin;  et  encore  la  scène  oii  le  même  Bussy 
échange  avec  Diane,  au  carrefour  de  l'Arbre-Sec,  là  où  quelques  instants  au- 
paravant s'ébattaient  grisettes  et  escoliers,  et  où  vont  défiler  tout  à  l'heure,  les 
moines  de  la  Ligue,  ses  confidences  ultra-amoureuses.  Tout  cela  a  choqué,  et  l'on 
a  ri,  et  quand  on  rit 

Le  drame  représenté  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  avec  un  énorme  succès  à 
l'Ambigu,  comportait  neuf  tableaux,  l'opéra  n'en  a  conservé  que  sept  :  d'abord, 
l'étang  de  Beaugé  où  Diane  de  Méridor  a  été  conduite  par  ordre  de  son  ravisseur 
le  duc  d'Anjou  et  d'où  Monsoreau  la  délivre  en  la  faisant  passer  pour  morte, 
noyée,  en  laissant  flotter  son  voile  sur  l'étang;  puis  les  noces  de  Saint-Luc  et 
de  Jeanne  de  Cossé-Brissac,  où  Bussy  vient  demander  vengeance  au  nom  du 
père  de  Diane  devenu  fou  en  apprenant  la  mort  de  sa  fille,  et  où  les  mignons 
provoquent  Bussy  et  les  fidèles  du  duc  d'Anjou;  ensuite,  la  bataille  de  la  rue 
Saint-Antoine,  où  Bussy  fait  face  aux  quatre  mignons  qui  l'assaillent  et  va  suc- 
comber quand  la  porte  de  la  maison  de  Diane  s'ouvre  et  le  sauve  ;  la  maison  de 
Diane,  où,  pour  échapper  aux  poursuites  du  duc  d'Anjou  qui  sait  qu'elle  n'est 
pas  morte  et  a  découvert  sa  retraite,  la  jeune  fille  épouse  Monsoreau  qu'elle 


LES   THEATRES  235 


n'aime  pas  ;  le  Louvre,  où,  malgré  Bussy  et  à  son  cœur  défendant,  le  duc 
d'Anjou  est  contraint  de  présenter  Diane  au  roi  sous  le  nom  et  le  titre  de  com- 
tesse de  Monsoreau  ;  le  carrefour  de  l'Arbre-Sec  avec  le  ballet  des  fous,  les  confi- 
dences de  Diane  et  de  Bussy  et  la  procession  de  la  Ligue.  Ici  était  le  tableau  de 
la  conspiration  au  couvent  des  Génovéfains,  qui  existe  dans  le  libretto,  mais  qui  a 
été  supprimé.  Le  duc  d'Anjou  et  Monsoreau  y  sont  arrêtés  et  conduits  à  la  Bas- 
tille. On  comprend  dès  lors  le  dénoument  qui,  ainsi  qu'il  est  présenté  à  l'Opéra, 
est  incompréhensible.  —  Comment,  Monsoreau  libre,  Bussy  peut-il  aller  chez  sa 
femme,  se  prendre  au  piège  comme  un  simple  jobard  ?  Monsoreau  embastillé, 
tout  change  et  l'opéra  se  termine,  comme  le  drame,  par  la  célèbre  arquebusade. 
Monsoreau  rendu  à  la  liberté  vient  accompagné  d'une  bande  d'assassins  sur- 
prendre Diane  et  Bussy.  Finalement  celui-ci  succombe,  mais  avant  de  mourir, 
il  frappe  le  comte  avec  le  poignard  que  lui  tend  le  page  de  Saint- Luc. 

Auguste  Maquet  qui,  malgré  sa  grande  expérience,  a  cru  qu'il  suffisait  de 
rimer  un  beau  drame  de  cape  et  d'épée  pour  faire  un  bon  poènxe  d'opéra,  s'est 
trompé  une  seconde  fois  dans  le  choix  du  collaborateur  anonyme  chargé  de  tra- 
duire sa  prose  en  langage  des  dieux.  Vraiment  le  poète  inconnu  «  qui  ne  dit 
point  son  nom  »,  n'a  pas  eu  l'inspiration  heureuse  les  jours  où  il  a  travaillé  à  la 
Dame  de  Monsoreau.  Il  y  a  surtout  le  fameux  :  «  Je  reviendrai  !  »  dont  on  gar- 
dera  longtemps  le  souvenir. 

Quant  à  la  partition,  il  vaut  mieux  n'en  rien  dire.  Où  il  n'y  a  rien,  le  critique 
perd  ses  droits.  Il  convient  cependant,  cette  fois,  de  plaider  les  circonstances 
atténuantes  en  faveur  de  M.  Salvayre.  Ne  parlons  pas  non  plus  du  ballet,  qui 
serait  un  enchantement  pour  les  yeux  si  les  droits  de  l'oreille  n'étaient  si 
cruellement  méconnus.  Il  a  été,  pourquoi  le  taire  ?  franchement  accueilli.  Du 
reste,  quand  la  déveine  s'en  mêle,  ce  n'est  jamais  à  demi.  Plusieurs  incidents 
imprévus  avaient  dès  le  début  soulevé  l'hilarité  de  la  salle,  et  malgré  la  beauté 
des  décors,  la  richesse  des  costumes,  la  splendeur  de  la  mise  en  scène,  MM.  les 
abonnés  se  sont  montrés  impitoyables. 

L'interprétation  est  bonne  :  M.  Jean  de  Reské  est  le  Bussy  idéal,  beau  cavalier, 
chanteur  à  la  voix  douce,  amoureuse,  et  vibrante  ;  M.  Delmas  est  un  superbe 
Monsoreau.  Ces  deux  excellents  artistes  arrivent  parfois  à  faire  illusion  sur  la 
pauvreté  de  la  musique  qu'ils  interprètent.  W^'  Bosmann,  un  peu  froide,  un  peu 
lourde,  possède  une  voix  charmante  qu'elle  dirige  avec  goût;  quant  aux  petits 
rôles,  ils  sont,  ma  foi,  fort  bien  tenus  et  l'ensemble  est  excellent.  Il  ne  manque 
qu'une  bonne  pièce  et  un  peu  de  bonne  musique.  —  Charles  Pigot. 


236  L'ARTISTE 


Théâtre  de  la  Monnaie,  a  Bruxelles.  —  Jocelyn,  opéra  en  quatre  actes  et 
huit  tableaux,  tiré  du  poème  de  Lamartine  par  MM.  Armand  Silvestre  et 
Victor  Capoul,  musique  de  M.  Benjamin  Godard. 

Le  Jocelyn  de  Lamartine,  habilement  mis  en  scène  par  M.  Capoul,  repoétisé 
plus  ou  moins  heureusement  par  M.  Silvestre,  a  servi  de  cadre  à  M.  Godard  qui 
y  a  fait  entrer  sa  musique  de  façon  très  inégale.  Il  est  manifeste  que  le  compo- 
siteur n'a  pas  musicalement  conçu  son  opéra,  dont  le  livret  ne  l'a  inspiré  que 
par  scènes  et  morceaux.  On  connaît  les  romances  de  M.  Benjamin  Godard. 
Elles  se  composent  de  phrases  d'un  beau  souffle,  pleines  d'ampleur  et  de  clarté. 
Leur  grâce  ne  les  empêche  pas  d'être  simples.  Dans  Jocelyn  on  trouve  quel- 
quefois des  mélodies  d'une  mélancolique  douceur  qui  rachètent  la  désespérante 
banalité  où  rampe  l'opéra.  Comme  sujet  et  comme  musique,  Jocelyn  est  un  de 
ces  «  grands  opéras  »  populaires,  implacablement  désignés  pour  le  gros  succès 
par  des  scènes  étonnamment  nouvelles  de  prison,  de  balcon,  de  clair  de  lune, 
de  mort  tragique,  de  reconnaissance  inespérée,  de  contrastes  cruels,  de  malé- 
diction, etc. 

Au  premier  acte,  Jocelyn,  malgré  le  bruit  que  fait  la  noce  de  sa  sœur  Julie, 
répète  d'interminables  adieux  à  la  maison  maternelle;  acte  plein  de  longueurs 
aux  teintes  grises  et  qui  ne  sert  à  rien.  Tout  au  plus,  nous  explique-t-il  pour- 
quoi au  commencement  de  l'action,  au  deuxième  acte,  Jocelyn  se  trouve  prêtre 
—  explication  qui,  malgré  tout  l'intérêt  qu'on  peut  lui  prêter,  n'exige  pas  le 
développement  musical  et  scènique  d'un  acte  entier;  d'autant  plus  qu'il  est 
permis  d'oublier  par  la  suite  que  Jocelyn  a  une  sœur  et  que  cette  sœur  s'est 
bien  mariée  aux  sons  des  violons.  Au  milieu  de  son  désespoir,  Jocelyn  déclare 
avec  émotion  qu'il  veut  dire  adieu  à  «  la  loge  du  chien  ».  Il  n'est  pas  même 
question  de  cette  loge  dans  la  suite  de  l'opéra.  L'acte  deuxième  comprend 
deux  tableaux.  Le  premier  représente  un  site  alpestre  au  sommet  duquel  le  père 
de  Laurence,  à  peine  apparu,  est  frappé  d'une  balle.  Avec  quelque  soutien  il 
descend  de  son  praticable  et  vient  dire  au  souffleur  qu'il  meurt.  Sur  quoi  sa 
fille  s'écrie  :  «  Il  est  mort  1  »  Les  soprani,  contralti,  ténors  et  basses,  correcte- 
ment rangés  pour  ne  cacher  à  aucun  spectateur  l'intéressant  moribond,  avaient 
déjà  crié  assez  haut  :  «  11  chancelle,  il  tombe,  son  sang  coule  à  flots  ».  Toujours 
est-il  que  ce  père  avait  une  raison  inconnue  pour  déguiser  sa  fille  en  garçon. 
Au  deuxième  tableau  (la  grotte  des  aigles),  Jocelyn  à  qui  le  mourant  a  confié 
son  enfant,  s'aperçoit  que  son  «  ami  »  a  un  «  sein  de  femme  ».  De  ce  moment 
à  la  fin  de  l'opéra,  un  irrésistible  amour  rapproche  Jocelyn  et  Laurence,  sous 
des  balcons,  puis  dans  cette  même  grotte,  puis  enfin  à  l'heure  suprême  de  la 
pauvre  femme.  Autour  des  combinaisons  effrontément  adroites  de  cet  amour, 
se  placent   des  hors-d'œuvre   tels  que  l'arrivée  de  la  mère  de  Jocelyn  dans  la 


LES   THEATRES  aSj 

grotte  et  l'épisode  de  l'exécution  de  l'évêque,  autre  hors-d'œuvre  qui  fournit 
deux  tableaux  (troisième  acte^.  Cet  évêque  voulant  se  n  laver  aux  eaux  du 
prêtre  »,  se  confesse  à  Jocelyn  avant  de  se  laisser  couper  la  tête.  On  pourrait 
encore  contester  l'opportunité  d'un  duo  pacifique  entre  un  pâtre  et  une  jeune 
fille,  mais  c'est  précisément  dans  ces  moments  où  l'action  s'arrête  que  la  par- 
tition est  le  plus  intéressante.  Le  tableau  de  la  prison  et  la  scène  de  l'exécution, 
bien  que  pleins  de  poncifs,  ont  des  contrastes  d'une  réalité  saisissante.  En 
ajoutant  une  chanson  de  Laurence  dans  la  grotte  (première  fois)  et  au  balcon, 
et  une  prière  finale,  presque  tout  le  reste  de  la  musique  est  d'une  banalité 
parallèle  à  celle  du  livret.  Le  quatrième  acte  a  trois  tableaux.  Ce  sont  trois  ten- 
tations de  saint  Antoine.  La  première  a  lieu  dans  la  grotte  des  aigles  (cette 
grotte  qu'on  nous  montre  deux  fois  est  absorbante),  la  seconde  à  Paris,  sous  le 
balcon  de  Laurence  (c'est  là  que  Jocelyn,  rappelé  à  son  devoir  par  la  cloche  de 
l'Angelus,  dit  sur  cinq  si  et  un  ré  :  «  Je  suis  prêtre  avant  tout  »),  la  troisième 
enfin  au  seuil  de  l'hôtellerie  où  Laurence  se  sentant  mourir  fait  appeler  un 
prêtre,  le  prêtre...  Jocelyn  qui  passe  précisément  en  procession.  La  toile  tombe 
une  dernière  fois  (elle  est  tombée  sept  fois  déjà)  sur  le  plus  platonique  des 
amours  et  le  plus  méritant  des  prêtres. 

S'il  est  impossible  de  narrer  avec  plus  de  respect  le  sujet  de  Jocelyn,  rendons 
hommage  au  talent  du  compositeur  qu'on  retrouve  aux  quelques  pages  que  j'ai 
citées.  La  personnalité  de  Benjamin  Godard  s'accuse  en  une  inspiration  pure, 
à  la  rêverie  chantée  par  Laurence  aux  troisième  et  septième  tableaux.  Le 
rythme  lent  et  gracieux,  la  simplicité  mélodique  donnent  à  ce  morceau  et  à 
quelques  autres  la  marque  supérieure  des  œuvres  généralement  admirées  de 
l'auteur.  Un  duo  pastoral  d'une  belle  et  naïve  fraîcheur  captive  également, 
mais  est  d'une  originalité  moins  évidente.  Un  motif  religieux  amené  par  l'épi- 
sode de  l'évêque  est  d'une  puissante  ampleur  et  d'une  signification  bien  précise. 
Ce  qui  doit  faire  beaucoup  pardonner  les  choses  incolores  de  Jocelyn,  c'est  la 
hardiesse  avec  laquelle  les  cris  révolutionnaires  s'affirment  au  troisième  acte, 
au  milieu  des  antiques  scènes  de  malédiction,  de  cachot  et  de  marche  au  sup- 
plice. Il  y  a  à  ces  moments  des  pages  d'un  réalisme  musical  heureux  et  qui  est 
peut-être  la  chose  la  meilleure  et  la  seule  réellement  nouvelle  de  l'œuvre. 
M.  Godard  a  fait  là  une  tentative  d'art  et  il  a  réussi  en  artiste  supérieur.  Au 
reste,  n'est-ce  pas  faire  le  plus  grand  éloge  de  son  opéra  que  de  dire  qu'à  pareil 
livret  il  était  difficile  de  donner  meilleure  musique.  Ce  livret,  outrageusement 
impossible  à  un  point  de  vue  moderne,  pêche  autant  du  côté  dramatique  que 
du  côté  poétique.  J'ai  déjà  donné  quelques  échantillons  de  ce  style  où  Jocelyn 
«  boit  ton  sang  et  le  mien  dans  mon  premier  calice  ». 

L'interprétation  du  nouvel  opéra  a  été  parfaite.  M™"  Caron,  Van  Besten, 
Storell,   Gandubert,   Legault;  MM.  Engel,  Séguin,  Vuiche,    Isnardon,   Rouyer, 


238 


L'ARTISTE 


Frankin  forment  un  ensemble  remarquable.  M°"  Caron  a  été  l'objet  d'ovations 
particulières  à  l'occasion  de  sa  rentrée  —  temporaire,  hélas  1  —  à  notre 
Opéra. 

En  ce  temps  où  le  théâtre  libre  entreprend  d'éblouir  les  aveugles,  on  doit 
conseiller  à  MM.  Dupont  et  Lapissida  de  ne  pas  pousser  l'éclectisme  trop  loin 
et  de  se  soucier  mieux  de  la  dignité  d'un  répertoire  où  après  La  Valkyrie 
figurera  bientôt  Les  Maîtres  chanteurs.  M.  Benjamin  Godard  lira  certainement 
avec  plus  d'attention  son  prochain  livret,  avant  de  l'accepter.  C'est  un  soin  que 
l'expérience   lui   commandera    plus    fructueusement  que  le  meilleur   avis.   — 

F.  VURGEV. 


LA    MUSIQUE    A    MONTE-CARLO 


ANDis  que  Paris  grelottait  sous  la 
neige,  tandis  que  bourrasques  et 
froidure  attristaient  l'approche  du 
printemps,  notre  coin  de  littoral, 
toujours  vêtu  de  flots  bleus  et  de  ro- 
siers fleuris,  a  e'te'  le  plus  bienfai- 
sant et  le  plus  hospitalier  asile  contre 
l'hiver  attarde'.  D'autant  plus  nom- 
breux y  affluent  les  e'trangers,  d'au- 
tant plus  suivis  et  appre'cie's  sont  les 
concerts  classiques  et  les  représen- 
tations lyriques  du  Casino  ;  l'attrait  en  est  sans  cesse  renouvelé —  et  le  succès 
aussi  —  par  la  variété  du  répertoire  et  par  une  exécution  hors  de  pair.  Ainsi,  la 
veille,  c'était  une  représentation  de  la  Traviala  avec  M™"  Salla  et  M.  Talazac  ; 
le  lendemain,  c'est,  réunis  dans  le  même  programme  :  la  Symphonie  en  ré 
mineur  de  Schumann,  l'ouverture  de  Michel-Ange  de  M.  Gade,  Y  Étoile  du  Berger, 
la  marche  funèbre  de  Jeanne  d'Arcà^  Lenepveu,  le  deuxième  concerto  de  violon 
de  Wienawski,  très  brillamment  exécuté  par  M.  Birbet  avec  beaucoup  de  virtuo- 
sité et  de  style  ;  En  passant  l'eau,  scherzo  d'allure  bien  originale  par  Stcherbat- 
cheff.  Dans  l'œuvre  de  Verdi,  M">°  Salla  et  M.  Talazac  ont  retrouvé  leur  succès 
de  l'Opéra-Comique,  la  cantatrice  avec  les  scènes  dramatiques  de  la  fin,  le  ténor 
avec  l'air  de  valse  du  premier  acte  ;  un  excellent  artiste,  le  baryton  Frédéric 
Boyer,  les  a  fort  bien  secondés  et  a  montré  un  remarquable  talent  de  chanteur, 


240  L'ARTISTE 


joint  à  un  organe  admirablement  timbre'.  Les  dilettanti,  toujours  nombreux 
dans  le  brillant  public  du  Casino  de  Monte-Carlo,  accueillent  toujours  cette 
ravissante  partition  de  la  Traviata  avec  un  très  vif  plaisir,  surtout  quand  l'inter- 
prétation, comme  cela  a  lieu  ici,  est  vraiment  à  la  hauteur  de  l'oeuvre. 

Richard  Cœur  de  Lion  conserve  ce  privilège  de  toujours  plaire  même  à  ceux 
h  qui  les  exigences  de  l'art  moderne  ne  sont  pas  indifTérentes  ;  maigre'  quelques 
pages  re'ellement  démodées,  la  musique  de  Grétry  garde,  en  cette  œuvre,  d'inex- 
primables séductions,  un  style  élevé  et  magistral.  Le  rôle  du  roi  Richard  a  été 
rendu  avec  beaucoup  d'autorité  par  M.  Talazac  ;  dans  celui  de  Blondel,  M.  Boyer 
s'est  très  justement  fait  applaudir;  M"""  Bilbaut-Vauchelet, Castagne  et  Haman 
ont  eu  leur  juste  et  bonne  part  de  succès. 

Monte-Carlo  a  fêté  Tchaïkowski  avant  Paris,  de  même  que  le  Casino  a  devancé 
rOpéra-Comique  pour  faire  connaître  l'œuvre  nouvelle  de  M.  Lalo,  le  Roi  d'Ys 
dont  l'ouverture  a  été  exécutée  à  l'un  des  concerts  classiques  de  ce  mois,  en 
même  temps  qu'une  suite  d'orchestre,  très  colorée  et  d'une  forme  originale,  du 
Compositeur  russe  ;  le  programme  se  complétait  de  la  Symphonie  héroïque 
Beethoven),  la  Marche  au  supplice  (Berlioz)  et  quelques  beaux  fragments  de 
Samson  et  Dalila  Saint-Saéns),  cet  autre  chef-d'œuvre.  Le  public  du  théâtre  de 
Monte-Carlo,  fort  connaisseur,  dès  lors  très  ouvert  aux  manifestations  artisti- 
ques les  plus  diverses,  ignore  les  partis  pris  d'école,  et  par  suite  prend  un  vif 
plaisir  à  ces  sélections  auxquelles  préside  le  goût  très  sûr  de  M.  Steck.  L'accueil 
fait  au  Barbier  de  Sévilh  ne  pouvait  manquer  d'être  très  empressé,  surtout  avec 
une  distribution  dans  laquelle  M">«  Isaac  chantait  Rosine  ;  M.  Degenne,  Alma- 
viva  ;  M.  Frédéric  Boyer,  Figaro;  lA.  Degrave,  don  Basile.  M"">  Isaac  possède  à 
souhait  la  grâce  légère  de  Rosine  et  y  ajoute,  ce  qui  ne  gâte  rien,  des  qualités  de 
comédienne  et  de  chanteuse  consommée  :  c'est  devenu  une  banalité  de  dire 
qu'elle  est  la  sûreté  et  la  perfection  mêmes.  MM.  Degenne,  F.  Boyer  et  Degrave, 
à  des  titres  divers,  ont  tous  largement  mérité  les  bravos  qui  les  ont  accueillis.  A 
la  leçon  du  troisième  acte,  M™"  Isaac  a  dit  l'air  de  Suzanne  des  Noces  de  Figaro; 
ce  choix  lui  a  valu  un  grand  et  légitime  succès.  —  S.  T. 


^^P 


Le  Directeur-Gérant  :  Jean  Auboize. 


LE   MANS  —   IMPRIMERIE    EDMOND    MONNOYER 


MONOGRAPHIES    ARTISTIQUES 


LA  LEÇON   D'ANATOMIE  DU   D"^  TULP 


PAR    REMBRANDT 


vingt  ans  (1627!,   le  fils  Ju  meunier  de 
Leyde,  ayant  terminé  les  six  anne'cs  ré- 
glementaires d'apprentissage,   avait  par 
cela  même   le   droit  de    signer   ses  ta- 
bleaux et   faisait  partie  d'une  corpora- 
tion de  peintres.  Cinq  ans  plus  tard,  à 
peine   installé    dans   la    florissante    cité 
d'Amsterdam,   il  créait  un  de  ses  plus 
beaux  ouvrages,  la  perle  du  musée  Royal 
de     La    Haye.     Les    artistes    vraiment 
grands,    après    quelques    tâtonnements 
inévitables,  débutent  d'ordinaire  par  un  coup  de  maître. 
L'idée  de  ranger  autour  d'un  cadavre  d'amphithéâtre  les  portraits  d'un  cer- 
1888  —  l'artiste  —  T.  I  t6 


242  L'ARTISTE 


tain  nombre  de  docteurs  n'est  pas  une  invention  du  génie  de  Rembrandt. 
M.  Vosmaér,  d'abord  dans  une  érudite  brochure,  puis  dans  son  grand  ouvrage 
(Rembrandt,  sa  vie  et  ses  œuvres,  La  Haye,  1877),  ^  de'crit  plusieurs  leçons 
d'anatomie,  celles  d'Aart  Pietersen,  de  Thomas  de  Keyser,  de  Pieter  van  Micre- 
velt,  de  De  Gheyn,  antérieures  à  celle  qui  nous  occupe,  et  dans  lesquelles  le 
jeune  artiste  devait  trouver  de  précieux  éléments  d'inspiration. 

Rembrandt  n'était  pas  un  inconnu  à  Amsterdam  lorsqu'il  vint  s'y  établir  (1) 
vers  la  fin  de  i63i.  Il  y  avait  déjà  vécu  comme  élève  de  Lastman  —six  mois, 
disent  les  biographes,  trois  ans,  croyons-nous  d'après  toutes  les  vraisemblances 
—  pour  achever  son  apprentissage  de  peintre.  Avait-il  déjà  noué  des  relations 
pendant  ce  premier  séjour,  malgré  sa  jeunesse?  Il  est  probable  que  oui,  car 
pendant  les  deux  années  précédentes,  alors  qu'il  vivait  encore  à  Leyde  auprès  de 
ses  parents,  on  lui  avait  commandé  d'Amsterdam  plusieurs  tableaux,  et  peut-être 
même  y  était-il  venu  à  plus  d'une  reprise  pour  faire  des  portraits.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  qu'il  ne  tarda  pas  à  devenir  l'artiste  à  la  mode.  Dès  iG3i,  Van 
Vliet  reproduisait  à  l'eau-forte  ses  tableaux  ;  et  quand  le  docteur  Tulp^  profes- 
seur d'anatomie  et  de  chirurgie  de  la  corporation  des  chirurgiens,  voulut  pla- 
cer dans  la  chambre  du  collège,  selon  la  coutume  du  temps,  son  portrait 
entouré  de  ceux  des  docteurs  de  la  Ghilde,  il  pensa  que  l'homme  le  plus  capa- 
ble d'exécuter  un  pareil  ouvrage  était  Rembrandt  van  Rijn. 

Le  jeune  peintre  se  mit  à  l'œuvre.  Il  étendit  au  premier  plan  de  son  tableau 
un  cadavre  vu  quelque  peu  en  raccourci  ;  le  docteur  Tulp,  debout  derrière  le 
corps,  tenant  avec  sa  pince  les  tendons  du  bras  écorché,  faisait  son  cours  à 
une  assistance  que  l'on  devine  hors  du  champ  de  la  toile  ;  les  six  maîtres  jurés 
de  la  Ghilde  étaient  autour  de  lui,  deux  assis  à  gauche,  tournant  presque  le  dos 
au  public  et  montrant  leur  visage  de  profil,  les  quatre  autres  au  centre 
penchés  en  avant,  regardant  avec  attention,  celui-ci  le  cadavre,  celui-là  le 
professeur,  les  autres  quelque  objet  lointain.  L'un  deux,  Hartman  Hartmansz, 
tenait  à  la  main  la  liste  des  personnages  représentés.  Au  sommet  de  la  compo- 
sition, mais  à  un  plan  recule  et  dans  une  demi-teinte  modeste,  se  tenait  Frans 
van  Loenen,  qui  n'était  pas  maître  juré  de  la  Ghilde  des  chirurgiens. 

II 

Avant  d'examiner  plus  sérieusement  la  Leçon  d'anatomie  au  point  de  vue 
artistique  et  de  discuter  quelques  opinions  émises  à  propos  de  cette  œuvre 

(i)  M.  A.  Bredius  nous  a  communiqué  un  document  public  dans  la  Vieille  Hollande 
(Oud-HoHand),  3«  année,  2«  livraison,  qui  prouve  que  Rembrandt  était  encore  domi- 
cilié à  Leyde,  en  juin  iC3i,  contrairement  à  l'opinion  adoptée  qui  le  faisait  venir  à 
Amsterdam  dès  l'année  i63o. 


MONOGRAPHIES   ARTISTIQUES 


243 


célèbre,  disons  un  mot  de  son  histoire,  de  façon  à  re'unir  tous  les  renseigne- 
ments que  l'on  possède  sur  elle.  Vosmaër,  dont  le  livre  re'sume  les  de'couvertes 
faites  par  ses  devanciers  et  par  lui-même  jusqu'en  1877,  nous  fournira  les  prin- 
cipaux documents. 

La  Leçon  d'anatomie  fut  placée,  en  i632,  dans  une  des  salles  de  la  Ghilde  des 
chirurgiens,  au  Poids  Saint-Antoine.  L'édifice  ainsi  nommé  était  autrefois  une  des 
portes  de  la  ville,  près  du  Marché-Neuf;  il  existe  encore,  et  le  Poids  municipal 
s'y  trouve  toujours.  Le  tableau,  peint  sur  toile,  haut  de  5  pieds  4  pouces,  large 
de  7  pieds  i  pouce,  représentait  les  huit  personnages  dont  les  noms  sont 
conservés  sur  la  liste  numérotée  que  l'un  d'eux  tient  à  la  main.  Les  per- 
sonnages sont,  en  commençant  par  la  droite  :  le  docteur  Tijlp,  Hartman  Hart- 
mansz,  Matthijs  Kalkoen,  Jakob  de  Witt,  Jakob  Blok,  Frans  van  Loenen, 
Adriaan  Slabbraan  et  Jakob  Koolvelt.  Sur  une  pancarte  peinte  dans  le  mur  du 
fond,  on  lit  la  signature  :  Rembrant  /'.  i632.  Cette  forme  de  son  nom  écrite 
sans  d  est  celle  de  son  premier  temps.  Plus  tard,  il  écrira  Rembrandt. 

Le  tableau  fut  nettoyé  et  restauré  à  diverses  reprises.  En  1700,  les  tableaux 
de  la  Ghilde  furent  nettoyés  pour  une  somme  de  25  florins,  soit  52  fr.  5o. 
En  1709,  on  nettoya  encore  douze  tableaux,  parmi  lesquels  la  Leçon  d'anato- 
mie se  trouvait  peut-être.  Mais  elle  se  trouvait  sûrement  dans  le  nettoyage 
de  1732,  qui  fut  fait  pour  tous  les  tableaux  sans  exception;  et  cette  fois-là,  «  le 
manteau  du  docteur  Tulp  »  fut  officiellement  «  réparé  ».  Tous  les  tableaux  de 
la  Ghilde,  sans  exception,  furent  nettoyés  enc~ore^  une  fois  en  1781,  par  le 
peintre  Quinckhart.  Hulswit  fut  chargé  de  rentoiler  le  tableau  en  1817,01  le 
compte  de  ce  travail  a  été  publié  par  le  D"'  Tilanus,  dans  sa  Description  des 
tableaux  de  la  Ghilde  des  chirurgiens  (Amsterdam,  i865).  Nous  le  retrouvons 
dans  Vosmaer  (p.  492),  avec  la  plupart  des  détails  susénoncés  : 

2  juin,  pour  une  peinture  de  Rembrandt,  rentoilée,  nettoyée  et 

remise  en  bon  état 440  florins. 

Fourniture  de  toile  et  de  cadre : 12        2 

Transport  alleT  et  retour i         m 

Total 453  Û.  3i 

Il  a  été  restauré  une  fois  encore  en  1860  par  M.  E.  Le  Roy. 

Cette  énumération  prouve,  beaucoup  mieux  que  tous  les  raisonnements  du 
monde,  que  les  chefs-d'œuvre  ont  la  vie  terriblement  dure,  ou  qu'on  a  quelque 
peu  exagéré  le  danger  des  nettoyages,  —  ce  qui  ne  veut  pas  dire  toutefois 
qu'on  doive  nettoyer  les  tableaux  sans  précaution. 

Il  serait  difficile  de  citer  toutes  les  reproductions  faites  d'après  la  Leçon 
d'anatomie.  Voici  la  jiste   de  Vosmaër,  qui  est  assez  complète  : 

0  En  1760,  J.  Dilhof  a  fait  d'après  ce  tableau  un  dessin  à  la  pierre  noire  et  à 
l'encre  de  Chine,   qui    se   trouvait    dans  la   collection    de    Ploos   van   Amstcl. 


244  L'ARTISTE 


Actuellement,  chez  Fr.  Millier,  H.  Pothoven,  un  dessin  pareil  à  l'encre  de 
Chine,  —  gravé  par  J.  de  Frey  avec  l'adresse  /.  de  Frey  f.  aqua  forte  17^8. 
J.  de  Frey  excudit  Amstelodami ;  au  trait  par  F.-L.  Huygens;  à  l'aquatinte  par 
Cornillet,  à  deux  reprises;  lithographie  par  Binger,  par  H.-J.  van  den  Hout  et 
par  H.-J.  Zimmerman.  Chromolith.  par  Lankhout,  i865,  et  par  Ijzerdraad. 
Grave  dans  le  recueil  de  Réveil.  Eau-forte  par  W.  Unger  et  par  L.  Flameng.  » 

Le  tableau  resta  dans  la  salle  de  la  Ghilde  jusqu'en  1828.  A  cette  époque,  la 
Ghilde  le  mit  en  vente  publique,  au  profit  du  fonds  des  veuves  de  chirur- 
giens. Le  sacrifice  paraissait  définitif  et  le  tableau  serait  allé  à  l'étranger,  pro- 
bablement en  Angleterre,  car  M.  Nieuwenhuys  était  déjà  parti  de  Londres  pour 
négocier  l'achat;  mais  grâce  à  l'intervention  du  bourgmestre  d'Amsterdam  et  du 
ministre,  le  roi  Guillaume  i<""  acheta  le  tableau  à  l'amiable  pour  32,ooo  florins 
(70,400  fr.).  Tel  est  du  moins  le  prix  indiqué  par  MM.  Scheltema  et  Immerzeel. 
Burger  fait  remarquer  que  le  chiffre  de  36,5oo  florins,  donné  par  Smith,  doit 
comprendre  divers  frais,  par  exemple  ceux  de  l'expertise,  à  laquelle  furent  em- 
ployés par  la  corporation  MM.  Brondgeest  et  de  Vries,  par  le  roi  MM.  Apos- 
tole  et  Saportas. 

La  Leçon  d'analomie,  ainsi  sauvée  de  l'exil,  fut  placée  au  Musée  Royal  de 
La  Haye,  où  elle  est  encore,  comme  chacun  sait,  dans  un  cadre  noir  extrême- 
ment simple,  qui  l'isole  de  la  façon  la  plus  heureuse. 


III 


0  Le  sublime  de  ce  tableau,  dit  M.  Vosmaër,  n'est  pas  dans  l'ordonnance, 
dans  les  admirables  portraits,  leur  caractèrCj^  leur  expression  ;  ou  dans  la 
beauté  du  coloris  et  de  l'exécution.  Il  est  surtout  dans  la  conception,  qui  en 
fait  une  œuvre  universelle  et  impérissable.  » 

La  discussion  sérieuse  d'un  chef-d'œuvre  fait  lever  comme  un  vol  d'oiseaux 
effarouchés  une  foule  d'idées  générales  qui  tournoient  autour  de  lui.  Il  y 
aurait  beaucoup  à  dire  sur  les  deux  dernières  lignes  de  la  phrase  citée.  Le 
mot  «  conception  »  peut  facilement  prêter  à  des  malentendus,  car  il  permet  de 
confondre  la  conception  morale  ou  poétique  avec  la  conception  picturale.  On 
ne  peut  hésiter  à  reconnaître  que  Rembrandt  perfectionna  la  donnée  des 
Leçons  d'anatomie  antérieures  en  y  ajoutant  une  sorte  d'unité  morale  par  le 
choix  d'un  sujet  qui  concentre  l'attention  et  qui  réunit  plusieurs  personnages 
dans  une  action  commune.  Mais  il  nous  parait  dangereux  d'attacher  à  ce  mérite 
très  réel,  très  sérieux,  une  trop  grande  importance  au  détriment  des  qualités 
maîtresses  que  M.  Vosmaër  a  d'ailleurs  si  justement  énumérées.  Examinons 
donc  le  tableau  au  point  de  vue  exclusivement  pictural. 


MONOGRAPHIES   ARTISTIQUES  245 


L'impression  première  quand  on  s'approche  de  la  Leçon  d'anatomie,  même 
avant  qu'on  ait  eu  l'idée  de  se  demander  quel  est  le  sujet  du  tableau;  l'impres- 
sion dernière,  quand  on  a  eu  le  loisir  d'admirer  et  d'analyser  ce  chef-d'œuvre, 
est  par-dessus  tout  celle  d'une  parfaite  harmonie  au  double  point  de  vue  de  la 
couleur  et  du  clair-obscur.  Le  cadavre,  quoique  placé  assez  bas  dans  la  toile, 
non  loin  du  cadre,  est  un  centre  lumineux  autour  duquel  se  distribuent,  suivant 
une  loi  d'équilibre  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les  lois  de  la  mécanique,  les 
valeurs  claires  des  têtes  et  des  collerettes,  les  bruns  des  fonds,  les  gris  et  les 
noirs  des  vêtements. 

On  ne  peut  se  lasser  de  reposer  ses  yeux  sur  cette  harmonie  fine  et  transpa- 
rente. Le  tableau  n'est  certainement  plus  ce  qu'il  était  en  i632,  mais  il  est  resté 
clair,  avec  des  demi-teintes  profondes  et  sonores  ;  les  vêtements  forment  une 
riche  gamme  de  tons  presque  neutres,  depuis  le  noir  de  velours  du  manteau  du 
docteur  Tulp,  jusqu'au  brun  de  la  figure  du  sommet,  en  passant  par  une  foule 
de  nuances  intermédiaires.  Un  seul  costume,  celui  de  Jakob  de  Witt,  c'est-à- 
dire  du  personnage  qui  regarde  le  cadavre  en  se  penchant  dessus,  est  d'un  gris 
violet-rougeâtre  qui,  néanmoins,  même  au  temps  de  sa  première  fraîcheur, 
devait  se  fondre  dans  l'harmonie  générale. 

Les  têtes,  quoiqu'on  en  puisse  facilement  trouver  de  plus  parfaites  dans  cer- 
tains portraits  isolés  de  Rembrandt,  sont  presque  toutes  belles  et  vivantes,  assez 
franchement  caractérisées,  peintes  avec  souplesse  et  enveloppées,  avec  tout  le 
reste  de  la  scène,  dans  une  vapeur  lumineuse  doucement  flottante  qui  estompe 
légèrement  leurs  formes  comme  le  fait  en  été  l'atmosphère  au-dessus  des  plaines 
surchauffées. 

La  main  gauche  du  docteur  Tulp  est  la  nature  même,  une  nature  exquise  ; 
elle  se  lève  avec  le  mouvement  de  jonction  du  pouce  et  de  l'index  qui,  on  ne 
sait  pourquoi,  est  le  geste  de  la  persuasion  ;  la  lumière  la  baigne  et  glisse  entre 
ses  doigts  comme  pour  les  caresser.  Remarquons  à  ce  propos  l'art,  sans  doute 
instinctif  dans  une  certaine  mesure,  mais  profond  et  savant,  avec  lequel  Rem- 
brandt a  supprimé  ou  éteint  les  mains  des  autres  personnages,  qui  auraient  sans 
cela  multiplié  les  taches  claires  aux  dépens  de  l'effet  d'ensemble. 

Le  problème  était  d'ailleurs  assez  compliqué  comme  cela  :  il  consistait  à  dis- 
poser sur  un  fond  neutre  d'architecture,  autour  d'un  cadavre  nu,  huit  larges 
collerettes  blanches  surmontées  de  huit  têtes  suffisamment  éclairées,  puisqu'elles 
étaient  des  portraits,  et  à  conserver  au  milieu  de  cette  complexité  une  harmo- 
nie simple  et  calme.  Ce  problème  a  été  merveilleusement  résolu.  Sans  parler 
d'autres  qualités  telles  que  la  beauté  déjà  assez  grande  du  dessin,  la  vérité  de 
l'expression,  la  vivante  justesse  des  attitudes  ;  si  l'on  se  place  au  seul  point  de 
vue  de  l'arrangement  pittoresque,  de  la  forme  et  de  la  distribution  des  masses 
plus  ou  moins  foncées,  quel  art  consommé  1  quelle  fécondité  de  ressources  1 


246  L'ARTISTE 


quelle  hardiesse  cachée  sous  un  air  d'indifférente  naïveté,  sous  une  apparente 
absence  de  recherche  dans  la  composition  ! 

En  effet,  la  grande  note  claire  du  cadavre  n'est  pas  du  tout  au  centre  :  elle 
occupe  tout  au  plus  le  tiers  inférieur  de  la  toile  ;  et  sur  les  deux  tiers  restants, 
l'un  renferme  sept  personnages,  tandis  que  l'autre  en  contient  un  seul,  le  doc- 
teur Tulp;  encore  ce  dernier  est-il  très  rapproché  du  centre.  Si  l'on  ne  connais- 
sait pas  le  tableau,  cette  description  donnerait  une  idée  fort  médiocre  de  l'ha- 
bileté d'arrangement  du  peintre.  Mais  cette  idée  serait  le  contraire  de  la  vérité. 

La  figure  du  docteur  Tulp  fait  absolument  équilibre  à  toutes  les  autres  — 
sans  compter  qu'elle  gagne  en  importance  morale  par  son  isolement,  —  et  sa 
collerette,  la  plus  petite  de  toutes,  à  peine  bordée  d'une  imperceptible  den- 
telle, cette  collerette  si  exiguë,  seul  point  brillant  de  toute  la  moitié  droite  du 
tableau,  constitue  par  cela  même  un  rappel  très  précieux  de  toutes  les  notes 
claires  qui  se  multiplient  dans  la  moitié  gauche.  Trois  personnages  penchés  en 
avant  occupent  le  centre  du  groupe  ;  leurs  collerettes,  l'une  raide  et  presque 
plate,  les  deux  autres  plus  ou  moins  molles  et  plissées,  sont  coupées  par  la 
variété  des  attitudes  et  par  les  ombres  portées  des  têtes,  de  manière  à  donner 
l'impression  d'une  heureuse  irrégularité,  d'une  variété  savante  qui  satisfait 
pleinement  le  regard.  Un  peu  plus  à  gauche,  près  de  la  tête  du  cadavre,  le  pro- 
fil triangulaire  de  la  collerette  du  docteur  Slabbraan  élargit  dans  une  juste 
mesure,  de  ce  côté,  le  champ  des  masses  claires.  Mais  vers  les  bords  de  la  toile, 
tout  s'assombrit  un  peu,  de  façon  à  interdire  l'éparpillement  de  l'effet  :  les  jam- 
bes du  cadavre  et  le  livre  placé  dans  le  coin  droit  inférieur,  les  têtes  et  les  col- 
lerettes de  Koolvcld,  de  Van  Loenen  et  de  Hartmann  Hartmansz,  y  compris 
les  mains  de  ce  dernier  et  le  papier  qu'il  tient,  —  en  un  mot  tous  les  objets 
qui  auraient  pu  attirer  trop  vivement  le  regard  loin  du  centre,  —  sont  dans  la 
demi-teinte  d'ombres  portées  par  des  corps  situés  hors  de  la  composition. 

De  la  sorte,  on  peut  s'écrier  en  présence  de  ce  chef-d'œuvre  :  —  Que  d'unité 
dans  cette  richesse  ! 

Ou  bien,  changeant  de  point  de  vue,  on  peut  dire  aussi  justement  :  —  Que 
de  richesse  dans  cette  simplicité  1 

Mais,  tout  compte  fait,  c'est  la  simplicité,  l'harmonie,  l'unité  qui  domine. 

Pendant  que  nous  prenions  des  notes  devant  la  Leçon  d'anatoniie,  nous  avons 
éprouvé  une  impression  très  curieuse  :  à  chaque  fois  que  nos  regards  se  rele- 
vaient de  dessus  le  papier  blanc  pour  se  porter  sur  le  tableau,  c'était  une  nou- 
velle surprise,  un  nouveau  choc  d'admiration,  comme  si  le  chef-d'œuvre  nous 
fût  apparu  pour  la  première  fois  1  L'effet  produit  avait  certainement  une  cause 
physique,  ou  plutôt  physiologique  :  la  rétine,  recevant  pendant  un  certain  nom- 
bre de  secondes,  l'image  d'une  feuille  de  papier  toute  blanche,  se  repose  par 
cela  même,  et  devient  apte  à  sentir  avec  plus  d'intensité  et  de  justesse  les  rap- 


I 


MONOGRAPHIES   ARTISTIQUES  247 


ports  de  valeurs  les  plus  délicats.  Si  cette  explication  est  vraie,  il  se  trouve 
que,  sans  s'en  douter  le  moins  du  monde,  les  touristes  qui  lisent  dans  leurs 
guides  la  description  des  tableaux  place's  devant  eux,  sont  dans  les  meilleures 
conditions  pour  jouir  de  la  beauté  des  œuvres  d'art,  à  supposer  toutefois  qu'ils 
aient  une  certaine  éducation  de  l'œil  et  de  l'esprit.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  Leçon 
d'anatomie  nous  a  laissé  l'impression  d'un  calme  doux  et  profond,  d'une  séré- 
nité presque  religieuse,  et  il  nous  a  semblé  reconnaître  entre  ce  chef-d'œuvre  et 
les  ouvrages  du  grand  Léonard  une  certaine  parenté. 


IV 


Toute  chose  humaine  étant  un  sujet  de  controverse,  il  ne  faut  pas  s'étonner 
que  les  jugements  portés  sur  la  Leçon  d'anatomie  soient  très  divers.  M.  Vos- 
macr  approuverait  sans  aucun  doute  notre  enthousiasme,  sauf  peut-être  à  dis- 
cuter avec  nous  sur  des  nuances;  mais  il  y  a  des  personnes,  critiques  et  artis- 
tes, qui  considèrent  ce  tableau  comme  une  œuvre  de  jeunesse  sans  grande 
conséquence.  A  ne  prendre  que  les  écrivains  d'art  qui  ont  publié  leur  opinion, 
nous  en  trouverons  plus  d'un  qui  est  resté  assez  calme  devant  ce  que  d'autres 
appellent  un  chef-d'œuvre. 

Fromentin  est  le  plus  sévère  de  tous  : 

«  Je  serais  fort  tenté,  —  dit-il  dans  Les  Maîtres  d'autrefois,  p.  291,  —  de  me 
taire  sur  la  Leçon  d'anatomie.  C'est  un  tableau  qu'il  faudrait  trouver  très  beau, 
parfaitement  original,  presque  accompli,  sous  peine  de  commettre,  aux  yeux  de 
beaucoup  d'adorateurs  sincères,  une  erreur  de  convenance  ou  de  bon  sens.  11 
m'a  laissé  très  froid,  j'ai  le  regret  d'en  faire  l'aveu...  » 

Ce  que  P'romentin  met  au-dessus  de  tout  dans  son  esthétique  de  peintre,  c'est 
le  ton  clair  et  brillant,  le  vif  échantillonnage  des  couleurs,  l'impeccable  certi- 
tude dans  l'improvisation,  la  verve  brûlante  ou  joyeuse  de  l'artiste  exprimée  par 
l'exécution  ardente  ou  spirituelle  ;  en  un  mot,  tout  ce  qui  fait  le  mérite  des 
grands  ouvrages  de  Rubens  ou  même  de  Frans  Hais.  Rien  de  tout  cela  ne  se 
trouve  dans  la  Leçon  d'anatomie.  Ce  qui  s'y  trouve,  le  critique-peintre  n'en  voit 
qu'une  partie  ;  mais  cette  partie  est  tellement  importante,  qu'elle  aurait  dû 
suffire  à  elle  toute  seule  pour  lui  faire  porter  un  tout  autre  jugement.  Eh  I 
quoi,  plusieurs  têtes,  quatre,  à  les  bien  compter  «  parfaitement  construites  sans 
contours  visibles,  modelées  par  l'intérieur,  en  tout  vivantes  d'une  vie  particu 
Hère,  infiniment  rare,  et  que  Rembrandt  seul  aura  découverte  sous  les  surfaces 
de  la  vie  réelle  »,  trouvez-vous  cela  si  commun  dans  l'histoire  de  l'art?  Avec 
tous  les  défauts  que  l'on  voudra,  une  œuvre  qui  posséderait  ces  mérites  si  rares 
pourrait  n'être  pas  le  chef-d'œuvre  de  son  auteur;  mais  elle  serait  à  coup  sûr  un 


248  L'ARTISTE 


chef-d'œuvre  qui  ne  devrait  laisser  personne  o  très  froid  ».  Passons  condamna- 
tion sur  le  cadavre,  qui  est  un  peu  vide  en  effet,  et  qui  mériterait  quelque  blâme 
s'il  ne  constituait  la  note  principale  d'une  belle  harmonie  dont  Fromentin 
semble  n'avoir  pas  été  assez  frappé,  et  arrivons  à  la  couleur. 

Ici,  sentence  dure  et  brève  ;  la  mort  sans  phrases  : 

«  La  tonalité  générale  n'est  ni  froide  ni  chaude;  elle  tst  jaunâtre.  » 

Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  prouver  ailleurs,  à  propos  du  chef-d'œuvre 
improprement  appelé  la  Ronde  de  nuit,  que  la  couleur  et  l'effet  actuel  de  ce 
tableau  célèbre  ne  méritent  ni  les  violents  reproches  de  certains,  ni  l'en- 
thousiasme lyrique  de  certains  autres.  Eloges  et  blâmes  auraient  dû  ménager 
la  peinture  et  s'arrêter  à  la  couche  d'épais  vernis  roussâtre  qui  la  recouvre.  Eh 
bien  1  quelque  chose  de  semblable,  mais  avec  une  exagération  beaucoup  moin- 
dre, s'est  passé  au  sujet  de  la  Leçon  d'anatomie.  Fromentin  parle  d'une  tonalité 
jaunâtre  :  il  aurait  pu  aller  plus  loin  et  pousser  jusqu'au  vcrdâtre,  sans  sortir 
de  la  vérité.  Mais  à  qui  la  faute  ? 

Rendons  à  César  ce  qui  est  à  César.  Si,  dans  ce  chef-d'œuvre,  les  collerettes 
que  le  peintre  avait  faites  blanches  et  grises  sont  devenues  d'un  gris-verdâtre  ; 
si  ses  personnages  blonds  n'ont  plus  de  rose  sur  les  joues;  si  les  chairs  jadis 
nacrées  de  quelques-uns  d'entre  eux  semblent  aujourd'hui  faire  croire  que  les 
docteurs  de  la  Ghilde  avaient  tous  contracté  une  maladie  de  foie,  la  faute  en 
est  aux  vernisseurs  et  à  eux  seuls. 

Un  homme  averti  en  vaut  deux,  dit  un  sage  proverbe.  Nous  avons  la  con- 
viction qu'une  fois  avertis,  les  visiteurs  du  musée  de  La  Haye  regarderont 
l'œuvre  de  Rembrandt  avec  d'autres  yeux,  et  qu'il  leur  sera  très  facile  de  re- 
trouver à  travers  le  vernis  devenu  jaune-verdâtre,  la  véritable  couleur  du  fond, 
des  vêtements,  des  collerettes,  des  visages  et  même  des  yeux.  Par  un  petit  tra- 
vail d'abstraction,  ils  opéreront  sans  aucun  danger  un  dévernissage  idéal  qui 
leur  permettra  de  voir  le  tableau,  sinon  tel  qu'il  était  primitivement,  du  moins 
tel  qu'il  serait  devenu  si  les  vernisseurs  n'avaient  pas  passé  par  là. 

Après  le  blâme  immérité,  voici  l'éloge  non  moins  immérité.  Burger,  dans  son 
excellent  travail  intitulé  :  Les  Musées  de  Hollande,  ne  pouvait  manquer  de  con- 
sacrer une  notice  assez  étendue  au  tableau  qui  nous  occupe.  L'étude  est  très 
intéressante,  pleine  de  documents  historiques  empruntés  aux  recherches  de 
Scheltema,  Immerzeel,  etc.  ;  mais  dans  le  jugement  un  peu  tiède  qu'il  porte  sur 
l'œuvre,  nous  ne  relèverons  que  cet  éloge  : 

«  Le  cadavre...  en  pleine  lumière  au  milieu  de  ces  vêtements  noirs,  prend  un 
ton  blême  et  verdâtre  extrêmement  vrai.  » 

Sans  doute,  rien  ne  peut  mieux  convenir  à  un  cadavre  qui  se  respecte,  qu'un 
ton  blême  et  verdâtre.  Mais  récrivez  la  phrase  de  Burger  en  y  changeant  un 
seul  mot  : 


MONOGRAPHIES   ARTISTIQUES 


249 


«  Les  collerettes.. .  en  pleine  lumière  au  milieu  de  ces  vêtements  noirs,  pren- 
nent un  ton  blême  et  verdâtre  extrêmement  vrai.  » 

Sous  cette  nouvelle  forme,  le  jugement  porté  devient  assez  comique.  Pour- 
tant, dans' le  tableau  de  La  Haye,  les  collerettes  sont  verdâtres  à  peu  près  autant 
que  le  sujet  de  dissection,  et  si  Rembrandt  doit  être  loué  pour  la  conscience 
avec  laquelle  il  a  rendu  les  tonalités  cadavériques,  on  doit  nécessairement  le 
louer  d'avoir  pousse  la  conscience  jusqu'à  transporter  ces  tonalités  sur  le  linge 
des  docteurs.  Mais  si  l'on  est  forcé  de  reconnaître  que  le  jaune-verdâtre  des 
collerettes  provient  des  vieux  vernis,  adieu  «  l'extrême  vérité  »  de  ce  même  ton 
dans  le  cadavre.  O  vernisseurs,  voilà  bien  de  vos  coups  ! 

Reconnaissons  plutôt  tout  simplement  que  l'effet  dramatique  —  dans  ce 
tableau,  du  moins,  —  préoccupait  fort  peu  le  jeune  peintre  de  la  Leçon  d'anato- 
mie ;  le  cadavre  n'était  pour  lui  qu'un  accessoire  obligé,  exigé,  dont  il  songeait 
à  se  servir  pour  motiver  sa  composition  et  pour  faire  largement  résonner 
l'harmonie  musicale  des  valeurs.  Vingt-quatre  ans  plus  tard,  il  devait  faire  une 
seconde  Leçon  d'anatomie,  celle  du  D"'  Deyman,  où  le  cadavre  en  violent  rac- 
courci, trépané,  flancs  ouverts,  superbe  d'horreur,  jouerait  un  rôle  bien  autre- 
ment important  1  Mais  en  iG32,  il  cherchait  autre  chose  ;  il  se  contenta  de  pein- 
dre un  cadavre  quelconque,  sans  grande  recherche  de  vérité,  peut-être  de 
mémoire,  tout  au  plus  avec  l'aide  d'un  léger  croquis  d'après  quelque  modèle 
d'atelier.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'en  i632  il  ait  été  moins  grand  qu'en  i656; 
il  a  été  autrement  grand,  voilà  tout. 

Terminons  cette  étude  par  la  discussion  du  jugement  d'un  remarquable  his- 
torien d'art,  M.  Bode,  conservateur  du  musée  de  Berlin.  Nous  y  trouverons  une 
fois  de  plus  l'occasion  de  prendre  en  flagrant  délit  une  certaine  sévérité  d'ap- 
préciation causée  par  le  vernis.  Voici  comment  M.  Bode  s'exprime  dans  ses 
Studicn  pirgeschichta  der  Holâlndischen  malerei  (Études  pour  servir  à  l'histoire 
de  la  peinture  hollandaise),  p.  SoS  : 

«  Si  ce  tableau  a  fait  époque  dans  la  peinture  hollandaise  et  s'il  a  été  pour 
le  peintre  l'occasion  d'un  éclatant  succès,  ce  n'est  pas  seulement  à  cause  de  la 
maîtrise  de  l'artiste  dans  le  rendu  de  l'individualité  (à  ce  point  de  vue,  il  est 
dépassé  dans  maint  ouvrage  de  Hais  ou  de  Keyser)  ;  c'est  encore  à  cause  de  sa 
façon  de  créer,  par  l'ordonnance  et  l'éclairage,  à  la  place  d'un  certain  nombre 
d'individus  sans  lien  commun,  une  composition  magistralement  équilibrée,  qui 
se  résume  de  la  façon  la  plus  heureuse  dans  le  moment  principal  où  le  savant 
docteur  parle  devant  le  cadavre  ;  c'est  à  cause  de  l'art  avec  lequel,  malgré  la 
traduction  naturalistement  fidèle,  il  fait  disparaître  par  le  charme  du  clair-obs- 
cur tout  ce  que  l'objet  a  de  répugnant.  » 

Toute  la  partie  du  jugement  de  M.  Bode  qui  suit  la  phrase  entre  parenthèses 
nous  paraît  très  remarquable.  11  nous  semble  difficile  d'exprimer  une  idée  juste 


25o  L'ARTISTE 


avec  plus  de  précision.  Mais  faut-il  vraiment,  comme  le  pense  le  savant  conser- 
vateur du  musée  de  Berlin,  refuser  à  cette  œuvre  la  maîtrise  dans  le  rendu  de 
l'individualité?  Faut-il  vraiment  admettre  que  Frans  Hais  et  de  Kcyser  dépas- 
sent, à  ce  point  de  vue,  le  Rembrandt  de  la  vingt-cinquième  année  î  Cela  est 
vrai  pour  certains  portraits  isolés  que  Rembrandt  exécuta  vers  cette  époque, 
portraits  où  l'artiste,  gêné  peut-être  par  les  exigences  de  modèles  bourgeois,  a 
mis  plus  de  fini  superficiel  que  de  vraie  sincérité.  Pour  la  Leçon  d'anatomie,  on 
n'y  voit,  il  est  vrai,  ni  l'étourdissant  brio  de  Hais,  ni  la  facture  substantielle  de 
De  Keyser  :  mais  on  y  trouve  au  moins  deux  ou  trois  têtes  bien  individuelles, 
bien  construites,  bien  vivantes,  telles  enfin  que  ni  Frans  Hais,  ni  de  Keyser  n'en 
ont  peut-être  jamais  fait.  Un  peu  de  mollesse  dans  l'exécution,  voilà  ce  qu'il 
serait  permis  de  leur  reprocher,  si  cette  mollesse  n'était  pas  au  moins  en  partie 
l'effet  du  vernis.  La  Leçon  d'anatomie,  plus  heureuse  que  la  Sortie  d'Amsterdam, 
n'a  subi  ni  le  jus  de  réglisse,  ni  l'huile  grasse  ;  mais  le  vernis  qui  la  couvre 
a  pris  en  vieillissant  une  tonalité  trouble  et  rance.  De  là  ce  modelé  un  peu 
amolli,  ces  traits  légèrement  émoussés;  de  là,  certainement,  la  nécessité  d'un 
examen  attentif  pour  percer  en  quelque  sorte  le  voile  de  douceur  indécise 
dont  le  tableau  est  embrouillardé. 

L'exécution  de  la  Leçon  d'anatomie  est  d'ailleurs  d'une  sagesse  poussée  jus- 
qu'à l'extrême.  Elle  montre  une  main  déjà  très  habile,  mais  surtout  discrète  et 
soigneuse.  Tout  frais  débarqué  de  Leyde,  à  peine  installé  dans  son  nouveau 
séjour,  mis  brusquement  en  face  d'une  commande  considérable,  sentant  sa  car- 
rière attachée  au  résultat  du  terrible  va-tout  qu'il  allait  jouer,  le  jeune  artiste 
dut  évidemment  se  garder  de  laisser  le  champ  libre  à  sa  verve  :  il  mûrit  sage- 
ment la  pensée  de  son  œuvre,  et  quand  l'heure  de  l'exécution  fut  venue,  il  se 
mit  au  travail  avec  l'application  respectueuse,  émue,  presque  timide,  d'un  jeune 
néophyte. 

Mais  quand  l'œuvre  fut  terminée,  on  put  s'apercevoir  que  les  ailes  de  son 
génie  avaient  déjà  poussé  toutes  grandes. 

E.  DURAND-GRÉVH.LE. 


SOUVENIRS    D'UN    CURIEUX 


MADAME    DE    CHEMINOT 


E  n'ai  vu  citée  nulle  part  Madame  de 
Cheminot,  dont  le  corps  de  ballet  de 
rOpe'ra  avait  e'té  le  premier  piédestal 
(mais  si  peu  et  elle  si  enfant  !)  Elle 
avait  cet  âge  heureux  de  treize  à  qua- 
torze ans  où  la  lîeur  va  passer  fruit. 
Un  instant  de  plus  et  ce  sera  Eve  ou 
Pandore,  Phryné  ou  Manon  Lescaut. 
Louis  XV,  oublieux  de  sa  sage  réflexion 
«  qu'il  était  temps  pour  lui  d'enrayer  », 
l'avait  honorée  d'un  regard  et  mise  en 

goût  de  succès.  Devenue  à  la  mode  en  vingt-quatre  heures,  elle  nageait  dans  le 

luxe  et  les  fêtes. 


252  L'ARTISTE 


Par  quelles  merveilleuses  qualités  parvint-elle  si  soudainement  à  soutenir  le 
rôle  du  grand  jour,  cette  existence  privilégiée,  capricieuse,  bizarre,  qui  voit  le 
monde  à  ses  genoux,  elle  qui,  née  à  Pont-à-Mousson,  de  petits  merciers,  avait 
usé  tant  de  sabots,  enjolivés,  seulement  le  dimanche,  de  pantoufles  noires,  avant 
de  fouler  de  riches  tapis  avec  ses  souliers  de  satin?  que  de  chemises  à  trente 
sous  n'avait-cUe  pas  ainsi  portées  avant  de  se  douter  qu'il  fût  des  malines,  des 
dentelles,  des  points  d'Alençon,  de  Gênes,  de  Venise  ou  d'Angleterre,  coûtant 
des  milliers  de  livres,  dont  elle  ornerait  un  jour  à  profusion  ses  chemises  de 
nuit  et  ses  peignoirs  du  matin  1  Lancée  par  la  faveur  royale,  distinguée  bientôt  par 
le  prince  de  Condé,  elle  alla  courre  quelques  chasses  à  Chantilly.  On  la  vit  enlevée 
par  le  Landgrave  de  Hesse,  oublier  ses  gorgerettessur  les  charmilles  d'aubépine 
en  fleur,  à  Cassel,  et  faire  les  beaux  jours  de  la  cour  de  ce  prince.  Enfin,  de 
retour  en  France,  elle  fut  recherchée  par  un  riche  seigneur  anglais,  qui  refit  sa 
fortune  ébréchée  par  le  jeu,  et  lui  fit  don  d'un  hôtel  rue  Neuve-des-Mathurins. 
Sur  le  champ,  la  nuée  de  faméliques  s'abattit  à  l'hôtel,  et  les  poètes  commencèrent 
à  faire  de  cette  folle  jeunesse  une  divinité,  en  attendant  qu'ils  en  fissent  une 
sainte. 

L'ameublement  de  sa  demeure  éveilla  vivement  ses  sollicitudes.  Douée  d'un 
goût  natif,  elle  recherchait  en  connaisseuse  les  meubles  de  fine  exécution,  les 
bronzes  de  Gouthière,  les  figurines  de  grand  prix,  les  portières  des  Gobelins  ou 
de  la  Savonnerie.  Heureusement  pour  elle,  le  riche  Anglais  se  prêtait  à  ses 
dispendieux  caprices,  et  l'aida  à  faire  de  cette  résidence  un  petit  temple 
des  arts. 

La  chambre  à  coucher  particulièrement,  le  sanctuaire,  était  un  bijou.  Le 
Curieux  (i)  l'a  vue  réparée  à  neuf.  Le  lit,  un  vrai  trône,  tout  couvert  de  guipures 
vénitiennes,  était  surmonté  d'un  baldaquin,  frangé  de  soie  dorée,  couronné  d'un 
panache  de  plumes  d'autruche,  d'où  retombaient  des  rideaux  épais  de  damas  de 
Gênes,  broché,  frangé  d'or.  La  couleur  en  était  rouge  ainsi  que  celle  des  grands 
rideaux  des  fenêtres  et  des  portières,  mais  cette  couleur  était  glacée  d'un  ton 
tranquille  et  doux.  Les  petits  rideaux  des  croisées,  au  lieu  de  se  relever  vertica- 
lement comme  ceux  de  nos  jours,  jouaient  à  plis  horizontaux,  comme  on  le  vit 
plus  tard  en  Allemagne.  Du  haut  de  la  glace  de  la  cheminée,  un  amour  de  fine 
sculpture  tenait  en  suspens,  au  moyen  de  ganses  de  soie,  un  cadre  tout  chargé 
de  fleurs  sculptées,  contenant  une  gouache,  répétition  du  Coucher  de  la  mariée, 

(i)  Au  temps  de  sa  jeunesse,  le  baron  Feuillet  de  Conchcs,  notre  regretté  collabo- 
rateur, mort  l'année  dernière  à  un  Age  très  avancé,  avait  connu  M"""  de  Cheminot;  il 
en  a  fixé,  dans  ses  Souvenirs  d'un  Curieux,  la  vivante  physionomie  dont  il  semble  que 
les  écrits  du  temps  n'ont  gardé  nulle  trace,  en  dépit  de  sa  fréquentation  assidue  avec  la 
plupart  des  célébrités  de  son  époque.  Pour  ceux  qui  s'intéressent  n  ce  c  coin  du  siècle  i 
—  et  ils  sont  nombreux  —  ce  portrait  finement  esquissé,  qui  n'a  jamais  été  publié,  ne 
sera  pas  sans  attrait,  non  plus  que  celui  de  son  entourage. 


SOUVENIRS   D'UN    CURIEUX  253 


(le  la  main  de  Baudouin,  et  dont  le  premier  exemplaire  appartenait  au  comte 
Charles-Emmanuel  d'Hautefort,  marquis  de  Villacerf.  Les  côte's  de  la  glace  lais- 
saient tomber  des  bonnes  grâces  de  guipures.  Des  bras  à  trois  branches,  sortis 
des  ateliers  de  Gouthière,  se  tordaient  près  du  cadre  de  la  glace.  Une  amusante 
pendule  rocaille  chinoise,  à  personnages  grotesques,  garnissait  le  dessus  de  la 
cheminée.  De  superbes  girandoles  dorées,  dont  la  base  se  composait  de  femmes 
portées  par  des  crocodiles,  achevaient  cette  décoration  avec  des  vases  précieux 
de  craquelé,  supérieurement  montés  par  le  bon  faiseur.  Une  commode  en  mar- 
queterie à  fleurs,  de  bois  recherchés,  était  recouverte  d'un  beau  tête-à-tête  en 
Sèvres,  présent  du  Landgrave.  Des  encoignures  de  vieux  laque  portaient  des 
figurines  de  Sèvres  et  de  Saxe,  et  renfermaient  des  éventails  peints  par  Lavreince, 
Gravelot,  Baudouin,  Gabriel  de  Saint-Aubin,  Cochin  fils,  Eisen  et  Fragonard. 
Un  vaste  cabinet  de  toilette  renfermait  un  monde  d'instruments  à  embellir.  Que 
de  madrigaux  et  de  sottises  se  sont  débités  dans  cette  retraite  galante  !  La  toilette 
couverte  de  dentelles  (c'était  un  des  grands  luxes  de  la  dame),  offrait,  en  dessous, 
un  bain  de  pied  en  porcelaine,  supérieurement  peint,  et  était  chargée  de  ces  mille 
riens  superflus,  indispensables  à  une  élégante  :  délicieuses  boîtes  de  porcelaine 
à  la  Reine,  superbes  cristaux  et  flacons  taillés  à  facettes.  Dans  toutes  les  pièces, 
les  pieds  foulaient  des  tapis  de  Turquie  et  de  Perse,  présents  du  général  comte  de 
Gardane,  à  son  retour  de  Téhéran.  Enfin,  contre  un  des  panneaux  de  la  pièce, 
posait  un  délicieux  cabinet  de  laque  japonais  à  mille  compartiments  discrets, 
décoré  de  cuivres  dorés  d'une  fine  ciselure. 

Le  salon,  de  forme  ronde,  était  la  pièce  la  moins  chargée  d'ornements.  Les 
meubles,  dont  les  formes  se  moulaient  sur  celles  de  la  pièce,  étaient  garnis  de 
tapisseries  de  Beauvais,  à  sujets  empruntés  aux  fables  de  La  Fontaine.  La  seule 
décoration  des  murs  était  une  boiserie  légèrement  sculptée,  à  fond  bleu  et  reliefs 
dorés.  Sur  la  cheminée  une  magnifique  garniture,  présent  de  l'impératrice  José- 
phine ;  au  milieu,  le  buste  en  marbre  de  cette  princesse,  et,  de  chaque  côté,  des 
figures  égyptiennes  de  granit  rose,  d'un  travail  délicieux,  attestant  un  art  fort 
avancé,  très  probablement  moderne.  L'expédition  d'Egypte  avait  mis  à  la  mode 
les  formes  et  souvenirs  de  ce  pays  primitif.  Le  plus  bel  ornement  de  la  pièce  était 
un  meuble  de  bois  de  rose,  encadré  d'amaranthe,  espèce  de  bibliothèque  ou  de 
cabinet  à  trois  compartiments  off"rant  au-dessus,  à  hauteur  d'appui,  trois  éléva- 
tions dont  la  principale,  celle  du  milieu,  portait  un  superbe  cadran  à  petite  base, 
de  Boule.  Sur  les  ressauts  de  côté,  de  beaux  vases  de  Sèvres  où  de  petits  culs 
nus  d'amours  jouaient  au  volant  avec  des  cœurs,  présent  du  prince  de  Condé. 
Les  trois  cases  de  ce  précieux  cabinet  renfermaient  un  trésor  que  les  offrandes 
de  chaque  jour  de  l'an  venaient  enrichir.  C'étaient  de  vieux  laques  du  Japon,  des 
bijoux  de  Sèvres  ou  de  Saxe,  des  boites  à  portraits,  de  nombreuses  bonbonnières 
et  tabatières  couvertes  des  plus  fines  peintures.  Quelques-unes,  de  la  main  du 


254  L'ARTISTE 


célèbre  Klingstedt,  étaient  à  surprises  et  à  double  détente,  représentant  l'Olympe 
en  belle  humeur.  L'une  des  tabatières,  peinte  sur  toutes  ses  faces,  dessus,  des- 
sous, dehors,  dedans,  reproduisait  les  plus  séduisants  tableaux  de  Greuze.  Cette 
tabatière  est  passée  à  Stockolm  entre  les  mains  du  baron  de  Bonde,  grand 
chambellan  du  roi  de  Suède.  Ce  siècle,  qui  outrepassait  tous  les  buts,  qui 
donnait  à  des  jouissances  le  nom  de  tendresses,  à  l'art  de  faire  l'amour  le  nom 
d'art  d'aimer  ;  qui  profanait  d'une  façon  immonde  la  sainte  mémoire  de  la 
pucelle  d'Orléans,  l'héroïne  de  la  France,  la  plus  noble  et  la  plus  pure  gloire  de 
notre  histoire,  s'est  montré  plein  de  contrastes.  Impur  d'un  côté,  on  le  voit,  de 
l'autre,  produire  cette  délicieuse  églogue  et  élégie  sublime  de  Paul  et  Virginie, 
«  qu'on  admire  avec  le  cœur  »,  qu'on  applaudit  en  pleurant  et  qui  émeut  si 
vivement,  tout  en  n'intéressant  qu'à  l'innocence.  On  le  voit  prendre  en  gré  un 
peintre  sentimental,  à  côté  des  Boucher,  des  Baudouin  et  des  Fragonard.  Il 
chérit  par  excellence  ce  Greuze,  dont  les  aimables  compositions  sont  recher- 
chées avec  fureur  et  sont  reproduites  sous  toutes  les  formes.  M"»  de  Cheminot 
avait  un  écrin  composé  de  petits  émaux  peints  par  Thouron  d'après  le  peintre 
favori.  La  plaque  de  poitrine  était  la  Sainte  Marie  Égyptienne.  Celles  des 
épaules  et  des  bracelets  reproduisaient  l'Accordée  de  village,  le  Père  paralytique, 
la  Dame  de  charité,  la  Bénédiction  paternelle.  Les  petits  sujets  du  même  maître 
entraient  dans  les  compléments  de  l'écrin.  Les  boutons  de  chemisette  étaient  des 
chefs-d'œuvre.  Cette  parure  est  maintenant,  en  sa  plus  grande  partie,  dans  l'écrin 
de  M"'  la  baronne  de  Bourgoing,  veuve  de  l'ancien  ambassadeur  en  Espagne. 

Attenant  au  salon,  une  sorte  de  petit  boudoir  entouré  d'ottomanes,  capitonné 
de  soie  bleu  de  ciel,  et  où  l'on  voyait  quelques  tableaux  de  Fragonard.  Les  dessus 
de  porte  de  tout  l'appartement  étaient  de  la  main  de  ce  maître  aimable,  à  l'excep- 
tion de  ceux  du  salon  qui  étaient  de  Boucher,  ainsi  que  le  plafond.  Les  tableaux 
n'avaient  pas  été  peints  sur  place  ;  on  les  avait  achetés  tout  faits  pour  les  adapter. 
Ceux  de  la  chambre  à  coucher  étaient  des  Olympes  où  dominaient  Vénus  et  les 
Amours. 

Dans  la  salle  à  manger,  on  servait  alternativement  en  vaisselle  plate  et  en  vais- 
selle de  Sèvres,  et  les  flacons  de  Bohême,  le  bouchon  sur  l'oreille,  versaient  les 
vins  les  plus  exquis.  Le  chef  d'office  dirigeait  le  service,  et  les  valets  en  grande 
livrée,  à  aiguillettes,  montraient  une  activité  et  une  discrétion  tout  à  fait  britan- 
niques. Deux  tableaux  de  Fyt  et  de  Honderkœter  décoraient  cette  pièce.  Partout 
des  lustres;  celui  de  la  chambre  à  coucher  était  en  cristal  de  roche,  présent  du 
prince  de  Condé. 

Voilà  bien  des  descriptions,  dira-t-on  ;  mais  on  les  pardonnera  par  ce  temps  de 
commissaires-priseurs,  et  surtout  quand  il  s'agit  d'une  femme  presque  inconnue, 
qui  a  cependant  occupé  une  place  en  son  temps.  C'est  un  léger  coup  d'œil  sur  un 
coin  du  siècle. 


SOUVENIRS    D'UN    CURIEUX  253 


M""°  de  Cheminot  n'avait  jamais  été  mariée,  et  s'était  dépouillée  de  son  nom 
vulgaire  en  s'envolant  dans  les  régions  mythologiques.  Il  lui  fallait  un  nom  à 
particule  pour  se  rehausser,  et  elle  prit  celui  sous  lequel  elle  vécut.  — «  Eh  !  pour- 
quoi pas?  disait-elle.  Ne  m'avcz-vous  pas  dit  que  votre  dieu,  M.  de  Voltaire, 
s'appelait  Arouet?Que  votre  M.  d'Alembert  s'appelait  au  vrai  M.  Lerond?  Peut- 
être  n'avait-il  pas  de  nom  du  tout.  Notre  ami  Nicolas,  n'a-t-il  pas  adopté  le  nom 
de  M.  deChanifort?  notre  ami  Caron  celui  de  M.  de  Beaumarchais?  Gudin,  celui 
de  M.  de  la  Brénellerie?  et  tant  d'autres?  Je  ne  vois  pas  de  mal  à  se  mettre  de 
niveau  avec  les  gens  au  milieu  desquels  on  est  appelé  à  vivre.  Moi,  ne  suis-je  pas 
un  peu  de  la  cour?  »  Elle  n'eut  pas  de  cesse  qu'elle  n'eût  doté  sa  mère  pour  la 
marier  à  un  chevalier  de  Cointin,  dont  elle  se  faisait  accompagner  par  gloire. 
Plus  tard,  elle  avait  pour  inséparable  un  très  bel  abbé,  aumônier  de  la  duchesse 
de  Bourbon,  et  taillé,  disait-on,  pour  l'épiscopat,  à  tout  le  moins  pour  toucher 
à  la  feuille  des  bénéfices.  Ni  lui,  ni  elle  surtout,  n'empêchaient  qu'on  ne  fit 
honneur  de  sa  naissance  à  M.  de  Condé,  dont  il  avait  tous  les  airs,  avec  beaucoup 
de  grâce,  de  tenue  et  de  tact.  Aux  obsèques  du  prince,  elle  l'envoya  jeter  l'eau 
bénite.  La  faveur  du  Landgrave  de  Hesse  avait  fait  entrer  au  service  d'Autriche 
un  frère  de  M'""  Cheminot,  qui  devint  général  et  mourut  sur  la  brèche  au  premier 
siège  de  Dantzig.  A  soixante  ans,  et  peut-être  soixante-dix  (c'est  à  cet  âge  que  le 
jeune  Curieux  la  connut)  elle  aimait  encore  à  déployer  ses  grâces,  à  danser  des 
menuets,  à  chanter  des  légendes  galantes  et  des  chansons  un  peu  grassettes.  Elle 
avait  alors  gardé  un  port  superbe.  Brantosme,  le  fin  connaisseur,  qui  s'extasiait 
sur  les  miracles  de  la  beauté  de  la  duchesse  de  Valentinoisà  l'âge  de  soixante- 
dix  ans,  de  la  marquise  de  Rothelin,  de  la  maréchale  d'Aumont,  de  M""<=  de  Mareuil, 
et  qui  rapportait  que  «  la  belle  Paule  de  Toulouse,  tant  renommée  jadis,  était 
aussi  belle  que  jamais,  bien  qu'elle  eût  quatre-vingts  ans,  et  n'y  trouvait-on  rien 
de  changé,  ny  en  sa  haute  taille,  ny  en  son  beau  visage  »  ;  Brantosme,  s'il  eût 
connu  la  Cheminot,  l'eût  mise  parmi  ses  saintes,  tant  elle  avait  bravé  les  outrages 
des  années.  A  la  fin  de  sa  vie,  cette  femme,  qui  n'avait  pas  su  vieillir,  parlait  sans 
cesse  de  dé/unisses  beauxyeiix.  Jeune,  elle  avait  été  belle  comme  le  beau  jour. 
Billard,  qui  l'avait  défendue  dans  une  de  ses  causes  contre  sa  marchande  de 
modes,  me  l'affirmait.  C'était,  à  ses  débuts,  une  fleur  ouvrant  à  peine  sa  corolle, 
une  blonde  céleste  au  long  regard  bleu. 

Tant  qu'elle  fut  dans  sa  fraîcheur  et  qu'elle  joua  son  rôle  de  divinité  sur  les 
nuages,  sa  grammaire  un  peu  hasardée  de  Pont-à-Mousson  et  de  coulisses 
passait  pour  gaieté,  pour  gentillesse  enfantine,  et  ses  imbroglios  de  français, 
d'allemand  et  d'anglais,  appris  sur  l'oreiller  dans  ses  métamorphoses,  pour 
autant  de  grâces.  A  mesure  que  ses  charmes  déclinèrent,  elle  retourna  à  sa 
mauvaise  éducation  primitive.  Douée  néanmoins  d'esprit  naturel  et  de  mémoire, 
elle  s'était  un  peu  polie  et  avait  saisi  au  vol  quelques  nuances  agréables  ;  elle 


r 


256  L'ARTISTE 


n'en  tenait  que  mieux  son  salon  avec  une  désinvolture  pleine  d'assurance  et  de 
souplesse.  Les  femmes  se  forment  mieux  et  plus  vite  que  les  hommes.  Voyez, 
en  effet,  la  population  des  dimanches  au  jardin  des  Tuileries,  aux  promenades 
des  Champs-Élyse'es,  et  vous  aurez  des  preuves  irre'cusablcs  de  cette  vérité  en 
examinant  les  petites  bourgeoises  au  bras  de  leur  mari. 

On  se  réunissait  chez  M™"  de  Cheminot  le  mercredi.  Ses  soirées  étaient  d'un 
charme  infini.  Des  ambigus  délicats,  assaissonnés  de  bonne  grâce,  de  bons 
mots,  de  pétillantes  saillies,  appelaient  chez  elle  la  meilleure  compagnie.  Après 
souper  (car  on  soupait  encore  chez  M""  de  Cheminot,  habitude  charmante  qui, 
avec  tant  d'autres  bonnes  traditions,  s'en  est  allée),  on  causait.  C'était  un  de 
ces  terrains  neutres  où  l'on  aimait  à  se  rencontrer,  et  où  la  diversité  des 
opinions  devait  s'oublier.  On  y  parlait  cependant  de  tout  un  peu,  suivant  le 
mouvement  des  esprits  du  temps;  et  si,  de  fortune,  les  discussions  menaçaient 
de  dégénérer  en  dispute  :  «  Paix  donc  !  s'écriait-elle,  messieurs  les  fabuleux  !  » 
C'est  ainsi  qu'elle  appelait  ses  habitués,  comme  M""=  de  Tencin  appelait  les 
siens  ses  bêtes,  et  comme,  de  nos  jours,  M"'"  la  princesse  Julie  Bonaparte 
appelait,  en  plaisantant,  les  siens  ses  potiches;  et  sur-le-champ  la  paix  se  faisait, 
car  elle  savait  se  faire  écouter  et  parler  à  chacun  son  langage. 

Former  un  salon  de  conversation  était,  à  cette  époque,  plus  facile  que  de  nos 
jours.  Après  la  Révolution,  on  sentait,  dans  toutes  les  classes,  un  impérieux 
besoin  de  se  rassembler;  on  avait  tant  de  choses  à  se  dire  sur  le  passé  comme 
sur  l'avenir  1  II  suffisait  d'annoncer  qu'on  resterait  chez  soi  tel  jour,  de  préparer 
une  aimable  hospitalité,  et  une  société  se  formait. 

Dans  les  premières  années  que  M"°  de  Cheminot  ouvrit  sa  maison,  elle  ne 
reçut  que  des  hommes  :  les  femmes  s'abstenaient.  «  J'en  achèterai,  avec  le 
temps,  à  force  de  bonnes  grâces  et  d'amabilités  »,  disait-elle  ;  et,  commençant 
par  s'entourer  de  quelques  femmes  de  théâtre,  elle  eut  d'abord  les  demoiselles 
Candeille  et  une  ou  deux  de  ses  anciennes  camarades  de  l'Opéra,  qui  avaient 
fait  leur  chemin.  A  mesure  qu'on  s'éloigna  des  jours  de  sa  vie  dissipée,  le 
souvenir  s'en  obscurcit,  les  femmes  du  monde  se  laissèrent  conduire  à  ses 
amusantes  soirées.  On  y  vit  une  M"""  d'Entraigues,  de  grande  famille,  la  femme 
et  la  fille  du  général  Gautier,  personnes  de  considération  et  d'un  grand  mérite  ; 
une  dame  anglaise,  de  caractère  un  peu  effacé,  mais  de  mœurs  respectables, 
mariée  à  un  Français  nommé  Dubost,  nouvelle  Arthémise  qui  se  noya  de 
désespoir  d'avoir  perdu  son  mari.  On  voyait  aussi  une  dame  dont  je  ne  me 
rappelle  plus  le  nom,  femme  de  mœurs  sévères,  mais  de  la  plus  bizarre  coquet- 
terie, qui  s'était  fait  une  loi  de  ne  jamais  rire,  parce  que  le  rire  lui  creusait  des 
rides,  et  qui  se  plâtrait  férocement  la  figure  pour  remplir  les  sillons  que  lui 
faisaient  les  années.  Petit  à  petit,  d'autres  personnes  comme  il  faut  vinrent 
rehausser  le  salon,  qui  bientôt  respira  l'odeur  la  plus  honnête. 


SOUVENIRS   irUN    CURIEUX 


257 


Les  hommes  abondaient. 

C'est  alors  que  notre  Ninon  était  jeune  encore  et  dans  tout  son  éclat,  que  le 
bonhomme  Diderot,  la  tête  toujours  fumante  de  ses  verves  enthousiastes,  bien 
que  déjà  infirme,  était  venu  se  dissiper  en  éclairs  et  faire  les  derniers  mono- 
logues qu'il  ait  faits  hors  de  chez  lui.  Tolérante  pour  ses  petits  assoupissements, 
pour  cet  aspect  lourd,  nonchalant,  contraint  et  timide  qu'il  montrait  au  repos, 
elle  attendait  en  souriant  qu'il  s'envolât  hors  de  lui-même.  Alors  sa  voix,  ses 
traits  devenaient  comme  électrisés,  son  âme  étincelait  sur  ses  lèvres  :  il  était 
sur  le  trépied,  et  M™"=  de  Cheminot  l'embrassait  en  criant  :  «  Voilà  le  Dieu  1  » 
Là  se  pressaient  encore  Lalande  et  Naigeon  qui  n'avait  pas  meilleur  bruit  que 
Lalande;  les  deux  Herschell,  introduits  par  ce  dernier;  Rulhière  et  Damilaville; 
les  abbés  Coyer,  Raynal  et  Ccrutti. 

Du  premier  aspect,  M™<=  de  Cheminot  avait  pris  une  antipathie  pour  cet 
étrange  abbé  Raynal,  jésuite  rendu  au  monde,  du  reste  homme  de  bien  et  du 
meilleur  cœur,  du  plus  vaste  savoir  sur  le  commerce  des  nations,  mais  ampoulé 
à  plaisir,  fatiguant  par  son  accent  aigu  et  criard,  étourdissant  vingt  fois  les 
assemblées  des  mêmes  anecdotes  nouvelles,  des  mêmes  bons  mots  inédits, 
comme  un  pauvre  qui  fait  sonner  sa  monnaie,  volant  au  soleil  comme  Icare,  et 
préparant  la  veille  ses  improvisations  du  lendemain,  commandant  cependant 
l'attention  par  l'abondance  des  faits  et  des  idées.  Sermons,  cours,  négoce,  com- 
pilations, voyages  philosophiques,  exclamations  brûlantes  sur  les  femmes  et 
dissertations  sur  la  poésie  de  la  beauté,  il  a  fait  de  tout  et  partout,  sans 
compter  ce  qu'il  a  laissé  faire,  dans  son  livre  sur  les  Indes,  à  l'ardente  éloquence 
de  Diderot  (i).  Il  parle,  il  parle  sans  cesse,  il  admire  et  s'admire.  Il  y  a  chez  lui 
du  professeur  et  du  prédicateur;  il  y  a  du  prêtre  gourmand  et  amoureux.  Or, 
M"""  de  Cheminot  avouait  qu'elle  avait  le  défaut  de  toujours  dormir  à  un  sermon. 

L'abbé  Coyer,  homme  d'esprit,  quelque  peu  Voltairien,  parlait  peu,  mais 
bien,  et  il  était  neuf  dans  ses  «xpressions.  On  l'aimait  parce  qu'il  s'effaçait, 
n'exigeait  rien  de  personne,  et  savait  beaucoup  pardonner.  L'abbé  Gabriel- 
François  Coyer,  né  à  Baume-les-Bains,  en  Franche-Comté,  en  1706,  était 
auteur  des  Bagatelles  morales,  de  la  Noblesse  commerçante  et  de  l'Histoire  de 
Sobieski,  que  Voltaire  trouvait  bien  écrite  et  intéressante.  Bien  reçu  à  Ferney 
par  Voltaire,  il  en  avait  été  si  enchanté,  qu'il  avait  déclaré  vouloir  s'y  établir, 
pour  trois  mois  chaque  année,  ce  qui  fit  dire  à  Voltaire  :  «  Don  Quichotte 
prenait  les  auberges  pour  des  châteaux,  l'abbé  Coyer  prend  les  châteaux  pour 
des  auberges.  »  L'abbé  mourut  à  Paris,  le  i"''  juillet  1782. 


(i)  Il  avait  eu  recours  à  Diderot  pour  la  correction  de  son  style,  et  il  se  plaignait  des 
intercalations  de  Diderot  dans  son  ouvrage.  lise  plaignait  de  l'abus  que  celui-ci  avait 
fait  de  sa  confiance,  et  de  la  condition  tyrannique  qu'il  y  avait  mise  :  «  Tout  ou  rien.  « 
—  Mémoires  de  Malouet,  t.  IV,  p.  71,  1":  édition. 

1888   l'artiste   T.    I  17 


258  LAR  ris  1  E 


Quant  il  Cérutti,  le  dernier  des  jésuites  militants,  il  impatientait  M""  de  Che- 
minot, attendu  que,  fougueux  et  taquin  sous  de  calmes  apparences,  il  excitait 
l'abbé  Raynal,  le  mettait  en  scène  et  le  poussait  à  d'interminables  amplifica- 
tions. 

C'était  une  vraie  lanterne  magique  que  ce  salon  de  M""  de  Cheminot.  Ses 
jours  de  gloire,  et  pour  lesquels  son  intendant,  gros  personnage  qui  ne  comp- 
tait guère  que  pour  lui-même,  se  surpassait,  étaient  ceux  où  elle  avait  de  grands 
seigneurs  ou  de  grandes  célébrités  à  la  mode.  «  Viens  donc  mercredi,  disait- 
elle  alors  (car  elle  avait  l'habitude  de  tutoyer  tout  le  monde),  j'aurai  de  nou- 
veaux fabuleux.  »  Ces  jours-là,  paraissaient  le  marquis  de  Prulé,  ci-devant 
jeune  homme,  comme  le  marquis  de  I.aigle,  dit  V Espérance,  qui  servait  de  type 
à  Potier  ;  le  prince  de  Masserano,  fameux  bossu  qui  faisait  plaisamment  les 
honneurs  de  sa  personne  :  «  Quand  tu  verras  un  homme  contrefait,  disait-il,  tu 
peux  frapper  à  coup  sûr,  c'est  un  grand  d'Espagne  »  :  il  était  grand  d'Espagne 
et  bossu  (i).  Apparaissaient  aussi,  ou  le  comte  de  Rivarol,  ou  Caron  de  Beau- 
marchais, ou  le  futur  duc  de  Lévis,  et  son  jeune  et  fidèle  ami  le  comte  de  Pon- 
técoulant.  Andrieux  et  Gingucné,  Lémontey  et  Viennet  entamaient  quelque 
sujet  piquant  avec  le  dissimulé  Franklin,  dont  le  bon  sens  allait  jusqu'au 
génie.  Chamfort  se  jetait  dans  la  discussion  en  enfant  perdu  et  distribuait  par 
ci  par  là  des  paroles  de  gourdin.  Quant  à  MM.  de  Lévis  et  de  Pontécoulant 
ils  furent  de  rares  fabuleux.  Prenant  peu  de  part  à  la  conversation  et  se  reti- 
rant sans  affectation  dans  un  petit  coin  du  salon,  ils  s'acoquinaient  en  à  parle, 
l'oreille  aux  aguets,  et  quand  la  conversation  prenait  un  tour  vraiment  attrayant, 
ils  se  levaient  pour  écouter.  C'est  à  table  que  s'épanchait  leur  verve  en  vives 
saillies. 

Rivarol  avait  devancé  Beaumarchais  dans  la  ruelle  de  M'°«  de  Cheminot,  et 
n'y  reparut  plus  quand  Beaumarchais  y  vint.  Ce  Rivarol  était  le  plus  éclatant 
causeur  et  conteur  de  la  dernière  partie  de  ce  siècle  des  causeries,  prodigieux 
par  l'abondance,  la  soudaineté,  le  bonheur  des  expressions,  les  vivacités  épi- 
grammatiques  et  d'emporté  pièce.  Il  valait  mieux  que  ses  écrits,  que  sa  réputa- 
tion trop  vite  acquise.  Pour  une  société  qui,  avant  tout,  voulait  être  amusée, 
un  amuseur  spirituel  est  facilement  un  grand  homme,  et  l'apothéose  risquait  de 
faire  avorter  les  plus  solides  qualités.  On  s'arrêtait,  d'ordinaire,  en  effet,  au 
bruit  de  1  epigramme  et  de  l'improvisation  éblouissante  qui  a  fait  dépenser,  en 
pure  perte,  à  Rivarol,  dans  les  salons,  la  substance  d'une  juste  renommée  et 


(i)  Ce  prince  Charles  Ferrero  Fieschi  Masserano,  d'une  des  plus  anciennes  maisons 
du  Piémont,  dont  les  ancêtres  s'étaient  établis  en  Espagne,  avait  protégé  les  Français 
fugitifs  dans  son  pays  pendant  la  Révolution.  Nommé,  en  i8o5,  ambassadeur  d'Espagne 
auprès  de  Napoléon,  il  cessa  de  remplir  ces  tondions  en  i8o8,  fut  grand-maître  des 
cérémonies  de  Joseph  en  1809,  il  demeura  en  France  jusqu'à  sa  mort,  en  iSSy. 


SOUVENIRS   D'UN    CURIEUX  259 


lui  a  fait  oubKer  la  recherche  de  la  vraie  gloire.  On  ne  se  souvient  pas  assez 
que,  dans  ces  improvisations  même,  il  a  semé  à  profusion  autour  de  lui  les 
aperçus  et  les  idées.  Sous  l'image  est  la  pensée,  sous  un  mot  est  un  système 
dont  tel  politique  tire  profit  sans  le  dire.  Il  apparaît,  de  temps  à  autre,  dans 
notre  société,  de  ces  hommes  qui  se  chargent  de  penser,  laissant  le  plus  sou- 
vent aux  autres  la  plume  et  l'action.  Malheur  au  générateur  de  pensées  qui  ne 
prend  point  date,  de  nos  jours  surtout;  une  idée  nouvelle  ne  l'est  pas  long- 
temps. Dieu  vous  a-t-il  donné  des  vues  neuves,  hâtez-vous  :  parlez  ou  plutôt 
écrivez,  attachez  votre  nom  à  ce  qu'il  vous  a  été  donné  de  deviner  de  génie  ; 
prenez  vite,  en  quelque  sorte,  votre  brevet  dans  le  monde  de  l'esprit.  Le  mou- 
vement des  idées  est  tel  que  quelque  intelligence,  médiocre  peut-être,  mais 
alerte  et  aux  aguets,  percera  le  voile,  et  mettra  en  lumière  ce  que  vous  avez 
laissé  sous  le  boisseau. 

Personnel,  peu  aimant  et  se  souciant  peu  d'être  aimé,  beau  et  de  belle  tour- 
nure, mordant  et  satirique  jusqu'au  sang,  Rivarol  avait  eu  beaucoup  d'amitiés 
du  monde,  beaucoup  d'amours  de  passage,  encore  plus  d'inimitiés  durables.  Il 
s'était  marié,  à  l'âge  de  vingt-sept  à  vingt-huit  ans,  à  la  fille  d'un  Anglais, 
maître  de  langues,  établi  à  Paris,  Louise  de  Matcrflint,  auteur  elle-même  de 
quelques  écrits.  Il  avait  mal  pris  son  nouvel  état.  «  Un  jour,  disait-il,  je  m'avi- 
sai de  médire  de  l'Amour;  le  lendemain,  il  m'envoya  l'Hymen  pour  se  venger. 
Depuis  je  n'ai  vécu  que  de  regrets.  »  Il  causait  la  plume  à  la  main,  car  ses 
ouvrages  sans  précision,  sans  correction,  sans  élégance  soutenue,  mais  finement 
et  quelquefois  fortement  pensés,  semés  d'éclairs  ingénieux,  de  tirades  brillantes, 
de  traits  acérés,  n'étaient  encore  que  des  conversations  où  il  excellait.  «  Pares- 
seux de  génie  »,  il  n'eût  su  se  donner  le  temps  de  concevoir,  ni  le  temps 
d'écrire  un  livre  à  tête  reposée,  et  son  Almanach  des  grands  hommes,  qui  sou- 
leva autant  de  petites  et  de  grandes  colères  que,  de  nos  jours,  les  Jeudis  de 
M""»  Charbonneau,  n'est  guère  qu'un  recueil  de  notices  dont  la  forme  n'exigeait 
pas  l'étude  d'un  plan.  Il  crut  avoir  traduit  l'Enfer  du  Dante,  il  n'avait  fait  que 
l'imiter.  Aussi  Buffbn  lui  dit-il  avec  courtoisie,  après  avoir  lu  la  version  fran- 
çaise :  0  Cet  ouvrage  n'est  point  une  traduction,  c'est  une  suite  de  créations.  » 
Sénac  de  Mailhan  ne  goûtait  pas  beaucoup  les  écrits  du  comte  de  Rivarol  ; 
et  la  marquise  de  Créquy,  la  vraie  et  non  celle  de  Couchant,  devant  laquelle  il 
exprimait  son  opinion,  l'avait  réfuté.  Vu  la  misère  des  temps,  elle  lui  recon- 
naissait une  sorte  d'originalité  dans  le  style  et  des  aperçus  qui  ne  sont  que  trop 
justes,  mais  dont  il  faut  se  distraire.  Et  de  fait,  il  y  a  dans  son  ouvrage  ina- 
chevé de  la  Théorie  des  corps  politiques,  des  morceaux  de  première  force,  et 
dans  son  Journal  politique  national,  dans  les  Actes  des  Apôtres,  des  passages  où 
sa  plume  burinait  de  l'histoire  et  devançait,  par  la  puissance  des  prévisions 
sociales,  le  génie  de  Burke. 


26o  L'ARTISTE 


Gudin,  l'un  des  anciens  familiers  de  M™"  de  Cheminot,  avait  arnenc  son  ami 
Beaumarchais.  Ce  Gudin  était  fils  d'un  horloger  comme  son  ami  et  comme  Jean- 
Jacques  (les  horlogers  d'alors  ont  fait  souche).  Ainsi,  à  l'e'poque  de  la  guerre  de 
Genève,  il  y  eut  encore  un  horloger  genevois,  nommé  David  Rival,  qui,  dans 
une  petite  pièce  fort  répandue,  se  montra  poète  facile  et  étonna  Voltaire. 

Gudin,  qui  avait  aussi,  mais  avec  peu  de  succès,  couru  la  carrière  du  théâtre, 
était  un  homme  d'esprit,  de  savoir,  d'imagination  et  de  verve.  Il  a  beaucoup 
écrit  sur  la  manière  d'écrire  l'histoire  et  sur  le  règne  de  Louis  XV.  Il  avait  eu 
un  prix  de  poésie  en  1 771,  où  se  trouve  ce  vers  tant  de  fois  cité  à  propos 
d'Henri  IV,  et  qu'on  croit  généralement  tiré  de  la  Henriade  : 

Le  seul  roi  dont  le  pauvre  ait  gardé  la  mémoire. 

Il  a  fait  beaucoup  de  contes  plus  licencieux  que  piquants  :  il  y  a  tant  de 
moyens  d'arriver  à  l'oubli  1  sa  vivacité  intarissable  amusait  néanmoins  beaucoup 
M"""  de  Cheminot  et  la  mettait  en  gaieté. 

Celle-ci  aimait  les  fleurs  à  la  folie,  et  ce  goût  l'avait  rapprochée  de  l'Impéra- 
trice Joséphine  qu'elle  avait  fini  par  voir  familièrement.  Un  jour,  Napoléon, 
impatienté  de  sa  présence,  l'écarta  et  la  bannit  d'un  coup  de  coude  dans  la 
poitrine.  La  Cheminot  eut  toute  sa  vie  ce  coup  de  coude  sur  le  coeur.  C'était 
une  de  ses  colères  favorites  et  l'un  de  ses  thèmes  pour  arriver  à  l'apologie  de  la 
supériorité  du  siècle  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI.  Si  elle  n'avait  été  emportée  par 
des  distractions  incessantes,  elle  aurait  eu,  disait-elle,  ses  jardins  et  sa  Malmai- 
son. Elle  avait  par  compensation,  une  fleuriste  attitrée,  qui  parait  le  vestibule  et 
les  escaliers  de  son  hôtel,  et  elle  regrettait  d'être  devenue  bien  tard  une  des  habi- 
tuées des  jardins  de  Beaumarchais.  Voici  le  billet  par  lequel  celui-ci  lui  en 
ouvrit  l'entrée  : 

«  Ce  Gudin,  madame,  dont  vous  m'entretenez,  n'est  qu'un  envieux  de  ma 
gloire.  Si  je  fais  des  vers,  il  les  fait  mieux  que  moi;  si  j'ai  une  bonne  idée,  i]  en 
a  une  plus  profonde.  Je  n'ai  qu'un  jardinet  :  ne  voudrait-il  pas  vous  en  faire  les 
honneurs?  Pour  sauver  du  moins  quelque  chose,  je  vous  adresse  un  billet  de 
jardin,  vous  pouvez  bien,  si  vous  le  voulez,  y  amener  M.  Gudin,  mais  je  ne  con- 
sens pas  qu'il  vous  y  mène,  madame.  Sous  prétexte  qu'il  est  mon  ami  depuis 
vingt  ans,  il  voudrait  s'emparer  de  toutes  mes  curieuses  :  il  y  a  vingt  ans  qu'il 
m'est  insupportable,  et  j'ai  bien  peur  que  ce  malheur  ne  menace  ma  vie 
entière. 

«  Plaignez  le  pauvre 

<  Beaumarchais. 

«  Ce  12  juillet  1790  »  (i). 
(t)  Billet  donné  à  Feuillet  de  Conches  par  W^'  de  Cheminot. 


i 


SOUVENIRS    D'UN    CURIEUX  261 

— — ^ ' —m 

M"'"  de  Cheminot  aimait  à  écouter  derrière  son  e'ventail,  bien  qu'elle  eût  con- 
servé le  laisser-aller  de  la  Du  Barry,  les  contes  un  peu  légers  de  Beaumarchais. 
Ces  contes  la  mettaient  souvent  en  verve  de  chansonnettes,  dont  elle  avait  un 
abondant  répertoire  et  qu'elle  accompagnait  sur  la  harpe.  La  fameuse  chevalière 
d'Éon,  homme  et  femme,  espion  et  ribaude,  qui  s'était  depuis  longtemps  glissée 
chez  elle,  renchérissait,  avec  mauvais  ton,  sur  Beaumarchais,  et  se  faisait  parfois 
rappeler  à  l'ordre  par  M'""  de  Cheminot  et  par  ses  fabuleux. 

Cet  aventurier,  d'Éon  de  Bcaumont,  l'un  des  agents  de  la  diplomatie  secrète 
de  Louis  XV,  était  né  le  5  octobre  1728,  à  Tonnerre,  en  Bourgogne.  Gaillardet, 
un  des  aruteurs  de  la  Tour  d".  Nesle,  né  lui-même  à  Tonnerre,  a  écrit  son  his- 
toire. Son  acte  de  baptême  porte  que  <.  le  7  octobre  1728,  a  été  baptisé  Charles- 
Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée,  fils  de  noble  Louis  d'Eon  de  Beau- 
mont,  directeur  des  domaines  du  Roi,  et  de  dame  Françoise  de  Charanton.  » 
D'Eon  acheva  ses  études  au  collège  Mazarin  à  Paris,  et  devint  secrétaire  de 
M.  de  Sauvigny,  intendant  de  la  généralité  de  Paris.  Il  fut  reçu  presque  simulta- 
nément docteur  en  droit,  avocat  au  Parlement  et  grand  prévôt  de  salle  d'armes. 
Sa  vie  est  trop  connue  pour  que  nous  en  disions  davantage  sur  cet  aventurier, 
si  fameux  par  ses  travestissements.  Nous  nous  bornerons  à  dire  que,  toujours 
déguisé  en  femme,  il  mourut  à  Londres,  dans  la  misère,  le  9  mai  18 10,  âgé  de 
quatre-vingt-trois  ans.  De  l'autopsie  faite  solennellement  de  son  corps  par 
le  père  Elysée,  le  fameux  premier  chirurgien  du  roi  Louis  XVIII,  il  résulte  que 
le  chevalier  d'Éon  était  irrévocablement  un  homme. 

On  comprend  qu'un  aventurier  nécessiteux  de  cette  espèce  cherchât  à  s'insi- 
nuer dans  toutes  les  sociétés.  Il  ne  lui  avait  pas  été  difficile  de  s'introduire  chez 
M™'  de  Cheminot,  dont  il  mit  de  temps  à  autre  le  crédit  et  la  bourse  à  contribu- 
tion. Sa  faconde  audacieuse,  l'intempérance  de  son  langage,  la  multitude  de  ses 
contes  lui  avaient  fait  trouver  grâce  devant  elle;  mais  se  méfiant,  en  présence  de 
SCS  fabuleux,  de  l'impertinence  desalangue,  elle  ne  l'admettait  plus  qu'aux  jours 
non  officiels,  ce  qu'il  regardait  comme  une  faveur.  «  Êtes-vous  bien  sûre,  lui 
demanda  le  malicieux  Viennet,  à  l'un  de  ses  mercredis,  que  cette  chevalière 
d'Eon  soit  une  femme?  —  Assurément,  répondit-elle,  puisqu'un  jour  qu'elle, 
s'était,  il  y  a  bien  longtemps,  attardée  chez  moi  pendant  un  affreux  orage,  je  l'ai 
gardée  à  coucher.  —  Avec  vous  ?  —  Mais  sans  doute;  vous  savez  bien  que  j'ai  le 
lit  des  quatre  fils  Aymon.  »  Elle  n'avait  pas  achevé  sa  réponse  que  toute  la 
chambrée  partait  d'un  éclat  de  rire  homérique,  auquel  elle  finit  elle-même  par  se 
mêler. 

Terminons  sur  cet  ambigu  personnage   par  la  citation  d'une  de  ses  lettres  à 
M™»  de  Cheminot  (1). 

(i)  Lettre  donnée  à  l'auteur  par  M^c  de  Cheminot. 


îGî  L'ARTISTE 


Londres,  21  Janvier  1802 

«  Chère  citoyenne  Cheminot,  qui  êtes  une  des  colonnes  la  plus  brillante  et  la 
plus  éloquente  de  notre  République  puissante,  croissante  et  affermie  au  milieu 
des  combats,  des  batailles,  des  victoires,  des  triomphes  et  des  trophées,  avec  quel 
plaisir  j'ai  reçu  votre  dernière  lettre  qui  m'a  été  remise  par  notre  cher  et  illustre 
citoyen  Otto  ! 

«  Je  suis  bien  charmée  que  vous  ayez  eu  une  conférence  particulière  avec  mon 
bon  et  brave  ami  de  Mourgues.  J'ai  toujours  compté  sur  la  candeur  de  son  âme, 
sur  la  pénétration  de  son  esprit  et  sur  l'amitié  sincère  qu'il  m'a  jurée  de  vive 
voix  et  par  écrit.  J'ouvrirai  avec  lui  une  correspondance  qui  sera  très  efficace 
pour  mon  prompt  retour,  si  elle  passe  parle  canal  de  ma  bonne  et  spirituelle  amie 
M"""  De  Cheminot.  Elle  sera  capable  de  cicatriser  mes  plaies  et  de  les  dessécher 
parfaitement,  avec  le  secours  de  l'honnête,  du  prudent,  du  bienfaisant  et  du  pro- 
fond citoyen  Maret,  si  puissant  auprès  du  tout  puissant  Bonaparte,  ce  héros  de 
la  France,  de  l'Italie,  de  l'Egypte,  de  l'Europe,  et  qui  fait  régner  dans  l'ancienne 
et  nouvelle  Gaule  la  grâce  par  la  justice. 

0  Mais  je  suis  bien  fâchée  que  mon  ami  de  Mourgues  ait  pris  la  peine,  ainsi 
que  vous  et  votre  ami  M.  Cousin,  secrétaire  du  Département  de  Paris,  de  par- 
courir toutes  les  listes  d'émigrés  de  ce  département  et  de  celui  de  Tonnerre, 
ma  patrie,  car  jamais  je  n'ai  été  ni  pu  être  mise  sur  aucune  liste  générale  ou 
particulière  d'Émigrés  aristocrates  et  aristocruches,  —  puisque  je  suis  retour- 
née à  Londres  en  lySS,  avec  la  permission  du  feu  Roi,  du  comte  de  Vergennes, 
pour  venir  ici  poursuivre  mon  grand  procès  contre  l'héritier  du  feu  Lord  Comte 
de  Ferrers,  amiral  d'Angleterre,  qui  a  reçu  le  dépôt  d'argent  que  Louis  XVI 
avait  fait  mettre  entre  ses  mains  pour  moi,  par  Pierre-Augustin  Caron  de  Beau- 
marchais, de  célèbre  mémoire  :  et,  depuis  ce  temps,  l'amiral  Ferrers  est  mort,  et 
je  ne  puis  retirer  mon  argent  de  la  succession  de  ce  noble  lord  qui  était  de  la 
maison  d'Anjou-Plantagenet,  où  tous  les  biens  sont  substitués  à  l'aîné  mâle,  de 
mâle  en  mâle.  Pour  moi,  je  dis  de  mal  en  pire  ;  car  à  toute  cette  noble  race  de 
Ferrers,  on  ne  peut  lui  dire  pire  que  son  nom. 

«  L'honnête,  le  brave  citoyen,  l'honorable  sénateur  M.  Barthélémy,  mon  ami, 
a  pleine  connaissance  de  tous  ces  faits,  et  M.  Otto,  dès  le  mois  d'avril  1800,  a 
envoyé  à  l'honorable  citoyen  Ch. -Maurice  Talleyrand,  ministre  des  Relations 
étrangères,  copies  certifiées  par  lui  de  tous  mes  passeports  de  la  Convention 
nationale  et  du  ministre  anglais  pour  mon  retour  en  France,  et  je  vous  les  ai  fait 
voir  ici  ;  mais  je  n'ai  fait  remettre  aucune  pétition  au  brave  Lauriston,  n'ayant 
jamais  eu  l'occasion  de  le  connaître  ;  car  j'étais  déjà  sortie  de  l'armée  avant  qu'il 
fût  entré  dans  la  matrice  de  Madame  sa  mère," avant  même  que  les  trompes  de 


SOUVENIRS    D'UN    CURIEUX 


2()J 


Fallope  eussent  sonné  la  charge  à  l'airivée  du  brave  aide-de-camp  de  notre  héros 
Bonaparte. 

«  Dès  1792,  j'ai  offert  mes  services  à  la  Convention  nationale,  et  M.  Carnot 
l'aîné  a  daigné  y  mettre  un  grand  intérêt  en  étant  l'honorable  rapporteur  de  ma 
pétition  pour  servir  encore  ma  patrie  avec  zèle.  Mes  services  ont  été  acceptés. 
M.  Le  Brun,  alors  ministre  des  Relations  étrangères,  et  M.  Pache,  ministre  de 
la  Guerre,  m'ont  envoyé  des  passeports  honorables  et  des  lettres  de  compliments 
très  flatteuses,  mais  ils  ont  oublié  de  m'envoyer  l'argent  nécessaire  pour  me 
mettre  en  route.  Quand  j'ai  voulu  partir,  j'ai  été  arrêtée  pour  dettes,  et  je  suis 
restée  ici  prisonnière  de  guerre,  sous  deux  cautions  et  sur  parole  d'honneur, 
ainsi  qu'il  est  notoire  à  l'office  public  du  Baillif  de  la  cité  de  Westminster  et  à 
l'office  public  du  Shérif  de  la  Cité  de  Londres. 

«  Comme  mes  sentiments  particuliers  sur  la  nécessité  d'une  sage  réforme  en 
France,  étaient  bien  connus  en  Angleterre,  tant  par  mes  ouvrages  imprimés  que 
par  les  papiers  publics  de  Londres,  je  n'ai  pas  reçu  le  secours  d'un  shelling  du 
ministère  anglais.  Car  ici  les  ministres  du  Roi,  comme  ceux  de  l'Église,  suivent 
à  la  lettre  l'Évangile  et  disent  :  Qiiicoiique  n'est  pas  pour  nous,  est  contre  nous. 
Aussi  fière  qu'une  Écossaise,  pour  ne  leur  rien  devoir  et  n'être  point  mercenaire 
des  opinions  des  autres,  j'ai  travaillé  de  corps  et  d'esprit,  j'ai  vendu  ma  maison 
et  mes  meubles,  j'ai  vendu  la  belle  garde-robe  que  M""  Bertin  m'a  fait  par  la 
générosité  du  Roi  et  de  la  Reine;  j'ai  vendu  publiquement  mon  argenterie  et  mes 
diamants,  j'ai  vendu  quelque  chose  de  plus  précieux  pour  moi,  savoir  plus  de 
6,000  volumes  choisis  en  langues  orientale,  grecque,  latine  et  angloise. 

n  Je  n'ai  voulu  voir  ici  aucun  émigré,  ni  grand  ni  petit,  ni  homme,  ni  femme, 
ni  évêque,  ni  abbé  mitre,  crosse  et  à  crosser,  ni  curé,  ni  prêtre,  ni  tonsuré  et 
encore  moins  de  défroqué  ;  car  s'il  faut  se  défier  d'un  cheval  par  derrière,  d'une 
femme  par  devant,  il  faut  se  défier  d'un  moine  de  tous  côtés. 

«  Dans  ma  position  à  Londres,  je  suis  entourée  de  dettes  indispensables  pour 
logement,  nourriture  et  habillement.  Depuis  le  25  août  1796,  je  ne  suis  pas  sor- 
tie douze  fois  de  mon  lit,  de  ma  chambre  ou  de  la  maison  de  M'""  Marie  Colle, 
ma  compatriote,  qui  prend  soin  de  moi  ;  —  mariée  depuis  plus  de  43  ans  à 
William  Colle,  engine  maker  to  tlie  royal  navy  of  England.  Depuis  1792  qu'on  a 
cessé  au  trésor  national  de  me  payer  ma  pension  alimentaire,  je  suis  restée  ici 
sans  grâce,  sans  graisse,  sans  force  et  sans  argent.  Comment  me  serait- il  possi- 
ble de  marcher  jusqu'à  Paris  ou  jusqu'à  Tonnerre  sans  argent,  sans  jambes,  à 
l'âge  de  76  ans,  et  de  laisser  ici  derrière  moi,  en  Angleterre,  un  grand  nombre  de 
papiers  intéressans,  et  qu'on  ne  croit  pas  intéressans  parce  qu'on  ne  les  connoit 
point? 

Quand  j'aurais  été  prophète,  comment  aurois-je  pu  prévoir  qu'on  auroit 
cessé,  en   1792,  le  payement  de  la    promesse   particulière  que   Louis  XV  m'a 


264  V  ARTISTE 


faite,  toute  écrite  et  signée  de  sa  main,  et  cela  pour  une  raison  très  secrète,  qui  est 
d'une  nature  que  je  ne  puis  la  confier  et  prouver  qu'au  premier  Consul  Bona- 
parte ?  et  alors  il  sera  le  premier  à  dire  :  Secretum  Régis  abscondere  bonum  est, 
et  sacramentum  Régis,  sictit  opéra  Dei,  revelare  et  confiteri  non  honorificum  est. 

«  Comment  aurois-je  pu  prévoir  qu'en  1792  on  cesseroit  de  me  payer  le  trai- 
tement secret  que  Louis  XV  m'avoit  fait?  que  Louis  XVI  m'a  assuré  comme 
une  pension  alimentaire  et  comme  un  bien  paraphernal,  que  son  ayeul  m'a 
accordé,  avec  promesse  royale  de  me  donner  un  traitement  plus  considérable, 
lorsqu'il  jugerait  à  propos  de  me  faire  retourner  en  France?  Après  la  mort  ino- 
pinée de  Louis  XV,  Louis  XVI  a  jugé  à  propos  de  me  faire  retourner  à  Ver- 
sailles et  de  m'assurer  le  traitement  que  son  ayeul  m'avoit  fait,  et  il  l'a  confirmé 
par  un  contrat  de  douze  mille  livres  de  rente  viagère,  passé  devant  Fourcault 
de  Pavan  et  son  confrère,  notaires  à  Paris,  le  20  septembre  1775,  à  prendre  sur 
les  fonds  destinés  annuellement  au  service  des'  Affaires  étrangères,  sur  la  tête 
de  M""  d'Éon  de  Beaumont,  cy  devant  connue  sous  le  nom  du  chevalier  d'Éon, 
dont  le  sieur  d'Harveley,  garde  du  Trésor  royal  et  ses  successeurs  seront  cau- 
tion. Cette  constitution  faite  par  l'ordre  écrit  et  signé  du  Roi,  sans  aucune 
déduction  ni  retenue,  dans  aucun  cas,  et  pour  rembourser  la  dite  demoiselle 
d'Éon  de  la  somme  de  cent  vingt  mille  livres,  faisant  partie  d'une  plus  forte 
somme,  qui  lui  était  due  pour  les  avances  d'argent  dans  le  service  secret,  poli- 
tique et  militaire  du  feu  roi  Louis  XV  en  pays  étrangers,  dont  copie  collation- 
née  a  été  envoyée  en  avril  1800  par  M.  Otto  à  M.  de  Talleyrand,  ministre  des 
Relations  extérieures  à  Paris,  et  certifiée  et  collationnée  par  lui. 

«  Comment  puis-je  quitter  Londres,  si  cet  honorable  ministre,  si  éclairé  et  si 
juste,  n'a  pas  la  bonté  de  représenter  mon  cas  tout  particulier  au  premier  consul, 
pour  me  faire  parvenir  quelques  années  de  ma  pension  alimentaire,  qui  me 
mettent  en  état  de  payer  ici  mes  dettes  indispensables,  et  partir  honorablement 
pour  l'honneur  de  l'ancien  ministre  plénipotentiaire  de  France  à  Londres,  et 
pour  moi-même  ?  J'ai  servi  utilement  ma  patrie  dès  ma  jeunesse,  je  n'irai  pas  la 
desservir  dans  ma  vieillesse. 

«  M.  Otto  sera  témoin  de  l'emploi  que  j'en  ferai  pour  payer,  ici,  mes  dettes 
légitimes.  Hélas!  rhon  cœur  ne  (peut)  plus  contenir  les  sentiments  de  douleur, 
d'espérance,  de  sensibilité  et  de  gratitude  dont  il  est  plein  envers  M.  Otto, 
M.  Maret,  et  mon  cher  ami  de  Mourgues,  qui  veulent  bien  s'intéresser  puissam- 
ment à  mon  triste  sort. 

«  C'est  au  grand  Bonaparte  que  j'adresse  mes  prières  et  mes  vœux  comme  au 
Dieu  Mars  qui  a  épuré  les  métaux;  il  a  purifié  les  mœurs  féroces  des  enfants 
mal  léchés  de  la  liberté  et  du  libertinage  ;  il  les  a  éprouvés  comme  l'or  et  l'ar- 
gent qui  a  passé  par  le  creuset  des  chimistes  et  des  alchimistes,  et  par  le  feu  des 
combats,  des  batailles  et  des  victoires. 


SOUVENIRS   D'UN   CURIEUX  2G5 

«  Dieu  se  sert  de  Bonaparte  pour  en  faire  le  modérateur  et  le  protecteur  de 
la  Gaule,  ancienne  et  moderne,  cisalpine  et  transalpine,  parce  que  son  adminis- 
tration est  une  re'gence  de  justice  nationale,  d'équité  générale  et  personnelle, 
fortifiée  par  son  génie,  son  courage,  et  par  la  gloire  d'une  paix  qui  assure  le 
bonheur  de  la  France,  qui  semblait  s'en  aller  à  néant  sans  notre  grand  Bona- 
parte. 

«  Paix,  santé  et  prospérité  à  tous  nos  bons  et  illustres  pacificateurs  de  l'Eu- 
rope et  à  l'aimable  Charlotte  Cheminot,  bonne  amie  de  l'ancienne  citoyenne 
Charlotte-Geneviève-Louise-Auguste 

«  d'Eon  de  Beaumont. 

«  P. -S.  —  Pour  votre  instruction  particulière  et  celle  de  mon  cher  de  Mour- 
gues,  je  ne  vous  enverrai  point  les  certificats  de  mes  services  militaires  et  poli- 
tiques ;  je  me  contenterai  de  joindre  quelques  témoignages  modernes  pour 
accélérer  mon  retour  à  Paris.  » 

La  bonne  Mm»  de  Cheminot  s'employa  beaucoup  pour  relever  l'équivoque 
personnage,  et  réussit  peu.  Il  avait  tellement  fatigué  les  échos  de  ses  doléances, 
de  la  bassesse  desquelles  on  vient  d'avoir  un  échantillon,  que  tous  en  étaient 
las. 

Quant  à  notre  Ninon,  elle  continua  à  tenir  ses  mercredis.  Sa  société  s'aug- 
menta d'un  M.  Cagnard,  receveur  ge'néral  dans  le  Var.  L'un  des  habitués  les 
plus  vifs,  les  plus  en  dehors,  était  ce  même  Viennet,  déjà  nommé,  que  naguères 
nous  avons  entendu  lire  à  l'Académie  française  ses  amusantes  fables  politiques 
et  son  Epître  à  ses  quatre-vingts  ans.  Il  l'avait  connue  assez  jeune  encore  et 
avait  vu  se  renouveler,  dans  cette  galerie  fantasmagorique,  des  générations  de 
fabuleux.  Parmi  eux  se  distinguait  Bannefroy,  un  ami  et  associé  de  M.  Roy, 
depuis,  quatre  fois  ministre  des  finances  sous  la  Restauration.  Venu  jeurre,  avec 
Roy,  du  Fay-Billot,  il  l'avait  introduit  aux  mercredis.  La  tête  ornée  d'ailes  de 
pigeon,  beau,  souriant,  prenant  du  tabac  en  homme  de  cour,  taillé  sur  le  patron 
d'un  grand  seigneur,  Bannefroy  faisait  gaiement  sa  partie  d'épigrammes  avec 
le  grand  d'Espagne,  prince  de  Masserano,  et  prenait  part  volontiers,  d'un  air 
doux  et  calme,  aux  niches  que  le  narquois  Viennet  faisait  à  la  Divinité,  et 
celle-ci,  trompée  par  l'allure  paterne  de  Bannefroy,  n'avait  eu  garde  de  le  soup- 
çonner. 

Très  éloignée  de  l'avarice  de  la  galante  M"e  La  Guerre,  cette  héroïne  de 
l'Opéra,  fille  d'une  marchande  d'oubliés,  M"'=  de  Cheminot,  plutôt  prodigue 
que  ménagère,  avait  cependant  une  manie,  c'était  de  faire  figurer  à  ses  ambigus 
un  grand  gâteau  de  Savoie  en  forme  de  tour  ou  de  Panthéon,  avec  Amour  en 
pâte  au  sommet,  sans  jamais  y  mettre  le  couteau.  Impatienté  de  voir  sans  cesse 


2f.C 


/.  'A  R  TJS  TIC 


reparaître  en  scène  ce  comparse  aussi  ambitieux  qu'inutile,  Viennct  avisa,  avec 
le  Curieux,  de  piquer  au-dessous  une  épingle  chaque  mercredi,  comme  jeton 
de  présence.  «  La  tour  prends  garde  de  te  laisser  abgttre  !  »  On  l'abattit  un 
jour,  au  grand  désespoir  de  la  dame,  et  l'on  y  compta  quarante  épingles.  La 
tour  avait  duré  dix  mois,  existence  assez  belle  pour  un  gâteau. 

M"'"  de  Cheminot  vieillissante  n'était  pas  dévote,  faute  de  trouver  le  temps 
de  le  devenir.  Enfin,  après  une  assez  courte  maladie,  tout  à  coup  déchue  de 
ses  derniers  regains  de  beauté,  elle  ne  fut  plus  qu'une  vieille  médaille  plâtrée. 
Une  rechute  l'abattit  tout  à  fait,  elle  eut  peur,  se  hâta  de  faire  quelques 
bonnes  œuvres,  et  l'on  trouva  le  moyen  de  la  faire  mourir  en  façon  de  sainte, 
fort  confessée  et  saturée  d'eau  bénite.  Elle  avait  institué  pour  son  exécuteur 
testamentaire  le  gendre  de  M.  Bannefroy,  M.  Amelin,  conseiller  à  la  cour 
royale  de  Paris,  auquel  elle  associait  les  conseils,  qu'elle  suivait  peu,  de  M.  Da- 
vid, un  homme  éminent,  que  nous  avons  connu  conseiller  d'État  et  chef  du 
bureau  du  commerce,  sous  le  règne  de  Louis-Philippe.  Fidèle  jusqu'au  der- 
nier jour  à  sa  manie  aristocratique,  elle  avait  choisi  pour  légataire  universel, 
non  pas  quelque  mince  rejeton  de  famille  de  Pont-à-Mousson,  mais  un  petit 
magistrat,  à  elle  tout  à  fait  étranger,  et  qui,  de  fortune,  avait  l'honneur  de  porter 
le  nom  de  De  Cheminot  qu'elle  avait  adopté. 

F.  FEUILLET  DE  CONCHES. 


LE    SALON    DE    L'ESSOR 


LETTRE    DE    BRUXELLES 


PRÈS  les  XX,  qui  provoquant  régulièrement  une 
bataille  d'art,  dont  il  convient  de  les  féliciter, 
voici  l'Essor,  plus  ancien  en  date,  vivant  des 
ressources  de  son  cru,  sans  recourir  à  l'étran- 
ger, et  progressant  d'année  en  année.  Depuis 
douze  ans,  la  phalange  s'est  augmentée,  fortifiée, 
et  les  débutants  d'autrefois  sont  aujourd'hui  en 
pleine  possession  d'eux-mêmes. 

Le  premier  est,  à  coup  sûr,  M.  Jules  Frédé- 
ric; ses  amis  même  le  considèrent  ainsi,  bien 
qu'il  ait  la  modestie  de  ne  pas  s'en  douter.  Son  envoi  de  ce  jour  le  place 
dorénavant  parmi  nos  premiers  artistes,  et  l'on  peut  le  classer  définitive- 
ment parmi  les  jeunes  maîtres  de  l'école  moderne.  En  une  vaste  frise,  com- 
posée de  onze  panneaux,  il  fait,  au  fusain,  l'histoire  du  Lin,  depuis  la  moisson 
jusqu'à    la    chemise,    en   passant  par  toute    la  genèse    de    l'industrie    linière. 


268  L'ARTISTE 


Simples  panneaux  décoratifs,  croira-t-on  sans  doute.  M.  Frédéric  voit  plus 
haut  et  plus  loin  ;  sa  main  donne  de  la  grandeur  à  ce  qu'elle  touche  ;  et  de  telles 
œuvres  ne  devraient  quitter  la  salle  d'exposition,  que  pour  entrer  dans  un 
musée,  où  l'on  pût  aller,  comme  à  un  pèlerinage,  les  admirer  en  sa  dévotion 
d'art.  L'espace  nous  manque  pour  détailler  les  merveilles  de  M.  Frédéric,  que 
l'Essor  a  l'insigne  honneur  de  posséder.  Il  nous  faudrait  citer  et  analyser  tour 
à  tour  ses  trois  têtes  d'enfants,  qui  rappellent  avec  tant  de  bonheur  les  inou- 
bliables Bo'échelles;  des  paysages,  vallons  pleins  de  soleil,  où  l'herbe  se  velouté 
de  tendres  clartés  ;  une  impressionnante  Tête  d'ouvrier  ;  d'autres  choses  encore, 
où  l'artiste  ne  faut  jamais  aux  promesses  anciennes,  si  magistralement  tenues 
aujourd'hui. 

Une  impression  générale  de  cette  exposition  nous  est  restée,  bonne  pour  les 
questions  de  facture,  mauvaise  pour  celles  de  tendances.  Il  nous  semble  que 
l'art  devient  trop  littéraire,  tend  à  fixer  des  idées  et  non  des  formes  ;  qu'il  ne 
se  borne  plus  à  donner  ce  qu'il  voit,  mais  ce  qui  est  au  delà  de  la  simple 
vision  physique.  Nous  admirons  assurément  M.  Lévêque,  dont  un  carton  gris 
reproduit  les  affres  d'un  Démoniaque,  tordu  de  douleur  à  la  vue  du  crucifix  que 
lui  tend  une  implacable  main;  la  ligne  est  nerveuse,  la  composition  habile  : 
mais  nous  y  revivons  du  Péladan  ou  du  d'Aurevilly  —  qui  sont  gens  de  lettres. 
N'est-ce  pas  de  la  littérature  aussi  que  nous  offre  M.  Ernest  De  Bièvre,  en 
ses  dessins  où  s'immobilisent  des  idoles  aux  mamelles  pendantes,  aux  têtes 
d'Apis,  qui  semblent  destinées  à  illustrer  le  livre  d'Éliphas  Lévy  ?  Nous  savons 
que  la  Kabbale  est  de  mode;  on  s'occupe  beaucoup  des  choses  occultes,  dans 
la  littérature  courante,  et  les  romanciers  se  livrent  avec  excès  à  la  «  culture  » 
du  grand  arcane,  mais  en  art,  à  moins  d'être  Gustave  Moreau,  ou  simplement 
Fernand  Khnopff  (que  l'Essor  a  malheureusement  perdu),  ce  genre  doit  rester 
aux  poètes  ou  bien  aux  décorateurs  plus  ou  moins  érudits  des  Eden- 
théàtres. 

Les  recherches  de  ce  genre  nuisent  souvent;  à  notre  sens,  le  peintre  doit 
voir,  sentir,  et  ne  pas  paraître  trop  savoir:  M.  Delville,  un  tout  jeune,  qui, 
depuis  certaine  jeune  fille  en  jaune  de  joyeuse  mémoire,  a  fait  de  considérables 
progrès,  nous  donne,  entre  autres  œuvres  d'une  plus  belle  allure,  le  tableau 
d'une  malheureuse  en  mal  d'enfant;  tableau  qui,  malgré  de  réelles  qualités  de 
faire,  choque  par  son  caractère  gynécologique  trop  précis.  Il  faut  plus  que  du 
talent  pour  sauver  de  tels  sujets,  et  M.  Jean  Delville  ne  prétend  certes  pas  avoir 
déjà  du  génie.  Les  chairs,  en  cette  toile,  sont  bien  observées;  la  poitrine  gon- 
flée et  tendue  par  le  spasme  de  la  douleur,  les  yeux  révulsés,  les  mains  tordues, 
expriment  l'horreur  voulue,  mais  c'est  de  l'horreur  insuffisante  en  art.  Autre 
part,  le  même  artiste  expose  une  femme  à  demi  nue  encore,  qui  ressem- 
ble à  la  première  par  cette  recherche  névropathique  que  nous  signalions.  Regard 


LE   SALON    DE  L'ESSOR  269 


éteint,  mains  sèches,  corps  abîmé,  elle  ressemble,  avec  sa  longue  aiguille 
piquée  japonaisement  dans  les  cheveux,  à  certaines  fleurs  du  mal  de  ce 
magicien  Rops,  dont  M.  Delville  a  subi  l'évidente  et  d'ailleurs  infuyable 
empreinte. 

Ce  qu'il  nous  faut  noter  ici,  tout  en  prévenant  le  lecteur  que  nous  sommes, 
en  le  cas  présent,  bien  suspect  de  partialité,  c'est  l'exposition  de  M.  Léon  Herbo. 
Depuis  bien  longtemps,  nous  avons  dit  et  écrit  combien  sa  couleur  nous  était 
déplaisante  ;  de  nature  exubérante,  il  exubère  aussi  dans  ses  tableaux,  et  les 
tons  s'y  entendent  mal  ensemble  ;  c'est  comme  un  vieux  ménage!  Nous  avons 
assez  de  ses  orientales  dont  les  yeux  ont  les  proportions  de  l'infini,  les  lèvres 
une  volupté  de  sorbets  et  les  seins  un  ton  de  fraise  artificielle.  Tableaux  pour 
l'exportation,  trop  vite  faits,  trop  facilement  vendus  —  médiocres,  sinon  mau- 
vais. Lorsqu'il  se  prend  au  portrait,  M.  Herbo  se  montre  tout  autre  ;  un  scru- 
pule le  saisit,  et  sa  facture  elle-même  se  modifie.  Son  portrait  du  Colonel 
O'Sullivan  de  Terdecq,  du  2"  Guides,  est  remarquable  d'allure  et  de  ressem- 
blance. Le  beau  militaire  que  tout  Bruxelles  connaît,  est  campé  avec  une 
crânerie  superbe;  sous  l'arcade  sourcillière,  relevée  à  droite  par  l'habitude  du 
monocle,  l'œil  brille  expressivement;  le  teint  est  vivant,  l'homme  est  sous  la 
tenue  brillante,  avec  son  air  vainqueur  de  soldat.  Dans  une  note  plus  sobre  et 
moins  éclatante  est  la  tête  de  notre  confrère  Francis  Naiitet  du  Journal  de 
Bruxelles.  11  est  là  dans  la  pose  que  nous  lui  connaissons  ;  accoudé,  cigarette  à 
la  main,  binocle  aux  yeux,  souriant,  bon  enfant  qui  critique  sans  le  vouloir; 
et  lui  aussi  vit  intensément  dans  ce  portrait  à  fond  sombre  qu'éclaire  sa  bonne 
figure  franche  et  loyale. 

Sur  un  chevalet,  où  l'on  a  déposé  les  couronnes  qui  ornaient  douloureuse- 
ment, à  l'église,  le  catafalque  de  Charles  Warlomont,  se  dresse  le  portrait  du 
soldat  mort  en  terre  d'Afrique  (i).  M.  Herbo  connaissait  le  lieutenant  vigou- 
reux et  beau  que  la  mort  a  pris,  et,  avec  le  secours  d'une  simple  photographie, 
est  parvenu,  de  souvenir,  à  reconstituer  en  quelques  jours  les  traits  de  celui 
qui  n'est  plus.  Il  faut  qu'il  ait  mis  son  cœur  en  ce  tableau  pour  être  parvenu  à 
un  tel  résultat  de  ressemblance,  d'animation,  et  plus  :  d'une  tristesse  que  n'a 
pas  le  portrait-carte  et  qui  nimbe  l'expression  jadis  si  joyeuse  du  frère  aîné 
que  l'on  ne  verra  plus  jamais.  Notre  partialité  est  bien  légitime,  et  ici  nous  ne 
pouvons  voir  ni  dessin  ni  couleur,  nous  voyons  une  tombe  que  M.  Herbo  a 
délicatement  fleurie  de  son  art. 


(i)  Charles  Warlomont,  lieutenant  au  régiment  des  Grenadiers,  frère  de  notre  colla- 
borateur Max  Waller,  mort  le  2  février  1888,  à  Borna  (Congo),  au  service  de  l'État  indé- 
pendant du  Congo.  (N.  d.  1.  d.) 


270  L'ARTISTE 


C'est  une  mauvaise  ide'e  qu'a  eue  lu  famille  de  feu  Léon  Evrard,  de  réunir, 
en  une  salle  de  l'Essor,  les  œuvres  du  jeune  peintre  qui  promettait  tant.  L'ar- 
tiste, après  des  tâtonnements  qui  n'étaient  pas  exempts  de  défaillances,  était 
arrivé  à  une  note  définitive  dans  l'art  décoratif.  Certains  cartons,  où  s'exquisse 
la  vie  de  l'ouvrier,  ont  une  belle  allure,  et  tout  faisait  espérer  pour  Evrard  un 
avenir  dans  le  genre  où  il  commençait  à  trouver  sa  voie.  Nous  aurions  voulu 
que  rien  ne  rappelât  les  débuts  du  pauvre  camarade,  et  que  l'on  ne  tint 
compte  que  de  ses  coups  d'essai  derniers  qui  faisaient  présager  des  coups  de 
maître  prochains. 

Maître  !  ainsi  apparaît  Adolphe  Mamesse,  en  ses  paysages  où  la  nature  s'illu- 
mine de  fluides  clartés;  nous  lui  reprochions  autrefois  les  reflets  métalliques 
de  certains  étangs  où  sa  palette  semble  se  complaire;  aujourd'hui  ces  duretés 
ont  disparu,  l'harmonie  des  tons  est  faite,  et  certaine  église  villageoise,  plantée 
en  la  solitude  d'un  verger  où  les  arbres  sont  comme  les  croix  feuillues  du 
cimetière,  est  une  toile  de  premier  ordre  qui  classe  définitivement  le  peintre 
parmi  nos  meilleurs  paysagistes.  Sans  recourir  aux  méthodes  nouvelles,  encore 
incertaines,  M.  Hamesse  caresse  ses  toiles  d'une  gamme  de  couleurs  saines, 
justes,  où  se  mobilise,  en  des  sentiments  poétiques,  la  nature  vue  par  un  médi- 
tatif de  talent;  dans  ce  genre,  il  faut  citer  son  Coin  d'étang,  le  soir  où  flotte  la 
vague  mélancolie  des  heures  crépusculaires.  Dans  une  autre  note  est  Alexandre 
Marcette,  l'Anversois  qui,  en  ce  moment,  modifie,  à  Rome,  son  coloris  souvent 
sombre  ;  le  ciel  bleu  se  reflète  en  lui  maintenant,  et  la  gaité  se  fait  en  ses  évo- 
cations ;  notre  climat  ofl're  des  atmosphères  plus  subtiles  à  transcrire  que 
celui,  tout  en  vif,  du  midi  ;  c'est  ainsi  que  Léon  Dardenne  tente  de  porter  sur 
ses  toiles  les  gris  si  fins  de  nos  brouillards.  La  Vue  de  Bruxelles,  prise  du  haut 
de  la  terrasse  que  le  jeune  peintre  a  disposée  jouxte  son  atelier,  est,  bien  qu'un 
peu  terreuse,  d'un  intime  sentiment  ;  ce  n'est  pas  encore  œuvre  faite.  M.  Léon 
Dardenne  est  un  chercheur,  épris  de  son  art,  dont  il  possède  déjà  les  ressorts, 
mais  qui  n'a  pas  indiqué  la  voie  où  le  portera  son  ductile  talent.  Il  est,  comme 
M.  Fernand  Delgouffre,  dans  la  période  hésitante  qui  déconcerte  la  critique. 
Nous  aurions  beaucoup  à  dire  sur  l'envoi  restreint  de  ce  dernier  qui,  de 
peintre  amateur  qu'il  était,  il  n'y  a  pas  très  longtemps,  est  aujourd'hui  clerc  de 
la  confrérie  essorienne.  Son  paysage,  une  rue  croulante,  est  plein  de  qualités. 
Et  si  l'on  peut  discuter  la  sauce  rosée  dont  il  est  baigné,  il  faut  y  reconnaître 
un  réel  souci  de  vérité  vécue.  Les  deux  études,  Torses  féminins,  ne  sont  pas 
non  plus  exempts  de  fautes.;  le  coloris  a  de  vagues  duretés  qui  se  corrigeront 


a 

< 


5 


272  L'ARTISTE 


lorsque  le  peintre  sera  plus  maître  de  lui-même.  Il  nous  faut  les  noter  comme 
de  très  heureuses  indications,  et  en  applaudir  l'audace. 

M.  Orner  Coppens  apparaît  sous  un  jour  nouveau.  Sans  tomber  dans  les 
exagérations  du  néo-impressionnisme,  il  a  des  tendances  hardies,  et  marche 
allègrement  au  but.  Son  Lever  de  lune,  sur  la  digue  de  Heyst,  traité  en  bleu 
sur  bleu,  est  vraiment  attachant.  Cette  plage  crépusculaire,  où  semble  épandue 
la  voie  lactée,  avec,  sur  la  mer  calme,  quatre  barques  éparses,  et  au  fond,  le 
point  rouge  du  phare  lointain,  est  d'une  grande  simplicité  de  facture  et  d'un 
très  communicatif  sentiment. 

Nous  n'en  dirons  pas  moins  de  VOrion  de  M.  De  VIeeschouwer,  un  dessin 
de  nuit  bien  travaillé  et  méritant. 

M.  Amédée  Lynen  est  encore  un  «  littéraire  ».  Sa  Sorcière,  décorativement 
encadrée  de  dessins  magiques  et  symboliques,  n'est  pas  une  trouvaille  à  vanter. 
Outre  qu'elle  n'a  rien  de  bien  satanique,  on  y  découvre  de  singulières  défail- 
fances  d'exécution.  Les  jambes  de  la  femme  sont  en  bois,  sans  nerfs,  muscles, 
ni  satig;  et  la  composition  générale  manque  de  relief  et  de  nervosité.  La  femme 
de  M.  Delviile,  dont  le  torse  nu  éclate  de  lumière,  a  un  bien  autre  frissonne- 
ment de  perversion  ;  au  reste,  M.  Lynen  se  rattrappe  avec  sa  Fille  de  cabaret, 
bien  juste  et  très  amusante  en  sa  vulgarité  flamande.  Il  y  a  un  peu  de  Lynen 
aussi  dans  la  frise  de  la  Procession  de  Fumes,  où  M.  Dardenne  a  mis  toute  si 
verve,  mais  qui  n'a  pas  de  qualités  fort  personnelles. 

Puisque  nous  sommes  parmi  les  joyeux,  il  nous  faut  noter  le  cas  de  M.  Eu- 
gène Van  Gelder,  peintre  et  critique  à  la  fois,  demi-peintre  et  demi-critique, 
dont  les  articles  ont  une  saveur  douteuse  de  peinture,  et  les  tableaux  des  pré- 
tentions littéraires  qui  se  devinent.  M.  Van  Gelder,  en  une  exposition  incohé- 
rente, fit  naguère  de  merveilleux  pastiches  de  Raffaclli.  C'était  de  la  critique 
d'art,  satiriquement  mordue  au  pinceau,  et  la  galerie  eut  un  succès  de  franc 
rire.  Seulement,  à  force  de  blaguer  RaiTaëlli,  M.  Van  Gelder  s'est  laissé  pren- 
dre à  l'influence  de  l'impressionniste  parisien,  et  les  ouvriers  qu'il  représente, 
sérieusement  cette  fois,  ne  sont  plus  du  tout  de  M.  Van  Gelder  ;  celui-ci  a 
péri  par  où  il  avait  péché,  et  c'est  la  revanche  de  Raffaëlli  !] 

MM.  Houyoux  et  Halkett  sont  tous  deux  en  progrès;  ils  avaient  le  même 
défaut  de  vulgarité  qui  faisait  oublier  bien  de  leurs  mérites  et  suffisait  à  écarter 
la  sympathie.  Sans  nous  arrêter  à  une  Ondine  réjouissante,  dont  la  lyre  en 
carton  a  des  drôleries  inconnues,  nous  pouvons  faire  l'éloge  d'une  Petite 
fille  en  blanc  que  M.  Houyoux  a  délicatement  et  presque  élégamment  travail- 
lée. Un  portrait  de  M.  Halkett  nous  a  fait  la  même  surprise  agréable. 

M.  Louis  Ludwig  cumule  les  talents  de  peintre  et  de  sculpteur.  La  Fillette  au 
pain  est  un  pastel  de  belle  marque,  où  l'on  sent,  aux  nervosités  du  modelé,  la 
main  qui  sait  manier  la  cire  vierge. 


LE    SALON    DE    L'ESSOR  27J 


Ne  faisant  pas  ici  de  distribution  de  prix,  nous  omettons  volontairement  cer- 
tains noms  qui  nous  semblent  assez  obscurs.  Un  journal  d'art,  auquel  malheu- 
reusement des  partis  pris  excessifs  enlèvent  la  force  de  la  sincérité,  a  jugé  bon 
d'étrangler,  en  quelques  clichés  d'intransigeance  facile,  l'Exposition  de  l'Essor. 

Les  jeunes  peintres  du  groupe  ne  seraient  que  des  «  conservateurs  »  et  des 
épuisés.  C'est  injuste  et  inexact.  Il  est  aisé  de  casser  des  vitres  en  art,  et  avec 
art  ;  mais  l'étonnement  n'est  pas  toujours  de  l'admiration,  et,  à  notre  sens,  il 
est  plus  méritoire  d'être  remarquable  et  remarqué  par  une  valeur  qui  ne  doit 
rien  à  l'audace.  L'Essor,  assurément,  ne  se  livre  pas  à  des  orgies  de  néo-im- 
pressionisme;  mais,  marchant  dans  une  voie  qu'ont  illustrée  des  maîtres,  il 
marche  d'un  pas  ferme  et  sûr.  Que  l'on  examine  La  petite  fille  et  la  brebis  de 
M.  Jean  Degreef,  on  reconnaîtra  que  ce  n'est  point  banal,  —  loin  de  là.  Une 
salade  de  tons  crus,  fatiguée  par  une  main  experte  en  pareille  cuisine  ;  des  cou- 
leurs vives  qui  ne  choquent  pas  et  dont  l'habile  superposition  produit  un 
intense  effet  de  lumière  estivale. 

D'une  note  plus  atténuée  est  l'envoi  de  M.  Dierickx.  Celui-ci  voit  gris,  et  ses 
toiles  ont  quelque  chose  de  vaguement  enfumé.  C'est  ainsi  que  le  Portrait  de 
Jules  Lagaë,  d'une  extrême  ressemblance,  d'un  beau  modelé,  semble  fait  par 
un  temps  de  brouillard.  Nous  préférons  les  deux  motifs  décoratifs  où  M.  Dierickx 
met  une  envolée  plus  sincère,  et  qui  indiquent  pour  l'artiste  une  route  où  nous 
le  rencontrerons  victorieux. 

Dans  ses  Pécheurs  de  Doel,  M.  Armand  Heins  nous  rappelle  un  peu  le  maître 
Ter  Linden,  par  les  tons  rosés  de  son  eau  ;  soir  mélancolique  transcrit  avec  une 
grande  douceur  et  montrant,  par  la  sûreté  du  trait,  que  M.  Heins  est,  non 
seulement  peintre,  mais  expert  dessinateur.  Au  même  sentiment  triste  appar- 
ient le  Soir  d'impasse  de  M.  William  Jelley  ;  il  semble  qu'un  son  d'orgue  du 
'dimanche  monte  de  ce  coin  sombre  où  les  maisons  rêvent  comme  des  êtres 
vivants,  au  milieu  des  obscurités  naissantes.  Certains  coins  de  Pieter  de  Hooghe 
nous  ont,  avec  plus  de  majesté,  produit  l'impression  de  ce  tableau  fait  d'âme  et 
de  pensivité. 

Nous  ne  pouvons  passer  sous  silence  MM.  Mayné  et  Neuhaus,  qui  cependant 
n'attirent  guère.  La  Procession  du  premier,  composée  avec  une  recherche  hono- 
Krable,  est  le  résultat  d'un  grand  effort  ;  mais  M.  Mayné  n'a  pas  joint  à  la  sim- 
ple facture  matérielle,  le  frissonnement  religieux  qui  était  requis.  Il  y  a  même 
Lun  peu  de   charge  en    ses  personnages  vulgaires,   paysans  et  désagréables  à 
■voir  ;  on  ne  pourrait  guère  critiquer  l'ordonnance  de  cette  procession,  mais  l'in- 
1888  —  l'artiste  —  T.  1  )8 


274  L'ARTISTE 


terprétation  en  est  peu  avenante  et  les  tons  s'y  choquent  de  façon  plus  que 
criarde  ;  M.  Neuhaus,  de  qui  nous  nous  sommes  laissé  dire  qu'il  est  élève  de 
Von  Uhde,  n'est  guère  moins  déplaisant.  Reprenant  le  thème  de  M.  Hermans 
{A  l'aube),  de  M.  Giron  (Les  deux  sœurs),  et  de  M.  Simons  (l'Abandonnée),  il 
nous  fait  une  variation  peu  intéressante  sur  le  pauvre  enviant  le  sort  du  riche. 
Une  mariée  sort  de  l'église  et  un  ouvrier  semble  trouver  cela  très  douloureux. 
Aussi  tout  le  tableau  est-il  en  demi-deuil  :  de  la  craie  qui  broierait  du  noir  1 

Après  avoir  signalé  l'Étang,  d'une  vaporeuse  poésie,  de  M.  Camille  Wolles, 
le  pénétrant  Coin  de  place  de  M.  Baertsoen,  une  Sanguine,  de  M.  Ciamberlani, 
deux  portraits  de  M.  Duyck,  l'envoi  de  M.  Hannoteau,  tombons  dans  le 
plâtre,  la  cire  et  le  bronze  que  M.  Juliens  Dillens  triture  toujours  avec  la 
même  vigueur.  Épris  des  formes  effilées  et  graciles,  l'artiste  à  qui  nous  devons 
l'exquise  Figure  tombale  et  l'élégant  Allegretto,  se  révèle  une  fois  de  plus  parmi 
les  premiers,  dans  une  cire  réduite  :  Projet  de  monument  funéraire  à  un  homme 
d'État.  Si  c'est  de  Charles  Rogier  qu'il  s'agit,  voilà  qui  ferait  mieux  que  la  tra- 
ditionnelle statue  où  l'on  immortalise  de  notre  temps  la  redingote  des  grands 
hommes.  Couché  aux  pieds  de  la  Gloire,  qui  tient  au-dessus  de  sa  tête  les  pal- 
mes que  le  temps  ne  flétrit  point,  dort  l'illustre  défunt.  Le  groupe  est  simple 
de  ligne,  mais  c'est  un  groupe  où  les  parties  s'accordent  et  font  un  parfait 
ensemble,  un  groupe  d'une  allure  austère  et  grande,  que  nous  espérons  pou- 
voir admirer  un  jour  sur  une  de  nos  places  publiques. 

M.  Devreesse,  outre  un  amusant  dessus  de  pendule  qui  représente  une  Ama- 
^one,  expose  une  statue  de  Palfyn,  l'inventeur  du  forceps,  statue  refusée  au 
concours  en  même  temps  que  celle  de  M.  Jules  Lagaë  qui  lui  fait  vis-à-vis.  (On 
sait  que  M.  Vinçotte  a  eu  le  triomphe  aisé  dans  ce  concours  où  le  "mot  : 
«  Place  aux  jeunes  !  »  eût  peut-être  dû  lui  suggérer  un  courtois  désistement.) 
M.  Devreese  a  fait  un  Palfyn  sans  forceps  et  se  livrant  sur  une  tête  d'enfant  à 
un  mesurage  craniologique  ;  à  part  ce  manquement,  son  homme  est  heureuse- 
ment traité.  Mais  à  l'exemple  de  M.  Lagaë,  il  n'a  pas  suffisamment  fouillé  son 
œuvre  ;  cela  manque  de  nerfs  et  de  vie  ;  les  deux  Palfyn  sont  figés  dans  les 
plis  de  leur  cape,  sous  laquelle  on  devine  peu  la  palpitation  du  corps.  Le 
même  reproche  est  à  faire  à  M.  Samuel  qui  drape  l'ami  Léon  Dardenne  dans 
son  manteau  des  grands  jours,  sans  faire  valoir  les  sinuosités  pittoresques  de 
ce  vêtement  (célèbre  à  Bruxelles  1).  L'allure  et  la  tête  sont  justes;  l'ensemble  est 
froid.  M.  Samuel  se  multiplie,  au  reste.  Témoin  son  Au  soir,  statue  en  gran- 
deur naturelle  d'un  travailleur  de  l'âge  d'or,  travailleur  dûment  nu,  qui,  au 
retour  de  la  tâche,  rentre  au  bercail,  chargé  de  ses  outils,  et  se  grattant  la 
cuisse  gauche  avec  sincérité.  Tout  jeu  à  part,  certains  détails  sont  bien  obser- 
vés et  rendus,  et  l'œuvre  peut  être  comptée  comme  une  promesse  de  marque. 

Est-ce  tout?  Je  le  pense. 


LE    SALON    DE   L'ESSOR 


275 


Ce  que  nous  retirons  de  ce  Salon,  comme  effet  géne'ral,  c'est  le  grand  souci 
de  travail  de  tous  ces  jeunes  artistes.  L'Essor  re'unit  un  groupe  d'éle'ments 
pleins  de  vie  et  d'e'mulation.  Si  d'aucuns  ne  piaffent  pas  dans  les  landes  où 
l'on  s'égare  souvent,  ils  ne  piétinent  pas  sur  place  et  font  avec  simplicité  et 
avec  sincérité  —  de  l'Art. 

MAX    WALLER. 


LES    FEMININS    DU    ROMAN 


DICKENS     ET     M.     ALPHONSE     DAUDET 


iCKENS  est  ne  à  Londres,  dans  les  brouil- 
lards; M.  Daudet  à  Nîmes,  enplein  soleil. 
Les  origines  sont  bien  tranchées  :  nord, 
midi.  Les  talents  le  sont  moins.  Il  serait 
assez  te'mcraire  de  refaire  ici,  après 
M.  Taine,  après  M.  Montégut,  après  tant 
d'autres,  le  parallèle  de  l'Anglais  et  du 
me'ridional,  etdes  artistes  dechaquepays. 
Surtout  cela  ne  servirait  qu'à  montrer 
chez  nos  deux  écrivains  une  singulière 
transposition,  un  singulier  échange  de 
lignes  essentielles,  propres  à  la  race  et  au 
climat.  Est-ce  l'épanouissement  démesuré,  l'excès  des  émotions,  le  bouillonnement 
perpétuel  des  méridionaux  ?  Dickens  a  mis  tout  cela  dans  ses  livres.  Est-ce  la 
faculté  d'observation  et  d'analyse,  qui  procède  du  dehors  au  dedans,  qui  s'exerce 
à  droite  et  à  gauche,  pêle-mêle,  sur  tous  les  types  rencontrés,  qui  permet  de  les 


»M:^(r  <wmni^ 

^ 

^ib^ 

^^ 

1 — ^fi^^^^ 

i 

i::^^/,-.^2y^,^^^e^2<2._^ 


LES    FEMININS   DU    ROMAN 


277 


creuser,  de  découvrir  les  rouages  les  plus  fins,  d'étudier  sur  eux  l'action  des 
chocs,  des  poussées,  des  courants  extérieurs,  des  passions  de  toute  sorte  ?  Mais 
cette  faculté  anglaise,  c'est  celle  que  nous  admirons  tant  chez  M.  Daudet  ;  de 
même  le  pessimisme,  cette  plaie  du  nord,  on  la  trouve  au  suprême  degré  dans 
certaines  pages  de  Jack,  de  VEvangéliste,  du  Nabab.  Par  contre,  Dickens  voit 
dans  le  fait  particulier  le  fait  général,  dans  l'individu  le  type  :  ses  personnages  sont 
surtout  créés  de  toutes  pièces,  il  est  visionnaire  autant  qu'un  Provençal. 

Il  y  a  donc  eu  échange  entre  les  patrimoines  des  deux  races;  le  domaine  anglais, 
nettement  séparé  du  méridional  sur  plusieurs  de  ses  parties,  est  allé  le  joindre  sur 
une  autre,  et  sur  une  autre  encore  a  été  rejoint  par  lui.  En  même  temps  il  y  a  eu 
rencontre,  union  sur  un  vaste  terrain  à  égale  distance  des  deux  pôles,  le  terrain 
féminin. 

Il  est  bien  féminin  cet  espace  indéfini  que  nous  essayerons  de  limiter.  Les  deux 
romanciers  n'y  ont  pas  seulement  contemplé  et  fouillé  à  loisir  ces  fins  visages,  ces 
adorables  caractères  de  femmes  qu'ils  nous  décrivaient  à  mesure.  Ils  n'y  ont  pas 
seulement  découvert  le  charme,  ce  parfum  de  calme  et  de  songe,  dont  leurs  œu- 
vres sont  imprégnées.  Ils  ont  surtout  réussi  à  établir  entre  eux  et  le  public  fémi- 
nin une  secrète  entente,  qui  rattache  perpétuellement  les  lectrices  à  leurs  romans, 
et  les  ramenait  toujours  fidèles,  à  chaque  nouveau  chef-d'œuvre.  Il  n'est  pas  de 
femme  d'esprit  un  peu  cultivé  qui  ne  connaisse  à  fond  les  œuvres  de  M.  Daudet; 
il  n'en  est  pas  qui  n'ait  lu  Dickens,  du  moins  aux  moments  de  grand  loisir,  car 
cette  lecture  exige  plus  d'attention.  Pourtant  les  aventures  racontées  par  l'un  et 
par  l'autre  sont  à  peine  romanesques  ;  les  figures  à  secret  que  M.  Daudet  nous  a 
quelquefois  présentées,  bien  des  femmes  n'y  peuvent  mettre  qu'un  nom,  sans  y 
rattacher  aucun  souvenir.  Enfin  tous  ces  livres  sont  très  sains  ;  aucun  d'eux  n'a 
eu  le  sort  de  Madame  Bovary  :  les  maris  les  permettent,  les  recommandent  à 
leurs  femmes  ;  ce  ne  sont  pas  des  fruits  défendus. 


D'un  livre  simplement  feuilleté,  il  en  est  comme  d'un  tableau  simplement  en- 
trevu —  ce  qui  frappe  d'abord,  ce  qui  retient  ensuite,  enfin  ce  qui  plait  au  premier 
examen,  c'est  surtout  la  couleur.  Une  femme  se  promène  au  Salon,  sans  savoir 
tout  à  fait  par  cœur  le  compte  rendu  des  journaux  :  elle  traverse  une  salle  tapis- 
sée d'inconnus,  et  elle  fait  glisser  son  regard  sur  chaque  toile,  juste  assez  lente- 
ment pour  qu'autant  de  petites  taches  multicolores  se  soient  formées  au  fond  de 
ses  yeux.  Elle  passera  ainsi,  mais  il  suffira,  pour  l'arrêter,  d'une  teinte  dans  telle 
ou  telle  tache,  d'une  nuance  qu'elle  aime,  ou  qui  la  saisit  par  sa  force,  son  éclat, 
sa  délicatesse.  Elle  s'approchera  et  elle  regardera  un  instant,  quoi  ?  souvent  un 


278  L'ARTISTE 


tableau  qui  n'a  qu'une  jolie  apparence  d'idée.  —  Cette  femme  achète  un  livre,  un 
roman,  qu'elle  oublie  tout  le  jour  sur  sa  chemine'e.  Restée  seule  le  soir,  en  ren- 
trant du  théâtre,  elle  aperçoit  le  délaissé,  et  très  confortablement  enfoncée  dans 
ses  oreillers,  elle  se  met  à  couper  les  pages,  distraitement  et  n'importe  où,  au 
milieu,  à  la  fin.  Elle  songe  beaucoup  à  la  soirée  écoulée,  à  la  robe  de  M""X...,  à 
la  moustache  en  crins  de  M.  Z.  (non,  cette  moustache  !),  à  la  moustache  en  soie  de 
M.  Y.  (oh!  cette  moustache!);  et  le  couteau  fait  son  œuvre,  les  pages  tournent, 
les  taches  se  succèdent  comme  au  théâtre,  mais  toutes  noires  et  toutes  laides  :  le 
sommeil  vient.  Quelquefois  pourtant  trois  heures,  quatre  heures  après,  la  dor- 
meuse veille  encore  :  même  elle  lit  furieusement,  et  si  l'on  cherchait  comment  le 
pauvre  livre  a  pu  chasser  les  souvenirs  et  le  sommeil,  on  apprendrait  bien  vite 
qu'une  seule  phrase,  une  seule  expression  a  accompli  le  miracle  :  non  pas  l'idée, 
la  forme.  Bon  gré  mal  gré  il  a  fallu  finir  le  paragraphe,  le  chapitre,  revenir  en 
arrière,  pousser  ensuite  plus  avant,  et  le  livre  se  ferme,  achevé  souvent,  vers  cinq 
heures  du  matin,  cela  grâce  à  des  trouvailles  de  style. 

Ce  triomphe  de  la  couleur  dans  un  état  extrême,  presque  désespéré,  s'accentue 
et  s'affirme,  plus  indiscutable  encore,  au  grand  jour.  Là,  c'est  aux  premières  pages 
que  le  plaisir  commence,  et  que  cet  amour  tout  féminin  de  la  forme  visible  et 
tangible  trouve  à  se  satisfaire.  Chez  M.  Daudet  la  couleur  déborde  :  c'est  un 
éblouissement  continuel.  On  dirait  qu'il  a  gardé  dans  le  cerveau  tout  le  ciel  de 
son  midi,  ces  décors  prodigieux  où  il  fait  mouvoir  ses  personnages,  ces  costumes 
étincelants  dont  il  les  revêt,  où  nous  les  reconnaissons  tout  de  suite,  mais  que 
nous  comparons  avec  un  peu  d'envie  à  notre  propre  défroque.  M.  Daudet,  quand 
il  écrivait  le  Nabab,  regardait  Paris  en  méridional;  dans  Numa  Roumestan,  dans 
les  deux  Tartarins,  peut-être  a-t-il  un  peu  trop  regardé  le  midi  en  Parisien.  Là 
du  moins  les  idées  et  le  langage  avaient  déjà  tout  leur  cortège  d'images  bien 
vivantes  :  les  moindres  mouvements  intérieurs  se  traduisaient  en  énormes  effets, 
d'une  richesse  et  d'une  variété  de  tons  incroyables  :  il  suffisait  de  copier.  — Avec 
cette  ressource  inépuisable  d'images  qu'il  conserve  en  lui-même,  ou  qu'il  tire  de 
ses  modèles,  M.  Daudet  peut  introduire  ses  lectrices  aux  plus  mystérieux  détours 
des  problèmes  psychologiques,  tout  en  leur  évitant  la  peine  de  l'abstraction.  Elles 
n'aiment  guère  à  manier  de  simples  idées,  sans  corps,  sans  figure  réelle  ;  même 
la  description  toute  nue  d'un  état  d'esprit  les  fatigue,  quand  cet  état  n'a  pas  son 
contre-coup  immédiat  dans  une  expression  de  physionomie,  dans  une  attitude, 
dans  un  fait  matériel.  L'image  les  frappe,  évoque  à  leur  pensée  tout  ce  que  le 
romancier  voulait  leur  montrer  ;  et  il  n'importe  alors  qu'il  s'agisse,  par  exemple, 
d'un  danger  physique,  ou  d'un  danger  moral,  étrange  et  compliqué. 

La  touche  de  Dickens  est  tout  aussi  puissante,  mais  moins  habile.  Il  ne  s'em- 
barrasse jamais  de  pure  psychologie,  et  qu'il  ait  à  peindre  un  visage,  un  carac- 
tère, une  situation,  c'est  toujours  par  le  dehors  des  choses  et  des  êtres  qu'il  nous 


LES    FEMININS   DU    ROMAN 


279 


révèle  leur  existence  intime.  Les  portraits  de  ses  personnages  sont  achevés 
comme  ceux  que  trace  M.  Daudet  :  ils  restent  invariablement  physiques  :  toutes 
les  pensées,  tous  les  sentiments  percent  l'enveloppe,  et  nous  apparaissent  dans 
une  contraction  du  visage  ou  dans  un  sourire,  dans  un  geste,  dans  un  acte  quel- 
conque. D'ailleurs  si  Dickens  a  peu  de  goût  pour  l'abstraction,  sa  tendance  natu- 
relle le  porte  aux  enchaînements  d'images;  ce  sont  des  traînées  de  poudre  toutes 
préparées  :  une  étincelle  tombe  et  la  traînée  s'enflamme.  Chaque  roman  renferme 
ainsi  une  foule  de  hors-d'œuvre,  des  morceaux  taillés  en  plein  drap  poétique,  et 
qui  à  première  vue  semblent  ajoutés  après  coup. 

Les  deux  romanciers  décrivent  volontiers  les  choses,  à  l'occasion  sans  doute 
d'un  fait  quelconque,  mais  au  fond  pour  elles-mêmes.  Le  résultat  est  merveil- 
leux, l'évocation  complète;  ici  encore  cette  vision  subite  de  l'écrivain,  qui  lui 
inspire  l'image,  tombe  comme  un  éclair  sur  son  esprit  déjà  préparé.  Ce  travail 
antérieur  pour  les  êtres,  c'est  une  longue  étude  psychologique  :  pour  la  nature 
c'est  une  attraction  qui  n'est  pas  identique  chez  Dickens  et  chez  M.  Daudet. 

L'un  et  l'autre  ont  pénétré  la  vie  des  choses;  ils  en  ont  eu  l'impression  très 
vive  d'abord,  puis  l'intelligence  complète  :  par  delà  les  feuilles,  les  écorces  et 
les  moelles,  par  delà  les  croûtes  rocheuses,  dans  l'alternance  des  innombrables 
phénomènes  que  chaque  saison  fait  naître,  c'est  la  vie  universelle  qui  les  a 
saisis.  —  Mais  comme  elle  se  montre  plus  douce  en  Provence  ;  comme  la  nature 
s'épanouit,  jusqu'à  l'excès  parfois,  dans  le  bien-être  de  ce  climat  béni  :  on 
l'entend  chanter  son  hymne  de  joie  dans  le  bruissement  qui  court  par  les  blés, 
quand  la  brise  fait  onduler  les  épis  d'or;  on  la  voit  gaiement  souriante  au  fond 
du  nid  à  teinte  douce  que  la  rose  nouvelle  garde  pour  son  abeille  préférée,  et  le 
soir  quand  la  nuit  tombe,  on  la  retrouve  lasse  de  désirs,  avec  cette  chaleur  qui 
monte  par  bouffées  vers  le  ciel,  comme  du  corps  de  la  femme  aimée  au  visage 
de  l'amant  penché  vers  elle.  On  s'imagine  volontiers  un  habitant  du  midi  qui 
passerait  des  mois,  des  années,  à  guetter  l'éclosion  des  fleurs,  à  écouter  le  cri 
des  cigales.  La  joie  de  cette  nature  est  contagieuse;  on  est  au  milieu  de  son 
exubérance  comme  dans  un  bain  qui  assouplit  les  membres,  qui  rend  le  corps 
plus  léger,  et  donne  à  l'être  tout  entier  un  surcroît  de  vitalité.  On  se  sent  unité 
dans  ce  grand  tout;  on  y  éprouve  un  sentiment  d'étroite  solidarité,  que 
n'inspire  presque  jamais  la  foule  humaine.  On  participe  à  cette  vie  intense; 
c'est  d'une  sympathie  indéfinissable  qu'elle  entoure  l'homme,  c'est  avec  la  même 
sympathie  que  l'homme  la  contemple  et  l'admire  dans  ses  moindres  détails.  — 
Voilà  sans  doute  le  genre  d'attraction  que  la  nature  a  dû  exercer  sur 
M.  Alphonse  Daudet;  son  tempérament  de  méridional,  les  circonstances  de  sa 
première  jeunesse  l'ont  conduit  à  une  intimité  confiante,  presque  amicale  avec 
les  choses  :  de  là  lui  est  venu,  non  pas  l'amour  même  de  la  nature  qui  était 
inné,    mais    dans    cet   amour   une    nuance    toute   spéciale    de    reconnaissance 


28o  L'ARTISTE 


attendrie.  Tout  cela  se  marque  dans  une  certaine  complaisance  à  parler  d'elle, 
sur  le  ton  de  flatterie  discrète  et  d'éloge  sincère  que  l'on  a  pour  une  bienfaitrice 
et  une  amie. 

Ce  lien  entre  la  nature  et  l'e'crivain,  que  les  descriptions  font  supposer  chez 
M.  Daudet,  il  est  tout  autre  chez  Dickens.  L'attraction,  ici,  est  irrésistible, 
impérieuse  :  elle  ne  procède  pas  d'une  sympathie  raisonnée.  L'écrivain  la  subit. 
On  ne  voit  même  pas  qu'il  y  éprouve  ni  plaisir,  ni  peine  :  c'est  une  inspiration 
poétique  qui  le  saisit  et  le  secoue,  comme  un  oracle  sur  son  trépied.  D'ailleurs, 
la  source  même  de  cette  agitation  est  en  lui  :  il  faut  bien  qu'elle  soit  en  lui, 
puisque  le  même  lyrisme  reparait,  pour  le  récit  d'un  acte  humain,  comme  pour 
la  description  d'une  nuit  d'orage  en  rase  campagne.  Seulement  le  champ  des 
actions  humaines  est  borné;  l'invention  poétique,  qui  ne  trouve  pas  une  matière 
suffisante  dans  le  drame,  cherche  à  côté  des  ressources  nouvelles  :  elle  fait 
intervenir,  elle  enchâsse  dans  le  drame  même  des  éléments  qui  d'apparence  y 
sont  fort  étrangers.  La  nature  est  là,  qui  livre  à  l'artiste  la  variété  infinie  de  ses 
formes,  de  ses  couleurs;  la  poésie,  rien  qu'en  nous  la  contant,  peut  se  faire 
calme  ou  orageuse,  ensoleillée  ou  noire  :  elle  ne  trouve  de  limite  à  son  essor 
que  dans  les  forces  du  poète,  jamais  dans  l'immense  étendue  du  sujet.  C'est  une 
forte  tentation  pour  un  romancier  qui  est  en  même  temps  jioète  de  mêler  de 
simples  descriptions  à  son  récit.  Mais  il  risque  d'oublier  très  vite  le  récit  même 
au  milieu  des  fleurs,  des  arbres,  dans  la  mer  d'Islande  ou  dans  un  coin  du 
Berry;  le  lecteur  s'impatiente  et  saute  les  pages.  Chez  Dickens  l'intérêt  du 
roman  ne  faiblit  pas,  le  mouvement  de  l'intrigue  ne  s'arrête  pas  un  instant, 
parce  que  la  nature  elle-même  y  joue  son  rôle.  Elle  sollicite  un  personnage  à 
quelque  crime  atroce,  elle  en  avertit  un  autre  du  péril  qui  le  menace,  elle  mur- 
mure des  choses  tendres  à  l'oreille  d'une  jolie  fille,  elle  souffle  des  pensées 
d'ambition,  d'amour,  de  colère,  d'envie  ;  c'est  un  immense  personnage  qui  sur- 
veille les  petits  êtres  humains  et  les  dirige  souvent,  dont  la  vie  se  mêle  sans 
cesse  à  la  nôtre,  agit  sans  cesse  sur  la  nôtre,  sur  notre  caractère,  sur  nos 
sentiments,  et  même  à  notre  insu,  sur  nos  volontés.  Et  cette  vie,  avec  tous  les 
menus  faits  qui  la  composent,  est  indéfiniment  morcelée  par  le  monde  ;  la 
moindre  fleurette  a  son  langage  de  gaité,  de  chagrin,  de  coquetterie;  les  longues 
landes  de  bruyère  psalmodient  une  désolation  lancinante,  les  vieux  rocs  off"rent 
à  toutes  les  variations  leur  gravité  immuable  :  dans  les  arbres,  dans  les  eaux,  le 
poète  croit  retrouver  tous  les  états  de  cette  âme  immense,  s'accumulant  et 
se  succédant.  C'est  là  qu'est  la  vraie  poésie,  dans  cette  idée  de  la  nature,  bien 
plus  que  dans  la  peinture  des  formes  et  des  couleurs. 

Le  romancier  anglais,  les  yeux  fermés,  contemple  dans  son  esprit  la  vie  des 
choses,  y  met  une  pensée,  des  sentiments,  généralise  démesurément,  et  nous 
découvre  enfin  sa  conception  grandiose.   Le  méridional,  en  véritable   artiste. 


LES    FÉMININS   DU    ROMAN 


281 


s'étend  au  milieu  des  oliviers,  dans  un  coin  de  champ,  et  se  berce  avec  amour  du 
parfum,  du  murmure,  de  la  tiédeur  des  choses  qui  l'enveloppe.  Le  premier  crée, 
le  second  décrit  :  les  deux  procédés  s'opposent  l'un  à  l'autre  :  les  paysages  ne  sont 
ni  étudiés,  ni  compris,   ni  rendus  de   même    manière;  mais   les  tableaux  se 
ressemblent,  la  nature  n'en  forme  jamais  que  le  fond.  Il  y  a  toujours  au  premier 
plan  un  personnage  errant  sous  les  arbres,  luttant  contre  la  pluie  et  le  vent, 
dont  le  visage  s'éclaire  du  reflet  des  feuilles,  ou  se  voile  de  leur  ombre,  dont  les 
pensées  ou  les  gestes  sont  comme  soutenus  et  renforces  par  la  physionomie  des 
choses.  Le  personnage  est  matériellement  le  centre  :  il  force  les  regards  par  son 
importance,  il  les  attire  aussi  tout  naturellement,  quand  ces  regards  le  cherchent. 
Bien  des  yeux  ne  comprennent  pas  le  paysage  sans  personnage  :  ils  n'y  voient 
qu'un  assemblage  de  couleurs,  habile,  curieux,  mais  lassant  et  froid.  Bien  des 
esprits   n'ont   pas   compris  davantage  la  nature  sans  l'homme,  en  dehors  de 
l'homme;  ce  qu'ils  se  rappellent  des  montagnes  de  Suisse  ou  d'Auvergne,  des 
plages  de  Normandie  ou  de  Bretagne,  c'est  une  joie  ou  une  tristesse,  succédant 
à  d'autres  plaisirs  et  d'autres  ennuis,  une  impression,  un  moment  de  leur  vie. 
Cette  habitude  est  bien  féminine.  Une  femme  rapporte  tout  à  elle-même  ;  sans 
le  vouloir,  elle  se  fait  centre,  ou  elle  se  fait  juge  ;  elle  ne  songe  point  à  pénétrer  et 
à  reconnaître  la  justesse  d'une  manière  de  voir  qui  la  choque  au  premier  abord  : 
elle  ne  songe  pas  davantage  à  abstraire  sa  personnalité  devant  un  paysage,  à 
chercher  une  émotion   simplement    esthétique.  L'impression   qu'elle  emporte, 
emprunte  la  couleur,  non  pas  des  choses,  mais  de  ses  pensées  du  moment.  Dès 
lors,  pour  la  satisfaire,  il  faut  que  le  roman  lui  montre  la  nature  comme  un 
décor,  ne  servant  qu'à  situer  un  événement,  qu'à  préciser  la  vérité  d'un  carac- 
tère, ne  servant  en  un  mot  qu'à  mieux  faire  voir  les  personnages.   C'est  bien  là 
le  résultat  qu'ont  atteint  Dickens  et  M.  Alphonse  Daudet  :  la  lectrice  ne  voit  que 
le  résultat.  Quant  aux  moyens  employés,  aux  procédés  artistiques,  et  surtout  à 
la  conception  philosophique,  elle  ne  s'en  soucie  guère.  C'est  pourtant  cette  con- 
ception, ce  sont  ces  procédés  qui  donnent  tant  d'allure  et  de  force  aux  descrip- 
tions des  deux  romanciers;  c'est  parce  qu'ils  ont  vu  dans  la  nature  autre  chose 
qu'un  décor,  c'est  parce  que  M.  Daudet  l'a  aimée  pour  elle-même,  parce  que 
Dickens  lui  a  donné  une  âme,  —  c'est  grâce  à  ce  travail  caché,  que,  dans  ces 
romans,  la  vie  de  la  nature  est  si  intense,  et,  se  confondant  avec  la  vie  propre 
des  personnages,  contribue  si  puissamment  à  leur  évocation. 


II 


C'est  le  don  souverain   de  l'artiste  d'évoquer  des  choses   et  des  êtres,   de 
décrire  si  nettement  les  objets,  que   le  lecteur  en   ait  comme  une  perception 


282  L'ARTISTE 


directe,  et  de  monter  si  habilement  ses  personnages,  que  le  lecteur  les  sente 
vivre.  Décrire  est  à  la  portée  de  tous  les  esprits  justes,  mais  faire  de  la  vie, 
trouver  l'étincelle,  c'est  le  privilège  bien  rare  des  artistes  de  premier  ordre. 
L'exactitude,  la  finesse,  la  persévérance,  toutes  ces  honnêtes  qualités  ne  sufliscnt 
plus,  ni  même  la  délicatesse  et  l'habileté  de  l'analyse  :  on  ne  peut  s'empêcher, 
sans  doute,  de  suivre  avec  admiration  le  scalpel  qui  évolue  à  travers  les  organes 
les  plus  délicats,  mais  cela  rappelle  l'amphithéâtre,  et  cela  sent  terriblement  le 
cadavre.  Le  créateur  est  essentiellement  visionnaire.  Peu  importe  d'ailleurs  la 
manière  dont  la  vision  est  amenée  dans  son  esprit  :  il  est  même  utile  qu'elle  ait 
été  précédée  d'une  analyse  minutieuse,  que  l'argile  des  personnages  ait  été 
soigneusement  pétrie,  que  leurs  costumes  à  la  dernière  mode  soient  tout  prêts, 
étiquetés,  rangés  par  ordre,  que  les  décors  même  soient  brossés  et  emmagasinés  : 
c'est  l'oeuvre  du  penseur  et  du  praticien  qui  font  corps  avec  le  grand  artiste.  Le 
créateur  vient  ensuite  qui  jette  la  vie,  et  fait  de  ces  matériaux  inertes  un  monde 
grouillant  et  agité,  dont  l'existence  subsistera  indéfiniment  à  la  sienne. 

N'est-ce  pas  ainsi  que  procède  M.  Daudet  ?  Tout  le  monde  connaît  l'histoire 
de  ses  petites  notes,  des  bouts  de  papier  où  il  fixait  à  mesure,  en  promenade,  en 
voyage,  une  physionomie,  un  trait  de  mœurs,  un  coin  de  paysage  :  son  obser- 
vation était  incessante,  en  dépit,  peut-être  même  à  cause  de  sa  myopie  prover- 
biale. Depuis  ses  premières  années  d'enfance  dans  la  maison  Sabran  à  Nîmes,  à 
travers  les  péripéties  de  sa  jeunesse,  jusqu'à  son  arrivée  à  Paris,  les  circons- 
tances ont  toujours  donné  ample  pâture  à  cette  curiosité  aiguë.  Les  petits 
papiers  ont  dû  s'amasser;  mais  c'était  de  simples  documents,  et  quand  la 
publication  du  Nabab  a  révélé  aux  lecteurs  un  écrivain  vraiment  créateur,  la 
vision  avait  agi. 

A  lire  Dickens,  on  serait  tenté  de  croire  que,  chez  lui,  la  vision  a  toujours 
seule  existé,  et  que  l'hyperhémie  du  cerveau  se  tourne  en  hallucination;  mais  une 
foule  de  détails  ont  trop  de  précision,  d'originalité,  pour  n'avoir  pas  été  longue- 
ment observés.  D'ailleurs  son  ami  Forster  nous  l'a  montré  petit  enfant,  puis 
adolescent,  assez  malingre,  trop  faible  pour  prendre  part  aux  jeux,  aux  exerci- 
ces, s'asseyant  à  l'écart  et  se  contentant  de  regarder.  Il  a  toujours  regardé 
autour  de  lui,  dans  l'étude  de  soUicitor  où  il  était  clerc,  à  la  Chambres  des 
communes  où  il  fut  ensuite  sténographe,  chez  ses  amis;  puis  c'était  un  flâneur. 
Il  a  raconté  lui-même  ses  courses  interminables  à  travers  Londres;  il  suffirait  de 
lire  quelques-uns  de  ses  romans,  en  particulier,  Bleak-House,  ÏAmi  commun, 
pour  comprendre  quelles  études  formidables  de  patience  ont  préparé,  chez  lui 
comme  chez  M.  Daudet,  l'œuvre  du  créateur. 

Ces  études  se  sont  étendues  indéfiniment,  et  chez  les  deux  romanciers  ont 
embrassé  une  multitude  incroyable  de  personnages,  qui  peu  à  peu  ont  pris 
place  dans  leurs  œuvres.  Cette  observation  semble  donc  avoir  été  surtout  ezté- 


LES    FEMININS   DU    ROMAN 


283 


rieure,  portée  vers  les  autres  individus,  plutôt  que  concentre'e  au  dedans,  sur  le 
woi.  Elle  n'a  rien  perdu  de  sa  force  à  se  répandre  ainsi.  D'ailleurs,  c'était  un 
besoin  impérieux  pour  des  esprits  de  cette  vigueur,  de  sortir  d'eux-mêmes  et  de 
s'élancer  dans  le  mouvement  du  dehors.  L'analyse  continuelle,  exclusive  du 
moi,  convient  davantage  au  simple  penseur,  appliqué,  réfléchi,  scientifique. 
Dickens  et  M.  Daudet  sont  quelque  chose  de  plus.  Puis  l'analyse  personnelle  a 
ce  grave  danger  d'être  un  peu  restreinte  pour  l'œuvre  d'art  :  les  romans  qui  ne 
reposent  que  sur  elle  donnent  l'impression  d'une  existence  retirée,  solitaire, 
intéressante  peut-être,  plutôt  curieuse.  Ce  sont  des  monographies  de  quartiers 
ou  de  paroisses.  Au  contraire,  avec  la  variété  des  types,  on  a  sous  les  yeux  le 
grand  spectacle  humain  ;  on  ne  le  perd  jamais  de  vue  chez  Dickens  et  chez 
M.  Daudet.  Leurs  œuvres  semblent  autant  de  fragments  d'une  histoire  générale 
de  nos  mœurs. 

Entre  les  deux  genres  de  romans,  il  y  a  la  différence  d'une  sonate  à  une  sym- 
phonie :  les  difficultés  sont  singulièrement  plus  grandes  dans  la  symphonie.  Il 
s'agit  de  faire  la  hiérarchie  exacte  des  instruments,  le  groupement  harmonieux 
des  timbres,  d'amener  chaque  entrée  au  moment  précis  :  c'est  en  un  mot  la 
vraie  composition,  qui  est  une  partie  de  l'œuvre  de  création.  Dans  un  roman, 
l'émotion  du  lecteur  dépend  presque  entièrement  de  l'habileté  de  composition  ; 
le  lecteur  ne  peut  s'intéresser  à  la  fois  à  sept  ou  huit  événements  divers,  de  même 
que  son  oreille  ne  peut  goûter  en  même  temps  sept  ou  huit  mélodies.  L'unité 
s'impose  nécessairement  à  l'écrivain,  surtout  quand  il  veut  mettre  des  masses  en 
mouvement;  la  vérité  de  l'œuvre,  ses  chances  de  succès  sont  à  ce  prix. 

Nos  deux  auteurs  montrent  bien  ici  leurs  différences  d'origine.  Dickens,  en 
vrai  Germain  est  un  peu  diffus  :  du  moins,  il  paraît  tel  à  la  première  lecture.  Il 
montre  successivement  tant  de  faits,  tant  de  personnages,  tous  si  intéressants, 
qu'on  se  sent  un  peu  perdu  :  on  ne  distingue  pas  les  premiers  rôles  des  utilités, 
et  l'impression  que  l'on  garde  n'est  pas  une.  Avec  de  l'habitude  pourtant,  et  une 
lecture  très  attentive,  on  reconnaît  qu'en  réalité  tous  les  faits  présentés  se  tien- 
nent, s'enchaînent  ;  il  n'en  est  pas  d'inutile.  Mais  l'auteur  n'a  pu  résister,  à  pro- 
pos de  chacun  d'eux,  à  l'envie  de  lécher  les  contours,  et  de  jeter  une  pleine 
lumière,  il  a  tout  à  fait  oublié  la  perspective.  —  En  revanche,  M.  Daudet 
compose  comme  un  Latin,  surtout  dans  ses  deux  dernières  œuvres,  l'Évangéliste 
et  Sapho.  Là,  l'émotion  ne  risque  jamais  de  s'éparpiller  :  toutes  les  parties  de 
l'œuvre  sont  étroitement  rattachées  à  l'idée  principale,  qui  se  déroule  ainsi  nor- 
malement; les  valeurs  relatives  sont  scrupuleusement  observées.  Le  roman  ne 
paraît  jamais  long  :  la  lecture  en  est  toujours  facile. 

Par  ce  côté,  M.  Daudet  est  plus  goûté  des  femmes,  qui  veulent  dans  un  roman 
une  intrigue  fortement  bâtie,  de  même  que,  dans  le  paysage,  elles  veulent  un 
personnage,  un  centre.  Quant  aux  figures  accessoires,  c'est  tout  au  plus  si  elles 


a84  L'ARTISTE 


les  acceptent,  et  il  semble  qu'elles  devraient  se  laisser  aise'ment  rebuter,  en  lisant 
Dickens  ou  M.  Daudet,  par  le  nombre  des  personnages.il  se  trouve  au  contraire 
que  cette  multitude  leur  plaît,  les  attire;  qu'en  parlant  de  chaque  roman,  elles 
insistent  toujours  sur  ce  plaisir  spécial  d'y  voir  beaucoup  de  personnages. 
Sans  doute,  cette  exception  est  encore  un  des  merveilleux  effets  de  la  puissance 
créatrice  :  toutes  ces  figures  ont  une  grande  vitalité  ;  toutes,  elles  constituent 
des  types  que  l'on  n'oublie  jamais  plus.  Puis  ces  êtres  vivent  comme  nous;  ils 
ont  leurs  passions,  leurs  convoitises  ;  ils  s'enlacent  ou  se  déchirent,  et  la  lutte  se 
fait  d'autant  plus  vive  que  les  affections  ou  les  intérêts  en  présence  sont  plus 
nombreux.  Le  roman  devient  un  drame,  souvent  un  drame  terrible,  où  une 
foule  d'existences  se  trouvent  compromises.  Le  lecteur  s'enflamme  aux  péri- 
péties de  la  bataille  :  il  s'attache  passionnément  aux  chefs,  les  héros  du  roman  ; 
car  c'est  leur  sort  qui  se  joue  dans  ce  grand  combat.  C'est  pour  eux  ou  à  cause 
d'eux  que  les  combattants  en  sont  venus  aux  mains  :  ils  apparaissent  au-dessus 
de  la  foule  qui  les  entoure,  grandis  par  la  fidélité  de  leurs  amis,  et  l'acharnement 
de  leurs  adversaires,  avec  le  prestige  d'un  rôle  supérieur.  —  Tel  apparaît  le 
Nabab,  au  milieu  de  la  meute  de  gens  tarés  qui  se  disputent  des  lambeaux  de  sa 
richesse,  en  face  de  la  haine  acharnée  de  Mme  Hémerlingue,  joué,  exploité, 
bafoué  et  défendu  seulement  par  le  dévouement  de  Géry,  l'amitié  un  peu  dédai- 
gneuse de  FéliciaRuys,  et  la  protection  plus  dédaigneuse  encore  de  Mora.  Mora 
lui-même,  au-dessus  de  Jansoulet,  comme  on  sent  bien  qu'il  est  la  clef  de  voûte 
dont  la  chute  entraînera  l'écroulement  de  tout  l'édifice,  l'espoir  auquel  se  rac- 
crochent ces  noyés,  ses  amis,  ses  partisans,  sa  maîtresse  de  huit  jours  Félicia 
Ruys,  et  jusqu'au  régime  qui  s'était  incarné  en  lui.  Ailleurs,  dans  V Évangéliste, 
par  exemple,  la  lutte  s'établit  autour  d'Élinc  Ebsen,  dont  les  affections  et  la  per- 
sonnalité même  sont  ardemment  disputées  entre  sa  famille  et  M"»»  Aulhemans. 
Dans  Fromont  jeune  et  Risler  aîné,  Sidonie  dispose  de  la  maison  de  commerce 
de  son  mari,  de  M.  Fromont,  de  Désirée  Delobelle  ;  tout  dépend  d'elle,  toutes  les 
catastrophes  arrivent  par  sa  faute.  —  Dickens  nous  a  montré  aussi  M.  Dombey, 
semant  le  malheur  autour  de  lui,  et  son  fils,  sa  fille,  persécutés  par  les  petits 
tyrans  que  son  orgueil  réunit  autour  d'eux,  soutenus  au  contraire  par  d'autres 
personnages,  qui  n'ont  de  raison  d'être  que  leur  dévouement  pour  eux.  Dans 
V Ami  commun,  c'est  à  John  Harmon,  à  sa  disparition  mystérieuse,  à  son  héri- 
tage que  tous  les  personnages  doivent  d'être  rassemblés  :  c'est  lui  qui  est  aussi 
la  cause  du  terrible  assassinat  d'Eugène  Wrayburn.  Dans  Bleak-House,  la  mort 
d'un  simple  copiste,  la  situation  gênée  d'un  ancien  soldat,  une  foule  de  petits 
faits  aussi  insignifiants  atteignent  et  renversent  LadyDeadlock;  des  êtres  obscurs 
comme  le  clerc  Guppy,  comme  la  femme  de  chambre,  travaillent  dans  l'ombre  à 
sa  perte,  et  amènent  enfin  le  sombre  drame  qui  termine  le  livre. 
Pendant  le  cours  de  la  lecture  on  est  saisi,  empoigné,  secoué  :  dans  toutes  ces 


LES   FEMININS   DU    ROMAN 


285 


œuvres,  un  drame  rapproche  plus  ou  moins  e'troitement  les  nombreux  person- 
nages ;  au  point  de  de'part  ou  à  l'issue,  on  trouve  toujours  une  catastrophe.  Mais 
cette  catastrophe  n'est  pas  de  même  nature  chez  les  deux  romanciers  ;  le  danger 
qu'ils  font  naître,  à  côté  des  personnages  principaux,  qu'ils  font  grandir  et 
éclater,  c'est  chez  Dickens  un  danger  physique,  et  chez  M.  Daudet  une  sorte  de 
danger  moral. 

M.  Daudet  ne  montre  presque  jamais  la  vie  directement  menacée;  elle  n'est 
point  en  cause  dans  Sapho,  dans  V Evangéliste  ;  dans  le  Nabab  la  mort  de  Jansoulet 
n'est  qu'une  conséquence  de  sa  ruine;  le  roman  est  déjà  fini,  quand  elle  arrive; 
de  même  dans  Fromont  jeune  et  Rislcr  aîné,  le  suicide  de  Risler  vient  simplement 
après  la  faillite  de  la  maison,  après  la  découverte  de  l'adultère  de  Sidonie  qui 
sont  le  véritable  sujet  du  livre;  le  roman  des  Rois  en  exil  ne  raconte  que  la  lutte 
désespérée  de  la  reine  déchue  contre  ceux  qui  l'ont  dépouillée,  contre  son  mari, 
contre  la  destinée.  — Dickens  au  contraire  a  toujours  donné  la  place  principale, 
essentielle,  à  la  faim,  à  la  misère,  aux  privations  de  toute  sorte,  aux  souffrances 
physiques,  celles  qui  se  découvrent  et  qui  saisissent  au  premier  abord;  ses  per- 
sonnages ne  sont  généralement  très  malheureux  que  par  ce  côté,  Olivier  Twist, 

Barnabe  Rudge,  le  pauvre  Joe  (Bleak-House),  même  le  petit  Dombey La 

jalousie,  l'orgueil,  l'inquiétude  apparaissent  tout  de  suite  au  dehors,  de  même 
que  c'est  du  dehors  que  l'auteur  les  a  aperçues  et  décrites.  Il  semble  que  Dickens 
ait  été  surtout  frappé  de  ces  marques  extérieures  d'une  souffrance  parfois  morale. 
Je  plus  souvent  physique.  Comme  observateur,  il  avait  des  sensations  d'une  viva- 
cité extrême;  sur  cet  instrument  trop  délicat,  trop  vibrant,  la  moindre  pression 
était  un  choc;  on  s'imagine  la  série  de  secousses  qu'il  devait  éprouver  au  contact 
de  tous  les  faits  qui  révèlent  une  douleur.  Le  fait  en  lui-même,  l'apparence,  l'im- 
pressionnait tout  de  suite  d'une  façon  décisive.  Comme  compositeur  et  romancier, 
il  tirait  ensuite  les  conséquences  nécessaires  de  ses  observations.  Les  souffrances 
physiques,  arrivées  à  leur  paroxysme,  poussent  aux  actes  violents  ;  la  faim  fait  voler, 
assassiner;  la  jalousie  mène  au  crime  lorsqu'elle  est  à  l'état  d'obsession  physique; 
la  peur  même  décide  à  l'action.  Dickens  est  simplement  logique,  en  imaginant 
tant  de  suicides,  tant  de^crimes;  il  est  vrai  qu'au  besoin  il  dépasserait  un  peu  les 
conséquences  normales.  — Puis  il  a  beaucoup  regardé  les  couches  très  basses  de 
la  société;  en  transportant  dans  le  roman  ce  milieu  agité,  troublé,  corrompu, 
généralement  ignoble,  il  s'est  bien  gardé  de  le  transformer  et  de  l'embellir.  Il 
nous  l'a  montré  dans  toute  sa  laide  vérité,  avec  ses  vices  honteux,  ses  appétits 
débridés,  avec  un  désir  incessant  de  revanche  contre  le  sort,  tous  les  instincts  en 
un  mot  poussés  vers  un  seul  but,  qui  est  la  jouissance  coûte  que  coûte.  Dans  ce 
milieu,  les  êtres  sont  de  véritables  brutes  sauvages,  sinistres,  faisant  le  mal  pres- 
que par  plaisir,  mais  qui  ne  manquent  pas  quelquefois  d'une  sorte  de  grandeur. 
Hugh,  de  Barnabe  Rudge,  le  bandit  dans  Olivier  Twist  sont  des  monstres  à  leur 


286  L'ARTISTE 


façon,  des  colosses  de  cruauté,  intrépides  et  impitoyables.  D'autres  comme  le  vieux 
juif,  comme  Riderhood  (l'Ami  commun)  mettent  plus  de  ruse  et  d'intelligence 
dans  leur  infamie  :  ils  s'entendent  à  merveille  à  construire  quelque  plan  ingénieux 
que  les  premiers  se  chargent  d'exécuter. 

Le  romancier  promène  ses  lecteurs  à  travers  ces  bas-fonds,  mais  sans  jamais 
les  éclabousser;  cette  excursion  n'est  pasdu  goût  de  tous  les  esprits.  Les  femmes, 
qui  ont  par-dessus  tout  un  sentiment  raffiné  de  propreté,  font  un  peu  la  moue 
avant  de  s'engager  dans  ces  faubourgs  sales,  mal  éclairés,  dans  ces  tavernes  sor- 
dides et  puantes  qui  bordent  la  Tamise,  vers  un  cimetière  de  pauvres  qui  n'est 
qu'un  charnier.  Seulement,  la  première  répugnance  surmontée,  les  impressions 
que  l'on  recueille  dans  ce  monde  nouveau  sont  si  vives  et  si  originales,  que  l'on 
y  retourne  volontiers.  On  y  éprouve  jusqu'au  plaisir  du  danger,  un  danger  ima- 
ginaire, mais  qui  fait  presque  illusion  à  certains  passages,  tant  Dickens  y  a  mis 
de  couleur  et  de  vie.  —r  A  Paris  il  est  un  certain  nombre  de  femmes,  très  intelli- 
gentes, très  névrosées,  qui  se  plaisent  à  courir  les  bouges  infects,  les  tavernes  où 
se  réunissent  les  voleurs,  les  escarpes  et  autres  gens  de  même  acabit;  au  fond  la 
curiosité  est  pour  peu  de  chose  dans  ces  singulières  promenades  ;  c'est  le  danger 
qui  attire.  Pourtant  les  Parisiennes  préfèrent  d'ordinaire  le  danger  qui  n'expose 
pas  leur  vie,  mais  où  se  jouent  leur  repos,  leur  bonheur,  leur  honneur  même, 
celui  qu'on  appelle  le  danger  moral.  C'est  celui  dont  elles  savourent  le  montant 
dans  l'histoire  de  Félicien  Ruys  jusqu'à"  la  chute,  dans  les  Rois  en  exil.  La  saveur 
est  plus  pimentée  encore  dans  Fromont  jeune  et  Risler  aîné,  où  le  danger  c'est 
la  découverte  d'un  adultère  ;  avec  Numa  Roumestan,  la  situation  change  :  c'est 
l'infidélité  du  mari  qui  menace.  Quant  à  ÏEvangéliste,  la  lente  captation  d'Eline 
Ebsen  se  rapporte  beaucoup  moins  aux  expériences  personnelles  et  habituelles 
des  lectrices;  le  roman  est  moins  goûté. 

III 

Quand  un  romancier  observe  et  peint  des  souffrances  humaines,  quelles  qu'elles 
soient,  il  peut  bien  n'être  pas  ému  lui-même,  mais  il  doit  chercher  à  émouvoir 
ses  lecteurs,  et  il  y  réussit  quelquefois  par  son  talent,  son  habileté  dans  l'exécution. 
Ce  n'est  qu'un  tour  de  force;  l'émotion  vraie,  profonde,  se  communique;  elle  ne 
passe  chez  le  lecteur  que  pour  être  née  d'abord  chez  l'écrivain.  Chez  Dickens  et 
chez  M.  Daudet,  elle  s'est  produite,  nous  n'en  pouvons  pas  douter;  à  contempler 
des  misères  de  toute  sorte,  comme  il  s'en  trouve  dans  les  grandes  villes,  il  leur 
est  venu  au  cœur  une  large  pitié  pout  tous  les  êtres  qui  souffrent.  C'est  de  la  pitié, 
et  non  pas  du  dégoût,  que  Dickens  montre  à  l'égard  des  misérables  ;  c'est  aussi  de  la 
pitié  que  M.  Daudet  a  pour  les  victimes  qu'il  nous  présente.  L'impression  doulou- 
reuse s'est  profondément  enfoncée  en  leur  âme,et  l'émotion  jaillit  irrésistiblement. 


LES    FEMININS    DU    ROMAN  287 


En  cela  ils  se  ressemblent;  puis,  l'un  et  l'autre  ne  se  contentent  pas  d'exprimer 
de  la  façon  la  plus  saisissante  les  faits  qui  doivent  nous  toucher;  ils  ne  se  bornent 
pas  à  mettre  dans  ces  faits  l'éloquence  qui  les  a  frappe's.  Eux-mêmes,  ils  prennent 
la  parole  dans  une  sorte  de  paraphrase  et  racontent  leurs  propres  impressions, 
leur  pitié  personnelle.  C'est  un  coup  de  crayon  qui  souligne  vigoureusement  le 
passage  important  à  lire  :  l'attention  est  vivement  attirée,  et,  par  le  commentaire, 
s'applique  une  seconde  fois  au  récit  même. 

En  général  les  critiques  reprochent  amèrement  cette  tendance  aux  deux  auteurs  ; 
ils  rappellent  que  l'art  consiste,  non  pas  à  tout  dire,  mais  à  tout  faire  voir,  à 
évoquer  plus  qu'on  ne  raconte,  et,  par  exemple,  à  inspirer  plus  de  pitié  qu'on  n'en 
exprime.  Tout  cela  n'est  pas  douteux  :  il  est  certain  qu'en  pure  esthétique  l'inter- 
vention des  deux  écrivains  dans  leur  récit  laisse  bien  à  désirer.  Encore  faut-il 
examiner  quel  est  l'effet  produit.  Or,  sur  l'immense  majorité  du  public,  même  du 
public  très  éclairé,  la  parole  de  l'écrivain  agit,  avec  une  puissance  qu'on  ne  peut 
nier.  Les  lecteurs  lui  ont  une  sorte  de  reconnaissance  pour  les  sentiments  qu'il 
exprime  à  l'égard  de  ses  personnages.  Les  femmes  surtout  l'admirent  et  l'aiment. 
C'est  qu'il  apparaît  en  personne  dans  ses  phrases  émues  :  la  lectrice  qui  connaît 
son  talent  par  le  reste  de  l'œuvre  le  trouve  là,  lui,  l'homme,  Dickens,  M.  Alphonse 
Daudet.  Et  elle  est  heureuse  de  savoir  son  impression,  de  la  partagera  mesure 
qu'il  la  raconte  ;  le  but  de  l'œuvre  est  en  somme  pleinement  atteint. 

Quelle  est  pourtant  chez  nos  deux  auteurs  la  cause  de  cette  attitude,  quelles 
sont  les  raisons  qui  leur  font  ainsi  découvrir,  contre  toutes  les  règles,  l'intimité 
de  leur  nature? 

Chez  Dickens,  il  en  est  une  que  l'on  trouve  presque  à  chaque  page  :  il  subit  la 
tyrannie  du  fait,  il  s'emporte,  et  passe  tout  de  suite  de  la  compassion  pour  la  vic- 
time à  l'indignation  contre  le  bourreau.  Il  est  moraliste  comme  tous  ses  compa- 
triotes, mais  pas  de  la  même  façon.  Son  ironie  ou  sa  colère  ont  d'autant  plus 
d'occasion  de  se  donner  carrière  qu'il  voit  dans  la  société,  dans  son  fourmillement 
d'injustices,  de  vices,  de  turpitudes,  la  cause  de  tous  les  maux.  Sa  morale  est 
celle  d'un  socialiste,  au  sens  très  large  et  très  élevé  du  mot  ;  il  se  désole  de  cette 
hérédité  permanente  delà  souffrance  à  l'égard  d'êtres  innombrables;  il  s'indigne 
de  l'hérédité  permanente  de  l'égoïsme  chez  ceux  qui  devraient  soulager  les  misères, 
et  faire  de  la  charité  l'excuse  de  leur  bien-être.  Il  cède  aussi  à  sa  tendance  habi- 
tuelle vers  le  général;  comme  il  dépeint  des  souffrances  qui  frappent  tout  une 
classe,  il  s'attaque  aussi  à  des  types,  le  fourbe,  l'hypocrite,  ou  bien  encore  à  une 
institution.  Ainsi,  dans  l'Atni  commun  il  s'est  attaché  à  rendre  toute  l'horreur 
qu'inspire  aux  pauvres  fiers  le  work-house  :  une  vieille  femme,  Betty  Higden, 
réduite  à  la  dernière  misère,  entreprend  un  long  voyage  pour  gagner  un  peu 
d'argent,  et  ne  pas  mourir  dans  un  établissement  de  charité.  Dickens  se  retourne 
vers  les  comités  de  bienfaisance. 


288  L'ARTISTE 


n  Milords  et  gentlemen,  et  vous  honorables  comités  qui  à  force  de  remuer  des 
«  immondices,  et  de  recueillir  des  scories  et  des  cendres,  avez  e'difié  une  mon- 
«  tagne  prétentieusement  stérile,  défaites  vos  honorables  habits,  et  prenant  les 
«  chevaux  et  les  hommes  de  la  reine,  hâtez-vous  de  l'enlever,  ou  la  montagne 
«  s'écroulera  et  vous  ensevelira  tout  vivants. 

«  Oui,  milords  et  gentlemen,  oui,  honorables  comités,  appliquez-y  les  principes 
«  de  votre  catéchisme,  et  avec  l'aide  de  Dieu,  mettez-vous  à  l'œuvre;  il  le  faut, 
1  milords,  il  le  faut,  gentlemen. 

«  Lorsque  les  choses  en  sont  arrivées  à  ce  point,  qu'ayant  à  notre  disposition 
n  un  trésor  pour  soulager  les  pauvres,  nous  voyons  les  meilleurs  d'entre  eux 
«  repousser  notre  pitié,  se  dérobera  nos  regards  et  nous  déshonorer  en  mourant 
<i  de  faim  parmi  nous,  il  n'y  a  pas  de  prospérité,  milords,  il  n'y  a  pas  de  durée 
0  possible.  Peut-être  ces  paroles  ne  sont-elles  pas  dans  l'évangile  selon 
«  Podmap  (i)  :  et  qui  voudrait  les  prendre  pour  texte  d'un  sermon,  ne  les  trou- 
«  verait  pas  dans  les  rapports  du  Board-of-Trade;  mais  elles  n'en  expriment  pas 
«  moins  un  fait  qui  est  vrai  depuis  le  commencement  du  monde,  et  qui  restera 
«  une  vérité  jusqu'à  la  fin  des  siècles. 

«  Cette  œuvre  dont  nous  sommes  si  fiers,  qui  n'inspire  nulle  crainte  au  men- 
«  diant  de  profession,  et  n'arrête  pas  le  briseur  de  fenêtres  ou  le  filou  rampant, 
«  frappe  cruellement  celui  qui  souffre  et  remplit  d'eff"roi  le  malheureux  digne 
«  d'estime.  Il  faut  changer  cela,  milords  et  gentlemen,  il  le  faut,  honorables 
0  comités,  ou  dans  un  jour  de  malignité  ce  système  nous  perdra  tous. 

«  La  vieille  Betty  Higden  accomplissait  son  laborieux  pèlerinage,  et  vivait 
(i  comme  le  font  tant  d'honnêtes  créatures  pour  qui  la  route  est  pénible;  allant 
«  courageusement  devant  elle,  afin  de  gagner  une  faible  pitance,  et  de  mourir 
«  sans  passer  par  le  work-house,  la  seule  ambition  qu'elle  eût  ici-bas.  » 

Ce  ton  de  satire  amène  et  vraiment  éloquente  apparaît  dans  Bleak-Hoiise,  dans 
Olivier  Twist,  dans  Dombey  et  fils,  etc.,  —  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  d'êtres 
misérables,  habitants  de  faubourgs,  de  quartiers  infects,  voués  d'une  part  aux 
angoisses  du  paupérisme,  et  de  l'autre  aux  tentatives  désespérantes  des  faux 
apôtres  de  religion. 

En  France,  la  misère  est  moins  affreuse  qu'en  Angleterre,  de  même  que  l'opu- 
lence moins  répandue  :  à  Paris,  il  faut  gagner  les  fortifications,  et  remonter  jusqu'à 
la  rue  Marcadet,  pour  retrouver  un  peu  des  bouges  de  Londres  :  les  villes  pure- 
ment industrielles  présentent  peut-être  davantage  ce  lamentable  voisinage  de 
palais  et  de  taudis.  Mais  la  charité  publique,  très  active  toujours  et  très  discrète, 
arrive  à  soulager  bien  des  maux  ;  et,  sans  même  parler  des  petits  commerçants,  la 
classe  ouvrière,  dans  le  temps  ordinaire,  se  maintient  au-dessus  de  la  pauvreté. 

(i)  Personnage  du  roman. 


LES   FEMININS   DU    ROMAN  289 


Aussi  M.  Alphonse  Daudet  n'a  pas  les  emportements  de  Dickens;  et  d'ailleurs, 
comme  son  étude  attentive  pénètre  jusqu'aux  tortures  morales,  sa  pitié  va  droit 
à  ceux  qu'elles  frappent  injustement.  Tout  au  plus  dans  certaines  parties  de  Jack 
et  du  Petit  Chose  a-t-il  représenté  des  souffrances  purement  physiques  et  causées 
par  le  besoin;  mais  on  sent  l'émotion  plus  profonde,  quand  il  parle,  dans  le  Nabab 
de  M""=  Jenkins,  dans  Y Évangéliste  de  W""  Ebsen,  dans  Numa  Roumestan  de 
Rosalie  et  de  M""»  le  Quesnoy,  —  toutes  innocentes  et  toutes  victimes,  l'une  d'un 
coquin  qui  la  tient  perpétuellement  angoissée  avec  la  menace  de  révéler  l'irrégu- 
larité de  leur  liaison  ;  une  autre,  d'une  femme  froidement  exaltée,  élevant  le  succès 
de  son  œuvre  au-dessus  des  affections  humaines;  celles-ci,  la  mère  et  la  fille, 
victimes  encore  et  de  leurs  maris,  par  le  même  égoïsme,  dédaigneux  chez  M.  le 
Quesnoy,  insouciant  chez  Numa. 

Si  M.  Daudet  s'attarde  ainsi  à  nous  montrer  toute  l'étendue  de  sa  pitié,  c'est 
peut-être  qu'il  savoure  le  plaisir  spécial  de  l'émotion.  Les  méridionaux  sont  ainsi 
faits;  ils  trouvent  une  extrême  jouissance  dans  la  simple  vibration  de  leurs  nerfs, 
quelle  que  soit  la  cause  de  la  secousse,  joie  ou  chagrin.  Peut-être  M.  Daudet  n'a- 
t-il  pu  se  désaccoutumer  de  cette  tendance.  Il  semble  même  y  avoir  ajouté  cette 
joie  de  l'artiste,  qui,  à  peindre  ou  à  écrire,  s'abîme  tout  entier  dans  son  sujet. 
C'est  l'artiste  qui  veut  parler,  qui  parle  —  et  quelle  admirable  langue —  à  côté  de 
ses  personnages.  Voici  une  simple  phrase,  très  sobre,  à  propos  des  couches  de 
M"»»  Roumestan,  l'éternelle  désillusionnée,  trompée  dans  son  amour,  dans  son 
respect  filial,  dans  ses  espérances  de  maternité.  Il  y  a  une  voix  à  côté  de  celle  de 
M"":  Roumestan,  une  voix  que  nous  connaissons  bien  et  que  nous  distinguerions 
entre  mille. 

«  S'abandonner  sur  un  lit  de  torture,  les  yeux  clos,  les  dents  serrées,  pendant 
(c  de  longues  heures  coupées  toutes  les  cinq  minutes  d'un  cri  déchirant  et  qui 
(1  force,  subir  son  destin  de  victime,  dont  toutes  les  joies  doivent  être  chèrement 
«  payées,  ce  n'est  rien  quand  l'espoir  est  au  bout  ;  mais  avec  l'attente  d'une  désil- 
«  lusion  suprême,  dernière  douleur  où  les  plaintes  presque  animales  de  la  femme 
«  se  mêleront  aux  sanglots  de  la  maternité  déçue,  quel  épouvantable  martyre  1 
«  A  demi  tuée,  sanglante,  au  fond  de  son  anéantissement,  elle  répétait  :  «  Il  est 
Cl  mort  !  il  est  mort  !  »  lorsqu'elle  entendit  cet  essai  de  voix,  cette  respiration 
«  criée,  cet  appel  à  la  lumière  de  l'enfant  qui  naît.  » 

M.  Daudet  jouit  en  artiste  de  ses  propres  sentiments,  de  même  que  Dickens 
étale  les  siens,  en  vrai  moraliste,  en  socialiste,  en  prêcheur.  C'est  là  en  eflfet  un 
côté  particulier  de  leur  talent  à  tous  les  deux  et  de  leur  nature  ;  l'artiste,  le  mora- 
liste ne  disparaît  jamais.  Mais  ce  n'est  qu'un  côté  un  peu  extérieur:  leur  pitié 
vient  de  plus  loin,  et  leur  manière  tient  à  une  disposition  plus  intime  de  leur 
caractère. 

Leur  pitié  s'adapte  merveilleusement  au  caractère  du  personnage  qui  en  est 
1888  —  l'artiste T.  I  ly 


290  L  ARTISTE 


l'objet  :  pour  la  chute  de  Fe'licia  Ruys,  c'est  un  regard  triste  et  discret  avec  une 
expression  de  pénible  regret  d'une  telle  ignominie  ;  pour  M"'"  Ebsen,  ce  sont  de 
bonnes  grosses  larmes  ;  pour  Tom  Pinch,  pour  Jean,  le  serrement  de  mains, 
énergique  et  viril  par  lequel  on  prend  part  aux  grandes  douleurs  d'homme;  pour 
Esther  Summerson,  pour  Miss  Nickleby,  pour  Agnès,  pour  M"»"  Roumestan,  une 
parole  simple  et  forte  ;  pour  les  enfants,  une  lamentation  naïve  et  tendre,  où  le 
cœur  se  fond. 

Voir  souffrir  les  enfants,  c'est  la  peine  la  plus  vive  des  sensibilités  délicates  ; 
ils  n'ont  rien  pour  résister,  ils  ne  sont  pas  faits  pour  le  chagrin.  Leur  rôle  ici-bas 
est  d'être  heureux,  et  quand  la  douleur  s'achnrnc  après  eux,  il  semble  que  toute 
la  nature  se  désole  et  se  révolte.  Les  hommes  restent  muets  de  stupeur  devant 
ces  tristes  injustices  du  mal,  devant  ces  déchirures  saignantes,  qu'ils  aperçoivent, 
et  qu'ils  se  sentent  incapables  de  panser.  Il  faut  à  ces  plaies  la  main  légère,  douce, 
d'une  mère,  d'une  grande  sœur,  en  tout  cas  d'une  femme;  les  femmes  pénètrent 
jusqu'au  fond  l'es  maux  des  enfants  —  enfants  d'âge  ou  de  caractère,  à  dix  ans 
ou  à  vingt;  —  elles  ont,  pour  les  apaiser,  de  ces  effusions  qui  semblent  des  cares- 
ses, et,  pour  les  raconter,  de  ces  paroles  qui  semblent  des  larmes.  Ne  dirait-on 
pas  que  c'est  une  femme  qui  a  écrit  l'inimitable  chapitre  du  désespoir  de  Désirée  . 
Delobelle,  de  sa  tentative  de  suicide  et  de  son  sauvetage?  un  simple  fait  divers 
pourtant.  —  Une  femme  encore  qui  conte  les  nocturnes  promenades  de  Florence 
Dombey,  sa  descente  épeurée,  le  soir,  du  grand  escalier  froid  de  la  vieille  maison, 
et  ses  haltes  près  du  cabinet  de  son  père  dont  elle  mendie  l'affection,  l'oreille 
collée  à  la  porte,  toute  frissonnante  sous  la  légère  batiste.  —  Une  femme  toujours, 
qui  se  tient  au  chevet  de  «  ma  mère  Jacques  »  et  qui  lui  ferme  les  yeux,  ou  qui 
berce  l'agonie  du  petit  Dombey,  et  nous  répète  «  ce  que  lui  disent  les  vagues?  »... 

Sans  doute,  à  peindre  de  pareilles  scènes  avec  un  tel  charme  d'émotion, 
d'attendrissement  vrai,  les  hommes  sont  impuissants.  Les  femmes  n'ont  pas 
réussi  davantage  ;  on  chercherait  vainement  dans  les  œuvres  de  George  Sand 
ou  d'EUiot,  —  à  ne  prendre  que  les  principales  —  la  nuance  exquise  que  nous 
admirons  ici.  Ne  semble-t-il  donc  pas  que  cette  manière,  si  spéciale,  soit  le  pri- 
vilège de  quelques  artistes,  dont  la  nature  d'homme  s'est  en  certains  points  es- 
tompée et  féminisée?  Cette  façon  de  sentir,  cette  façon  de  rendre,  on  les  retrouve 
à  chaque  instant  dans  le  langage  des  femmes,  à  propos  de  leurs  enfants;  puis, 
par  une  étrange  fatalité,  il  arrive  que  la  plume  à  la  main,  ces  mêmes  femmes 
n'ont  plus  cette  sensibilité,  ni  ces  mots,  ces  tournures  qui  semblaient  ne  les 
devoir  jamais  quitter.  Elles  sont,  en  quelque  sorte,  dépossédées  de  ce  coin  si 
enviable  de  leur  domaine  sensitif.  Chez  Dickens  et  chez  M.  Daudet,  le  phéno- 
mène est  inverse;  il  ne  paraît  pas,  d'après  ce  qu'ont  dit  et  écrit  leurs  biographes 
et  leurs  amis,  que  dans  la  vie  courante  on  découvre  en  eux  ce  lyrisme  involon- 
taire du  cœur  ;  chez  l'un  la  parole  était  simple,  cordiale,  ou  au  contraire  sarcas- 


LES    FEMININS    DU    ROMAN 


291 


tique  et  violente  ;  chez  l'autre  elle  est  incisive,  imagée,  en  somme  nullement  fé- 
minine. Mais  à  la  table  de  travail  tout  change  :  les  facultés  sont  tendues  pour 
l'œuvre  de  création,  l'être  tout  entier  s'emploie  à  la  besogne,  et  dans  cet  élan 
général  les  sensations  anciennes  renaissent  transfigurées  ;  la  sensibilité  surtout 
subit  une  excitation  démesurée,  les  émotions  antérieures  de  pitié  ou  de  tendresse 
se  trouvent  décuplées,  et  se  traduisent  en  phrases  brûlantes  où  l'on  sent  encore 
la  fièvre.  Une  nature  d'homme  un  peu  tendre  devient  par  là  nécessairement  lyri- 
que. Nous  avons  vu  que  Dickens  et  M.  Daudet  sentaient  l'un  et  l'autre  très  vive- 
ment ;  il  n'est  pas  surprenant  que  le  travail  de  la  composition,  venant  ensuite, 
produise  en  eux  cette  effervescence,  cette  vibration,  inouïe,  presque  doulou- 
reuse. On  dirait  par  moments  que  leur  sensibilité  est  comme  exaspérée.  Il  faut 
bien  alors  qu'elle  trouve  à  s'exhaler  ;  il  n'est  pas  de  mot  assez  touchant,  ni  de 
tournure  assez  attendrie  ;  il  n'est  même  pas  de  limite  à  ce  débordement.  Tout 
cela  est  féminin,  les  expressions,  le  ton,  le  genre  de  l'émotion  :  tout  cela  était, 
pour  ainsi  dire,  en  puissance  chez  les  deux  romanciers,  et  ne  devait  apparaître 
que  sous  le  coup  d'une  excitation  particulière.  Pour  eux  cette  excitation  résulte 
de  l'élaboration  d'une  œuvre  d'art  ;  pour  d'autres  elle  consistera  dans  la  présence 
d'une  femme  particulièrement  désirée,  dans  quelque  fait  spécial  qui  met  en  jeu, 
à  lui  seul,  ces  notes  silencieuses  du  clavier.  Dans  tous  les  cas  la  tendance  préexiste, 
et  elle  fait  de  tous  ces  hommes,  artistes  ou  non,  ce  qu'on  pourrait  appeler,  assez 
justement,  semble-t-il  —  des  Féminins. 


{A  suivre. 


LOUIS  DELZONS. 


L'EXPOSITION     DES    AQUARELLISTES 


E  renouveau  nous  ramène,  tous  les  ans,  l'esposi- 
tion  des  Aquarellistes;  mais  il  faut  bien  conve- 
nir que,  depuis  une  dizaine  d'années  que  cette 
association  existe,  pour  quiconque  s'y  est  inté- 
ressé assidûment  et  a  suivi  ces  expositions, 
l'imprévu,  cette  fois,  n'y  a  qu'une  mince  part. 
Rien  ne  ressemble  tant  aux  productions  de 
l'année  présente,  que  celles  de  l'année  qui  pré- 
cède. Toujours  les  mêmes  exposants  prati- 
quent, aux  applaudissements  du  même  public, 
leur  petite  industrie  d'imageries  patiemment 
coloriées,  destinées  à  soutenir,  par  delà  l'Atlan- 
tique, la  renommée  de  la  Société  d'Aquarellistes  français. 

Heureusement  nous  retrouvons,  parmi  ces  derniers,  quelques  paysagistes  qui 
réhabitent  l'aquarelle,  et  dont  les  œuvres  ofTrent  un  réel  intérêt  d'art.  De  cette 
estimable  catégorie  de  paysagistes,  nous  ne  proscrivons  pas  les  peintres  de 
marines,  de  fleurs,- de  sport,  etc.,  tous  ceux  dont  le  talent  ne  s'enlise  pas  dans 
ce  genre  faux  et  convenu  à  qui  le  mauvais  goût  du  jour  a  fait  une  vogue  déplo- 


L'EXPOSITION    DES   AQUARELLISTES 


293 


rable.  En  ce  genre,  M.  Charles  Delort  triomphe  à  peu  près  sans  partage,  si  l'on 
en  juge  par  la  profusion  avec  laquelle  les  marchands  d'estampes  reproduisent, 
en  d'habiles  fac-similé,  ses  aquarelles  sèches  et  mièvres  :  heureux  temps  que 
celui  à  l'admiration  duquel  les  originaux  de  M.  Delort  ne  suffisent  pas  !  Puis- 
que, d'après  le  docte  pre'cepte  de  Boileau, 

Il  n'est  point  de  degré  du  médiocre  au  pire, 


nous  pouvons  nous  dispenser,  après  M.  Delort,  de  nous  arrêter  à  M.  de  Cuvil- 
lon  à  qui  il  ne  reste  même  pas  l'habileté  du  préce'dent,  mais  qui,  en  revanche,  a 
une  facture  pe'niblement  laborieuse,  une  composition  vulgaire  et  sans  esprit,  un 
dessin  outrageusement  défectueux.  Les  pavots  de  M.  Duez  sont  d'une  infinie 
délicatesse  de  tons  ;  il  y  a  comme  un  sentiment  de  mélancolie  dans  son  bouquet 
de  roses  dont  l'étiolement  dit  la  naissance  pendant  l'arrière-saison  loin  du  vivi- 
fiant soleil.  Ses  paysages  largement  traités  sont  des  superbes  morceaux  de  bra- 
voure. Les  paysages  parisiens  de  M.  Jeanniot  montrent  des  effets  de  neige 
curieusement  notés  et  d'une  vision  très  juste.  A  M.  John  Lewis  Brown  appar- 
tient la  plus  éclatante  palette  de  l'exposition,  nul  n'égale  le  brio  d'exécution 
avec  lequel  il  fait  vibrer  les  notes  vives  de  ses  cavaliers  dans  la  clarté  de  ses 
paysages.  M.  de  Penne  lui  donne  la  réplique  dans  des  sujets  de  chasse  où  se 
révèle  une  profonde  observation  de  tous  les  types  de  chiens.  Les  .somptueux 
intérieurs,  les  mobiliers  luxueux  et  élégants  avec  de  pittoresques  fouillis  de 
bibelots  sont  rendus  de  merveilleuse  façon  par  M.  Paul  Pujol  ;  chez  lui  le 
savant  architecte  est  doublé  d'un  brillant  artiste  dans  une  remarquable  compo- 
sition. Martyrs  chrétiens,  où  il  prouve  qu'il  n'est  aucun  procédé  capable  d'éga- 
ler l'aquarelle  pour  rendre,  avec  toute  l'intensité  possible,  le  jeu  de  la  lumière 
dans  les  architectures  ;  de  motifs  tels  que  le  Jardin  du  roi  dans  le  parc  de  Ver- 
sailles et  le  Pavillon  de  l'Aurore  au  château  de  Sceaux,  il  a  fait  de  véritables 
tableaux  où  rayonne  un  prestigieux  éclairage.  Le  Château  de  Clisson,  sous  deux 
aspects  différents,  a  fourni  à  M.  Français  le  sujet  de  deux  beaux  tableaux  ; 
jamais  le  maître  paysagiste  n'a  été  plus  heureusement  servi  par  son  style  admi- 
rable et  sa  facture  ferme  et  légère  à  la  fois  ;  ici  il  atteint  à  la  solidité  de  la  pein- 
ture à  l'huile.  Quelques  vues  d'Italie,  de  M.  Béthune,  sont  d'une  heureuse  im- 
pression, notons  aussi  ses  Nénuphars  superbement  épanouis  ;  moins  heureuses 
sont  les  aquarelles  ou  sont  représentés  des  intérieurs  de  théâtres  et  où  les  oppo- 
sitions crues  de  lumière  et  d'ombre  entraînent  une  lourdeur  de  facture  peu 
excusable  dans  l'aquarelle,  et  une  extrême   raideur   dans    les    figures. 

L'Hallali,  de  M.  Morot,  présente  de  jolis  tons  par  la  neige  qui  s'éclaire  de 
quelques  rayons  solaires,  et  la  meute  qui  s'acharne  contre  le  sanglier,  et  qui 
grouille  dans  un  joli  mouvement.  M.  Besnard  est   toujours  fort  intéressant,   à 


294  L'ARTISTE 


quelque  procddé  qu'il  s'adresse  ;  ses  figures  et  ses  paysages  ne  manquent 
jamais  de  cet  accent  d'ctrangeté  qui  lui  est  personnel.  Maigre',  çà  et  là,  dans 
la  longue  série  des  cadres  qu'il  a  expose's,  de  déconcertantes  hardiesses  de  cou- 
leur et  de  composition,  ces  œuvres  sont  d'un  singulier  attrait  ;  par  exemple,  la 
Buveuse  d'étoiles  (c'est  la  seule  désignation  qu'on  puisse  lui  appliquer)  d'une 
très  captivante  expression.  Les  sujets  de  genre  auxquels  M.  Vibert  doit  sa  répu- 
tation, sont  loin  de  nous  passionner  ;  l'inconsistance  de  sa  facture  n'est  pas  faite 
pour  réhabiliter  la  médiocrité  de  ses  compositions.  M""»  Madeleine  Lemaire 
demeure  incomparable  dans  ses  fleurs  et  ses  fruits  à  l'aquarelle  :  Abricots  et 
Groseilles,  Œillets  et  Violettes,  tout  cela  est  exquis  ;  mais  la  petite  marchande 
par  qui  elle  les  fait  vendre,  au  cadre  voisin,  n'a  pas  les  mêmes  mérites  que  sa 
marchandise.  Dans  ses  gouaches  et  Dans  la  serre,  M"»»  Lemaire  est  inférieure 
à  elle-même.  De  M.  Morand  remarquons  surtout  un  Intérieur  de  forge,  les 
Communiantes  et  une  vue  de  Venise,  qui  donnent  en  divers  genres,  des  notes 
intéressantes  et  bien  observées.  La  manière  laborieuse  et  patiente  des  paysages 
de  M.  Max  Claude  refroidit  un  peu  la  très  réelle  sensation  qu'ils  donnent;  l'ar- 
tiste les  compose  habilement  et  dans  un  éclairage  toujours  bien  étudié,  mais  on 
y  sent  trop  précisément  l'étude  :  si  l'efîet  s'y  trouve,  la  recherche  de  l'effet  s'y 
trouve  aussi  visiblement.  Tout  est  fraîcheur  et  séduction  dans  les  jolis  étalages 
de  fleurs  de  M.  Victor  Gilbert;  sa  palette  risque  de  paraître  même  trop  fleurie 
lorsqu'il  change  de  sujets.  On  ne  saurait  être  plus  Parisien  que  M.  Jean 
Béraud;  où  qu'il  aille,  au  théâtre,  sur  le  boulevard,  à  la  brasserie,  le  jour,  la 
nuit,  il  saisit  ses  types  avec  une  étonnante  pénétration,  il  les  rend  avec  un 
esprit  bien  amusant  et  quelquefois  une  pointe  de  malice  bien  en  situation.  Les 
âges  futurs  qui  voudront  retrouver  le  «geste»  et  la  vivante  physionomie  de 
notre  temps,  pourront  les  demander  aux  œuvres  de  M.  Béraud,  comme  au 
document  le  plus  exact.  Les  tons  lavés  que  M.  Harpignies  a  donnés  à  ses 
paysages,  sont  loin  d'être  déplaisants,  ils  modifient  heureusement  la  manière, 
souvent  un  peu  sèche,  de  l'artiste.  M.  Eugène  Lami  est  incomparable  pour 
l'accent  épique  ou  dramatique  qu'il  met  dans  ses  aquarelles,  le  Carabinier  a 
vraiment  grande  allure,  les  scènes  de  Shakespeare  débordent  de  passion  et  de 
fougue.  En  M.  Zuber  nous  rencontrons  un  des  plus  admirables  paysagistes  qui 
soient  ;  quelle  intense  mélîincolie  dans  ce  coin  du  parc  de  Versailles  au  moment 
de  la  chute  des  feuilles  1  avec  quel  art  admirable  les  tons  jaunis  et  les  tons  de 
rouille  se  marient  avec  les  tons  orangés  du  couchant  1  le  bassin,  au  premier 
plan,  avec  son  eau  dormante  et  sa  nymphe  de  marbre,  témoin  muet  du  passé, 
complète  la  sensation  de  solitude  et  de  vague  tristesse  qui  accompagne  la  venue 
de  l'hiver.  La  terrasse  du  Luxembourg,  à  la  même  saison,  s'égaie  de  groupes  d'en- 
fants et  d'une  claire  journée  de  soleil.  Quelques  vues  de  la  Méditerranée  sont  trai- 
tées dans  ce  sentiment  personnel  et  montrent  le  talent  très  divers  de  M.  Zuber. 


L'EXPOSITION    DES    AQUARELLISTES 


295 


M.  Adrien  Marie  est  un  artiste  plus  fécond  que  consciencieux  ;  son  exposi- 
tion ne  perdrait  rien  à  être  diminuée  de  moitié,  le  dessin  roide  et  les  tonS  faux 
de  ses  compositions  auraient  dû  le  décider  à  en  éliminer  une  bonne  part.  Des 
vues  de  la  Tamise  ne  sont  pas  sans  valeur  et  nous  reconcilieraient  presque 
avec  cet  intempérant  du  pinceau  et  du  crayon.  Quelques  épisodes  curieusement 
présentés  par  M.  Le  Blant,  accusent  un  procédé  laborieux  dans  l'exécution. 
M.  Boutet  de  Monvel  a  toujours  grand  succès  dans  les  naïves  compositions  où 
il  met  des  bambins  d'une  irrésistible  drôlerie;  il  est  moins  heureux  dans  l'inter- 
prétation qu'il  donne,  en  une  série  de  maigres  aquarelles,  de  la  fable  de  La 
Fontaine,  le  Renard  et  la  Cygogne.  Une  tentative,  curieuse  de  sa  part  mais  qui 
n'est  que  cela,  est  l'application  de  sa  manière,  sommaire  en  apparence,  fort 
étudiée  en  réalité,  à  traduire  des  paysages  :  le  résultat  est  froid  et  sec,  on  n'y 
sent  pas  l'émotion  de  l'auteur.  M.  Boilvin,  lui  aussi,  s'est  essayé  dans  le  paysage, 
et  n'y  a  pas  mal  réussi  d'ailleurs;  le  faire  est  petit,  mais  l'effet  est  amusant  par 
la  recherche  exacte  du  détail,  comme  dans  l'Entrée  du  port  de  Nice;  le  ton 
n'est  pas  toujours  juste,  et  son  autre  paysage  nous  montre  des  verts  d'émeraude 
excessifs,  qui  détonnent,  mais  l'éclairage  en  est  habile.  Quatre  paysages,  de 
M"»"  la  baronne  de  Rothschild,  empruntés  à  diverses  régions,  constituent,  par 
la  variété  même  de  leurs  caractères,  un  ensemble  intéressant;  ils  témoignent 
au  surplus  d'une  souplesse  d'exécution  qui  n'exclut  pas  la  personnalité  chez 
leur  auteur;  ainsi  l'éclat  lumineux  de  l'Adriatique  baigne  de  son  calme  reflet  la 
barque  de  pêcheurs,  dans  l'une  des  aquarelles;  tandis  que,  dans  la  Maison  de 
paysan  aux  Vaulx-de-Cernay,  la  douce  atmosphère  d'un  jour  d'été  enveloppe 
le  paisible  enclos  :  d'où  un  sentiment  tout  différent  et  qui  n'est  pas  non  plus 
sans  séduction. 

Le  vieux  monument  que  M.  Jean-Paul  Laurens  a  magistralement  évoqué,  avec 
ses  lourds  piliers  romans,  ses  murs  de  brique  aux  chaudes  colorations,  est  l'un 
des  coins  les  plus  curieux  de  l'antique  cité  toulousaine;  deux  figures  simple- 
ment groupées  y  font,  par  le  contraste  de  vêtements  clairs,  un  effet  bien  pitto- 
resque. L'Espagne  fournit  à  M.  Worms  quelques  curieux  motifs;  le  Portrait 
de  M.  W.  est  de  telle  structure  qu'il  vaut  mieux  n'y  pas  insister.  Moins  encore 
insisterons-nous  sur  l'exposition,  lamentable  pour  ne  pas  dire  pis,  de  M.  Dubufe. 
De  clairs  paysages  de  M.  Yon,  tout  baignés  d'air  et  de  lumière,  œuvres  de 
grand  mérite  et  de  haute  valeur  artistique;  des  marines  consciencieusement 
étudiées  et  rendues  par  M.  Courant  ;  enfin  la  longue  série  d'aquarelles  que 
M.  Maurice  Leloir  a  exécutées,  —  avec  une  extrême  habileté  de  métier,  pré- 
occupé de  faire  joli  et  y  réussissant  trop  —  pour  servir  à  l'illustration  des 
Confessions  de  Jean-Jacques,  terminent  le  rapide  aperçu  de  cette  exposition. 
Avant  d'en  franchir  le  seuil,  une  double  rangée  de  cadres,  garnissant  le  vestibule, 
nous  montre  quelques   dessins  et  eaux-fortes,  au  nombre  desquels  :  de  beaux 


2g6 


L'ARTISTE 


fusains  d«  M.  Lhermitte,  dont  deux  ou  trois  pourtant  se  ressentent  un  peu  de 
la  fatigue  d'une  production  surmenée;  plusieurs  planches  où  M.  Bcsnard  se 
montre,  encore  une  fois,  aquafortiste  original  et  de  puissante  envergure;  de 
très  médiocres  dessins  pour  journaux  illustrés,  de  M.  Adrien  Marie;  enfin  une 
délicate  eau-forte  de  M.  Boilvin,  d'après  certaine  Baigneuse  dont  l'aquarelle 
figura,  l'an  passé,  à  la  précédente  exposition;  la  technique  consommée  de 
M.  Boilvin,  comme  graveur,  n'a  pas  suffi  à  pallier  la  flagrante  insuffisance  origi- 
nelle du  dessin,  dans  cette  figure,  et  il  est  étrange  qu'il  ait  persiste  dans  son 
erreur  première  :  errare  humanum  est,  perseverare Amen. 

JEAN   ALBOJZE. 


POÉSIES 


UN    DEUIL   DE    MICHEL-ANGE 


M 


je  soleil,  au  déclin,  de  sa  lumière  oblique, 
Jette  ses  longs  adieux  de  pourpre  au  Vatican, 
De  Saint-Pierre  éclairant  la  Mute  basilique 
Et  les  grands  ateliers  du  vieux  maitre  toscan. 

Là  respire  sans  bruit  un  peuple  de  statues, 
Et  de  l'antique  Olympe  et  du  monde  chrétien, 
Divinités  sans  voile  et  vierges  long-vctues. 
Prolongeant  côte  à  côte  un  muet  entretien. 

Le  froid  soleil  d'hiver  de  chauds  rayons  colore 
Tous  les  marbres  épars  dans  ses  reflets  errants. 
Ronde  épaule  de  nymphe  et  croupe  de  centaure 
Rougissent  en  relief  aux  derniers  feux  mourants. 

Et  bien  qu'on  ne  soit  pas  au  jour  saint  du  dimanche, 
La  pointe,  le  maillet,  la  râpe,  le  compas 
Sommeillent  inactifs  dans  la  poussière  blanche... 
Le  maître  est  là  pourtant,  mais  ne  travaille  pas. 

Le  visage  assombri  par  de  mornes  pensées, 

Il  est  revenu  seul,  tout  habillé  de  noir. 

Sans  donner  un  coup  d'œil  aux  œuvres  commencées, 

Car  il  vient  d'accomplir  un  douloureux  devoir. 


298  L'ARTISTE 


Le  corps  tout  frissonnant  au  sortir  de  l'église, 
Sur  un  coin  d'escabeau,  dans  le  jour  expirant, 
Prenant  de  ses  deux  mains  sa  vieille  tête  grise. 
Loin  de  tous  les  regards,  il  s'affaisse  en  pleurant. 

C'est  un  ami  perdu  que  le  grand  homme  pleure. 
Courageux  au  travail,  honnête  et  bon  sculpteur, 
Reposant  dans  sa  froide  et  dernière  demeure, 
Son  meilleur  ouvrier,  son  plus  vieux  serviteur. 

Il  était  du  pays,  Francesco  d'Amadore, 
Bien  connu  sous  le  nom  familier  d'Urbino, 
Sur  son  échafaudage,  en  fièvre  dès  l'aurore... 
Il  ne  reverra  plus  les  rives  de  l'Arno  ; 

Son  compagnon  de  guerre  au  siège  de  Florence, 
Qui  fut  vaillant  soldat  dans  la  ville  des  fleurs. 
Qui,  dans  les  mauvais  jours,  lui  soufflait  l'espérance. 
En  lui  taillant  son  marbre  ou  broyant  ses  couleurs. 

Supportant  comme  lui,  dans  ses  dures  étapes 
De  pluie  ou  de  soleil,  depuis  bientôt  trente  ans, 
L'humeur  des  podestats,  la  rudesse  des  papes. 
Et  souriant  d'un  cœur  égal  par  tous  les  temps. 

Robuste,  affectueux,  fier  de  son  patronage. 
Très  fervent  dans  son  culte  et  très  humble  d'esprit, 
Épousant  bien  sa  gloire,  et  vénérant  son  âge, 
Le  suivant  en  exil  comme  un  Dante  proscrit. 

«    Quand  f  allais,  fatigué,  menant  la  vie  errante. 
J'aimais  l'appui  d'un  bras  ferme  comme  le  sien. 
A  Venise,  à  Ferrare,  à  Bologne,  à  Sorrente, 
C'était  son  brave  cœur  qui  répondait  au  mien. 

0    Ma  vie  à  son  déclin  est  une  sombre  histoire. 
Oit  de  brusques  tournants  masquaient  l'inattendu. 
Mensonges,  les  honneurs,  et  vanité,  la  gloire... 
Tout  cela  ne  vaut  pas  mon  vieil  ami  perdu.  » 

ANDRÉ   LEMOYAE. 


POESIES 


299 


PÊCHEUR    DE     PERLES 

PANTOUN 

!»/•  l'océan  calme  et  sans  ride 
On  voit  poindre  de  noirs  îlots. 
Le  brun  Malais  que  l'amour  guide, 
Le  pêcheur  plonge  dans  lesjlots. 

On  voit  poindre  de  noirs  ilôts, 
Sur  les  rochers  le  flux  déferle. 
Le  pêcheur  plonge  dans  les  flots. 
Il  va  chercher  au  fond  la  perle. 

Sur  les  rochers  le  flux  déferle. 
L'écume  jaillit  vers  les  deux. 
Il  va  chercher  au  fond  la  perle 
Pour  Zorah,  sa  belle  aux  doux  yeux. 

L'écume  jaillit  vers  les  deux. 
Dans  l'air  chantent  des  voix  sans  nombre. 
Pour  Zorah,  sa  belle  aux  doux  yeux. 
Il  cherche Soudain  passe  une  ombre. 

Dans  l'air  chaulent  des  voix  sans  nombre. 
Les  bords  sont  pleins  de  colibris. 
Il  cherche...  Soudain  passe  une  ombre  : 
C'est  te  requin  au  manteau  gris. 

Les  bords  sont  pleins  de  colibris, 
L'hirondelle  au  vent  se  balance. 
C'est  le  requin  au  manteau  gris  : 
Comme  un  dard,  terrible  il  s'élance. 


L'hirondelle  au  vent  se  balance, 
Le  sable  reluit  au  soleil, 
Comme  un  dard,  terrible  il  s'élance  : 
On  voit  monter  un  flot  vermeil. 


3oo  L'ARTISTE 


Le  sable  reluit  au  soleil, 
La  nacre  jette  un  feu  rapide. 
On  voit  rouler  un  flot  vermeil 
Sur  l'océan  calme  cl  sans  ride. 


PHILIPPE  DE    SANVAL. 


BALLADE     DE    PRINTEMPS 


Aux  miens. 


le  printemps  à  notre  fenêtre 
Glisse  un  regard  de  ses  yeux  pers. 
Les  jours  bénis  vont  reparaître, 
Courons  aux  champs  de  fleurs  couverts. 
Par  les  sentiers  et  les  prés  verts, 
Au  gré  de  notre  fantaisie, 
Nous  irons  sous  les  deux  ouverts  : 
Je  sui.t  friand  de  poésie. 

Tous  les  parfums  qu'avril  fait  naître. 
Tous  ses  plus  merveilleux  concerts 
Viendront  en  chœur  griser  notre  être 
Et  chasser  les  penscrs  amers, 
Accourus  aux  moindres  revers. 
Notre  âme  d'extase  saisie 
S'enivrera  du  bleu  des  airs  : 
Je  suis  friand  de  poésie. 

El  quand  le  soir  morose  et  traître 
Viendra  ternir  les  deux  si  clairs. 
En  rentrant  je  ferai,  peut-être. 
Sur  ce  beau  jour  quelques  beaux  vers. 


POESIES 


3oi 


Heureux,  si  leurs  rythmes  divers, 
Leur  forme  artislemeni  choisie 
Dans  vos  yeux  mettent  des  éclairs. 
Je  suis  friand  de  poésie. 

ENVOI 

O  vous,  qui  malgré  mes  travers 
Me  prodigue:^  votre  ambroisie, 
Puissie:j-vous  fleurir  mes  hivers  ! 
Je  suis  friand  de  poésie. 


ACHILLE  ROUQUET. 


CHRONIQUE 


l'exposition  de  peinture  et  sculpture  —  sur 
laquelle  L'Artiste,  en  sa  dernière  livraison,  a 
publié  un  article  —  le  Cercle  artistique  et  lit- 
téraire de  la  rue  Volney  a  fait  succéder  une 
expositionde  pastels,  aquarelles,  dessins,  eaux- 
fortes,  etc.  Nous  retrouvons  ici,  avec  des  œu- 
vres d'un  genre  différent,  bon  nombre  d'artis- 
tes qui  avaient  pris  part  à  la  précédente 
exposition. 

M.  Ziem,  qui  semble  se  réserver  pour  ces 
petits  Salons,  au  détriment  du  Salon  des 
Champs  -  Elysées ,  qu'il  a  depuis  longtemps  déserté,  nous  montre,  à  côté 
d'un  Clair  de  lune  d'un  bel  effet,  traité  à  l'aquarelle  dans  sa  manière  habituelle, 
un  dessina  la  plume,  surprenant  de  conscience  et  de  précision  chez  ce  fougueux 
coloriste  :  c'est  une  reproduction,  dont  l'exactitude  va  jusqu'au  fac-similé,  de 
l'eau-forte  de  Rembrandt,  Jésus  chassant  les  vendeurs  du  Temple;  là  il  a  fait  taire 
son  éclatante  indépendance  de  facture  pour  suivre  pas  à  pas,  docilement,  la 
pointe  du  maître  hollandais  ;  tentative  heureuse  dans  sa  singularité,  et  d'autant 
plus  curieuse  par  la  personnalité  artistique  de  l'auteur.  De  M.  Bonnat  non  plus 
on  ne  pourrait  citer  beaucoup  de  dessins,  sa  facture  large  et  solide  appelle  le 
pinceau  plutôt  que  le  crayon  ;  par  ce  dernier  procédé  il  a  produit  un  portrait 
de  femme  d'une  magistrale  structure.  Chez  M.  Bonnat,  pour  être  peu  fréquent, 
le  cas  n'est  pas  isolé;  nous  connaissons,  en  effet,  de  lui   un  autre  portrait  à  la 


CHRONIQUE 


3ol 


plume,  dessiné  sur  l'album  d'une  des  plus  célèbres  cantatrices  de  notre  temps, 
et  qui  est  un  chef-d'œuvre  de  délicatesse  et  de  grâce.  Pour  M.  Doucet,  le  pastel 
est  un  procédé  familier,  et  il  y  excelle  ;  voici  de  lui  trois  portraits  féminins, 
traités  avec  une  habileté,  quasi  téméraire  pour  l'un  d'eux  du  moins  ;  c'est  le 
portrait  d'une  dame  brune,  de  carnations  aux  tons  chauds,  vêtue  d'un  corsage 
noir,  décolleté,  sur  un  fond  de  peluche  rose  tendre.  Picturalement,  l'effet  est 
fort  réussi  ;  mais  le  modèle,  pour  peu  qu'il  eût  quelque  coquetterie,  n'y  trouve- 
rait pas  son  compte.  Non  moins  intéressant,  mais  moins  impitoyable  a  été 
M.  Doucet  dans  le  portrait  en  gris  clair  ;  il  est  tout  à  fait  séduisant  dans  celui  où 
il  a  fixé  le  charme  souriant  d'un  agréable  visage  de  femme,  et  qui  prétend  être 
moins  un  portrait  qu'une  simple  étude.  Les  paysages  de  M.  I\vil,tout  embrumés 
de  tons  gris  et  fins,  sont  très  délicats  et  accusent  une  étude  consciencieuse  des 
plages  du  Nord  et  des  curieux  effets  qu'on  y  observe  par  les  brouillards  d'au- 
tomne. Tout  au  contraire,  l'éclat  ensoleillé  des  paysages  d'été  trouve,  en 
M.  Maurice  Eliot,  un  fidèle  interprète  ;  cet  éclat  est  chaud  et  vibrant  dans  la 
Fin  du  jour  et  le  coin  de  paysage  Derrière  l'église,  tandis  qu'il  s'exaspère  dans 
l'Ombrelle  rouge  où  la  note  crue  que  donne  le  parasol  de  l'élégante  promeneuse 
s'efforce  de  rallier  les  tons  excessifs  des  terrains  et  des  feuillages,  sans  y  réussir 
pleinement.  Une  singulière  impression  de  vérité,  d'ailleurs  bien  personnelle,  se 
dégage  des  pastels  de  M.  Laurent-Desrousseaux,  où  le  paysage  est  toujours  pré- 
pondérant sur  les  figures,  mais  où  celles-ci  ont  leur  rôle  déterminé  pour  ajouter 
au  caractère  du  paysage  ;  l'exécution  est  supérieurement  habile  dans  son  appa- 
rente simplicité.  M.  Coëylas  a  mis  dans  un  Coin  de  pièce  d'eau  des  reflets  verts 
et  bleus  qui  sont  d'une  harmonieuse  irréalité;  M.  Costeau  a  fort  bien  réussi, 
dans  ses  deux  paysages,  à  donner  la  sensation  de  mélancolie  de  l'arrière-saison  ; 
peu  nous  importe  dès  lors  le  procédé  complexe,  peinture,  gouache  ou  pastel, 
qu'il  a  employé.  Chez  M.  Laborne  le  procédé  de  ses  aquarelles  est  franc  et 
large,  son  Bassin  des  Tuileries,  par  un  jour  d'hiver,  est  d'un  éclairage  intéres- 
sant ;  l'Église  de  Sarcelle  est  une  aquarelle  très  remarquable.  M.  Paul  Roux  a 
quelques  paysages  et  marines  bien  étudiés,  mais  il  manque  parfois  de  la  légèreté 
indispensable  à  l'aquarelle.  Une  Vue  de  Saint-Malo,  par  M.  Villain  est  un  vrai 
régal  pour  quiconque  se  plaît  à  une  aquarelle  large,  saine  et  sincère,  dont  les 
rochers  bruns  du  premier  plan  accentuent  admirablement  l'efTet.  Dans  la  Neige 
en  février,  M.  Moreau-Nélaton  a  voulu  chausser  les  gros  souliers  crottés  de 
M.  Rafaëlli,  mais  la  tentative  n'a  pas  été  des  plus  heureuses  ;  il  a,  au  contraire, 
retrouvé  toute  sa  distinction  en  interprétant,  avec  l'accent  intime  et  discret  qui 
lui  est  familier,  le  portrait  d'un  liseur.  Mon  ami  Raimond  che^  lui.  Notons  un 
portrait  de  femme  par  M.  Pierrey,  pastel  consciencieux  mais  un  peu  sec;  de 
M.  Parker  une  Étude  d'un  éclairage  bien  observé  ;  de  M.  Huas  deux  bambins 
portraiturés  au  crayon,  deux  physionomies  très  expressives  ;  le  portrait  au  pastel 


3o4  L'ARTISTE 


de  M""  H.  P.  par  le  même  est  d'une  correction  un  peu  froide  et  d'une  facture 
trop  sage.  M.  Emile  Barau  a  exposé  un  beau  paysage,  et  M.  Arbouin  une  aqua- 
relle très  pittoresque  de  l'Église  de  Royal.  Le  cadre  où  sont  représentés  les  inté- 
rieurs d'atelier  des  principaux  peintres  à  la  mode,  n'ajoutera  rien  à  la  renommée 
de  M.  F'rédéric  Regamcy;  son  Modèle  du  brevet  de  l' Académie  d'armes  est  habi- 
lement composé,  l'aquarelle  où  le  peintre  se  représente  dessinant  le  portrait  d'un 
jeune  tireur  posant  le  fleuret  en  main  dans  la  posture  de  l'assaut,  et  qui  est 
intitulée  :  Encore  cinq  minutes!  est  un  petit  chef-d'oeuvre  d'humour  et  de  fine 
observation.  M.  Tancrède  Abraham  a  exposé  uae  série  de  superbes  aquarelles, 
exécutées  avec  sa  maîtrise  habituelle  et  un  talent  de  paysagiste  très  personnel. 
Deux  portraits  de  M.  RoU,  franchement  posés  en  pleine  lumière,  sont  large- 
ment dessinés  avec  la  sûreté  de  facture  qui  distingue  ses  meilleures  œuvres. 
Parmi  les  eaux-fortes,  d'ailleurs  clair-semées  à  cette  exposition,  il  faut  citer  une 
planche  remarquable  de  M.  Le  Coûteux,  la  Laitière  normande,  d'après  Millet. 


Il  serait  au  moins  téméraire  de  s'attendre,  en  allant  visiter  l'exposition  que 
vient  d'organiser  l'Union  des  femmes  peintres  et  sculpteurs,  à  voir  dans  cette 
tentative  qui  vient  de  se  renouveler  pour  la  septième  année,  autre  chose  que  le 
résultat  d'un  agréable  délassement.  La  peinture  et  la  sculpture  font  partie  des 
arts  d'agrément  qui  sont  le  complément  nécessaire  de  l'éducation  des  jeunes 
filles.  Affronter  l'examen  du  jury  d'admission  pour  le  Salon  leur  semble  souvent 
trop  audacieux  et  trop  aléatoire.  La  satisfaction  qu'elles  attendraient  vainement 
de  là,  elle  la  trouvent  dans  leur  petit  cénacle  :  elles  ont  un  public.  Du  reste,  par 
la  date  choisie  pour  leur  exposition,  il  est  encore  temps  pour  elles  de  tenter 
l'épreuve  du  jury  d'admission  au  Salon,  qui  fonctionne  à  l'autre  bout  du  Palais 
de  l'Industrie,  hospitalier  aux  exhibitions  de  toute  sorte. 

A  côté  de  cette  majorité,  on  rencontre  à  l'exposition  de  l'Union  des  femmes, 
un  certain  nombre  d'artistes  d'un  talent  très  réel,  et  quelques-unes  même  dont 
les  œuvres  sont  distinguées  par  les  connaisseurs  aux  Salons  annuels.  C'est  ainsi 
que  M"»'  Léon  Bertaux,  la  propre  présidente  et  la  fondatrice  de  cette  association, 
tient  une  place  très  honorable  parmi  nos  sculpteurs,  et  qu'à  l'exposition  dont  nous 
parlons  a  figuré  l'esquisse  d'un  grand  fronton  en  haut-rehef  qu'elle  a  exécuté 
aux  Tuileries,  la  Législation,  et  qui  foit  bonne  figure  parmi  les  autres  sculptures 
décoratives  qui  ornent  la  cour  du  Carrousel.  Son  autre  envoi.  Psyché  sous  l'em- 
pire du  mystère,  d'un  modelé  un  peu  grêle  dans  l'indécision  des  formes,  est 
d'une  exécution  élégante  ;  le  visage  est  d'un  galbe  tout  moderne  qui  donne  à 
cette  statue  un  caractère  d'étrangeté.  Parmi  les  peintres,  M""=  Esther  Huillard 


CHRONIQUE 


3o5 


mérite  d'être  cite'e  des  premières;  sa  manière  délicate  et  brillante  a  quelques 
rapports  avec  celle  de  Boldini  ;  moins  de  brio  et  de  virtuosité  que  chez  ce  der- 
nier, moins  de  fermeté  aussi,  mais  une  légèreté  de  facture  — comme  une  caresse 
du  pinceau  —  vraiment  féminine.  De  là,  parfois,  quelque  inconsistance,  malgré 
certains  partis  pris  d'empâtement,  comme  dans  la  Tète  de  femme  voilée,  et  dans 
une  autre  toile  intitulée  Villerville,  où  une  femme  vêtue  de  gris  se  profile  sur 
la  mer  ;  le  manque  de  solidité  dans  la  peinture,  donne  à  cette  figure  un  aspect 
fantomatique.  Dans  le  pastel,  l'artiste  rencontre  un  élément  plus  propice  à  sa 
manière  savoureuse  et  élégante  :  son  buste  de  jeune  fille,  notamment,  révèle 
chez  M'"'  Huillard  d'agréables  qualités  de  souplesse  et  de  charme,  de  même 
qu'un  profil  de  fillette  d'une  grâce  délicate  et  veloutée.  M"»  Emily  Elias  se  sou- 
vient de  M.  Boutet  de  Monvel  ;  M"«  Kielland  a  trouvé  de  curieux  effets  de  nuit 
dans  ses  paysages  norvégiens  ;  M"»  Beaury-Saurel  semble  sollicitée  par  deux 
influences  distinctes,  celle  de  M.  Henner  et  celle  de  M.  Paul  Dubois.  La  Né- 
gresse de  M"<^  Anna  Bilinska  est  solidement  peinte  ;  son  portrait  de  femme  au 
fusain  est  un  des  plus  réussis  de  l'exposition,  capable  de  faire  bonne  figure  à 
côté  de  ceux  de  M.  Bodmer.  Voici  le  Portrait  de  ma  grand'mère,  par  M™"  De- 
mont-Breton,  qui  par  son  expression  et  son  beau  caractère  nous  attire  et  nous 
retient  au  passage.  Les  marines  de  M™«  La  Villette  sont  depuis  longtemps  répu- 
tées ;  auprès  d'un  audacieux  effet  de  soleil  couchant,  il  faut  remarquer  une  série 
d'études  sincèrement  notées  ayant  tout  l'imprévu  de  croquis  rapidement  fixés. 
Mlle  M.  N.,  portrait  au  pastel  par  M"<!  Julie  Michel,  parait  être  la  sœur  de  la 
fillette  exposée  par  M'ie  Huillard,  citée  plus  haut  :  il  y  a  certainement  quelque 
parenté  entre  les  deux  tableaux.  MHo  Peyrol-Bonheur  a  traité  avec  succès  quel- 
ques études  d'animaux.  Le  Rêve  d'enfant,  par  M'"°  Inès  de  Beaufond,  est  gra- 
cieux de  dessin  et  agréable  de  coloris.  On  s'attarde  volontiers  devant  le  curieux 
effet  des  Impressions  de  jour  et  de  nuit  que  M'°°  Ayrton  a  étudiées  au  bord  de 
la  mer.  Il  y  a  de  l'originalité  et  du  mérite  dans  les  études  de  M™"  Roth.  Men- 
tionnons encore  un  élégant  portrait  de  femme,  déjà  remarqué  à  quelque  exposi- 
tion antérieure,  par  Mlle  Valentino,  un  autre  portrait  par  MU»  Rongier,  et  par- 
courons rapidement  le  domaine  parfumé  des  fleurs,  qui  est  par  excellence,  celui 
des  femmes  artistes  :  M">"  Chennevière  a  fait  d'un  Agréable  envoi  la  meilleure 
de  ses  aquarelles  (préférable  à  celles  où  elle  imite  la  manière  de  feu  Louis  Leloir); 
M™"  de  Goussaincourt  a  moissonné  pour  le  plaisir  des  yeux  une  triomphante 
Brassée  de  lilas  ;  MUe  Buchet  expose  de  savoureux  tableaux  de  fruits  et  de  fleurs, 
Mlle  Descamps-Labouret  pareillement,  M'ie  Desliens  de  ravissantes  fleurs  de 
printemps,  M"'=  Gabrielle  Lacroix  des  violettes  qui  dépassent  de  beaucoup  le 
niveau  d'art  de  ses  illustrations  pour  les  contes  de  M'"°  d'Aulnoy  ;  enfin  nous 
clorons  cette  énumération,  qui  pourrait  se  prolonger  encore  si  nous  voulions 
ne  passer  sous  silence  aucune  des  œuvres  iqui  ont  en  ce  genre  quelque  mérite, 
1888  —  l'artiste  —  T.  I  20 


3o6  L'ARTISTE 


avec  les  Pivoines  de  M™"  Viteau,  et  les  fleurs  à  l'aquarelle  de  M™°  Baubry- Vail- 
lant qui  est  aussi  l'auteur  d'un  beau  portrait  d'homme  au  pastel. 

Maintenant  ne  trouvera-t-on  pas  pessimistes,  après  cette  élogicuse  nomencla- 
ture, nos  observations  du  début?  En  matière  d'art,  comme  en  toute  autre,  il  est 
bien  malaisé  d'avoir  raison  contre  les  femmes  et  d'être  d'un  sentiment  opposé 
au  leur,  puisque  tout  se  résout  pour  elles  en  questions  de  sentiment. 


Suivant  la  décision  prise  par  le  comité  de  la  Société  des  Artistes  français,  le 
dimanche  i8  mars  a  eu  lieu,  au  Palais  de  l'Industrie,  l'élection  par  les  artistes 
peintres  des  quarante  d'entre  eux  qui  doivent  former  le  jury  d'admission  au 
Salon.  Le  scrutin,  présidé  par  M.  Bouguereau,  a  duré  de  neuf  heures  du  matin 
à  quatre  heures  du  soir  : 

Ont  été  élus  :  MM.  Donnât,  1,293  voix;  Lefebvre,  1,279;  Harpignies,  1,244; 
VoHon,  1,200;  Henner,  1,184;  Bouguereau,  1,178;  Jules  Breton,  i.i68;Caba- 
ncl,  1,162;  Cormon,  i,i58;  Benjamin  Constant,  1,148  ;  Boulanger,  1,146;  Jean- 
Paul  Laurens  1,124;  Tony  Robert-Fleury,  1,120;  Détaille,  1,180;  Puvis  de 
Chavannes,  1,096;  Busson,  1,095;  Yon,  i,o53;  Guillemet,  1,034;  Aimé  Morot, 
r,o33;  de  Vuillefroy,  1,024;  Maignan,  1,021;  Carolus  Duran,  1,018;  Bernier, 
i,oi3;  Humbert,  1,011;  Rapin,  1 ,009  ;  Vayson,  1,002  ;  Pille,  961  ;  Luminais,y25; 
Barrias,  906  ;  Saint-Pierre,  888  ;  Hector  Leroux,  867  ;  Français,  866  ;  Pelouze, 
859  ;  Feyen-Perrin,  774;  Dagnan-Bouveret,  769  ;  Roi,  765  ;  Duez,  731  ;  Merson, 
727  ;  Gcrvex,  716  ;  Lansyer,  713. 

La  composition  du  jury  est  à  peu  près  la  même  que  celle  de  l'année  dernière. 
Seuls  MM.  Renouf  et  Hanoteau,  qui  avaient  été  élus  l'an  dernier,  n'ont  obtenu 
cette  année,  le  premier,  que  688  voix,  le  second,  que  52o  voix.  La  lutte  a  été 
très  chaude  :  il  n'y  avait  pas  moins  de  vingt-cinq  listes  différentes.  Les  opéra- 
tions du  jury  ont  commencé  le  lendemain.  7,610  tableaux  ont  été  présentés  au 
Salon  de  cette  année,  en  augmentation  de  200  environ  sur  l'année  dernière. 
Nous  avons  dit  précédemment  que,  conformément  à  une  décision  du  comité,  le 
nombre  des  admissions,  dans  la  section  de  peinture,  ne  devait  pas  dépas- 
ser 2,5oo. 

On  sait  que,  au  fur  et  à  mesure  des  réceptions,  le  jury  attribue  à  chaque 
œuvre  admise,  suivant  sa  valeur  artistique,  le  numéro  i,  2  ou  3  pour  servir  au 
placement  sur  la  cimaise,  sur  le  deuxième  ou  bien  sur  le  troisième  rang.  Cette 
année,  pour  la  première  fois,  la  lettre  d'avis  par  laquelle  on  informe  les  inté- 
ressés de  leur  admission,  leur  fait  connaître  aussi  les  numéros  sur  lequels  leurs 
envois  ont  été  classés..  Par  une  autre. ionovation,  les  artistes  hors  concours  ne 


CHRONIQUE 


30J 


sont  plus  exempts  du  classement  :  la  cimaise  n'est  plus  attribuée  de  droit  à  leurs 
œuvres. 

Nous  rappelons  que,  pour  les  sections  de  sculpture,  d'architecture  et  de  gra- 
vure, l'élection  du  jury  d'admission  est  fixe'e  au  samedi  7  avril. 


La  succession  d'Auguste  Lançon,  le  peintre  animalier,  mort  il  y  a  deux  ans, 
vient  d'offrir  à  la  Ville  de  Paris  la  Tranchée  devant  le  "Bourget,  janvier  i8j  i, 
qui  obtint  un  grand  succès  au  Salon  de  1882,  et  à  l'État,  pour  le  Musc'e  du 
Luxembourg,  la  Lionne  en  arrêt,  du  Salon  188 1. 


L'académie  des  Beaux-Arts  a  procédé  au  jugement  définitif  du  concours  d'ar- 
chitecture Achille  Leclère,  de  la  valeur  de  1,000  francs,  dont  le  programme 
était  :  Une  salle  de  fêtes  pour  une  mairie  Paris .  Sept  concurrents  avaient  pris 
part  à  ce  concours  :  le  prix  a  été  décerné  à  l'auteur  du  projet  qui  portait  le  n»  i, 
M.  Albert  Louvet,  élève  de  MM.  Louvet  et  Ginain;  une  première  mention  est 
accordée  à  l'auteur  du  projet  n»  2,  M.  Gaston  Le  Roy;  et  une  deuxième  mention 
à  l'auteur  du  projet  n"  4,  M.  Cailleux. 

A  la  suite  du  jugement  du  deuxième  concours  d'essai,  l'Académie  a  dési- 
gné les  dix  concurrents  admis  en  loge  pour  le  concours  définitif  du  prix  de 
Rome  d'architecture,  ce  sont  ceux  dont  les  noms  suivent  :  MM.  Cousin,  Balestat, 
Eustache,  Louvet,  Heubès,  Conil  La  Coste,  Tournaire,  Sortais,  Le  Roy, 
Duguet. 

Au  concours  du  prix  de  Rome  pour  la  gravure  l'académie  a  admis  à  entrer  en 
loges,  sur  onze  concurrents,  les  élèves  mentionnes  ci-après  dans  l'ordre  de  clas- 
sement :  MM.  lo  Crauk;  2"  Deturk;  3»  Leriche;  40  Paret;  5»  Dezarrois;  G»  La- 
valley;  70  Julian;  S"  Chiquet. 


Une  souscription  publique,  ouverte  dans  le  but  d'élever  un  monument  à 
Paul  Bert,  atteint  à  ce  jour  le  chiffre  de  42,000  francs  environ.  Le  comité  a 
décidé  que,  sur  cette  somme,  3o,ooo  francs  seraient  affectés  à  la  statue  à  élever 
à  Auxerre,  et  le  surplus  au  monument  que  les  membres  du  corps  enseignant 
veulent  élever  à  Paris.  Le  projet  concernant  Auxerre,  présenté  par  MM.  Peynot, 
statuaire,  et  Blavette,  architecte,  a  été  définitivement  accepté  par  le  comité.   Il 


3o8  L'ARTISTE 


ne  sera  pris  de  décision  pour  le  monument  de  Paris  qu'après  la  clôture   de  la 
souscription. 


Le  ministre  du  commerce  et  de  l'industrie  vient  de  décider  l'ouverture  d'un 
concours  ayant  pour  objet  la  composition  d'une  Marche  solennelle  pour  musi- 
tjue  militaire.  Cette  marche  devra  être  instrumentée  pour  musique  régimen- 
taire  d'infanterie,  et  pourra  être  exécutée  pendant  la  durée  de  l'Exposition  uni- 
verselle. Les  partitions  devront  être  accompagnées  d'une  réduction  pour  piano 
à  deux  ou  quatre  mains.  La  durée  maximum  de  l'exécution  ne  devra  pas 
dépasser  dix  minutes.  Il  sera  décerné  :  un  premier  prix  de  3,ooo  francs;  un 
second  prix  de  i,ooo  francs.  Deux  mentions  honorables  de  3oo  francs  chacune 
pourront  être  accordées,  s'il  y  a  lieu,  par  le  jury.  Les  Français  seuls  seront 
admis  à  concourir.  Les  manuscrits  devront  être  déposés  ou  adressés  au  secré- 
tariat du  Conservatoire  de  Musique  avant  le  3i  octobre  1888,  et  porter  une 
épigraphe  ou  devise  qui  sera  répétée  sur  un  billet  cacheté  contenant  le  nom  et 
l'adresse  de  l'auteur,  qui  ne  doit  pas  se  faire  connaître  à  l'avance.  Les  concur- 
rents sont  prévenus  que  l'administration  ne  rendra  aucun  des  manuscrits  dé- 
posés. 


Par  arrêté  préfectoral  en  date  du  14  mars,  le  jury  chargé  du  classement  des 
partitions  envoyées  au  concours  ouvert  en  1887- 1888  par  la  ville  de  Paris  pour  la 
composition  d'une  œuvre  musicale  avec  soli,  chœurs  et  orchestre,  est  définiti- 
vement constitué  ainsi  qu'il  suit  :  —  membres  désignés  par  l'administration  : 
MM.  Schœlcher,  Jules  Claretie,  Lavignac,  Alexandre  Duvernoy;  —  membres 
désignés  par  le  conseil  municipal  :  MM.  Despatys,  Colonne,  d'Indy,  Hattat,  • 
Boll,  Levraud,  Emile  Richard,  Léo  Delibes;  —  membres  désignés  parles  con- 
currents :  MM.  Saint-Saéns,  Danbé,  Benjamin  Godard,  Emmanuel  Chabrier, 
Théodore  Dubois,  Guiraud,  Charles  Lefebvre,  Lamoureux.  Le  jury,  qui  sera 
présidé  par  le  préfet  de  la  Seine,  aura  pour  vice-président  M.  Schœlcher.  Sont 
ensuite  nommés  :  secrétaire,  M.  Armand  Renaud,  inspecteur  des  travaux  histo- 
riques de  la  ville  de  Paris;  secrétaires-adjoints,  MM.  Brown,  chef  de  bureau,  et 
Guérin,  secrétaire  du  préfet  de  la  Seine. 


Le   Musée  du  Luxembourg  vient  d'entrer  en   possession  d'un  paysage  du 
peintre  lyonnais  Allemand,  offert  par  la  veuve  de  cet  artiste.  Cette  œuvre  rappelle 


CHRONIQUE 


309 


à  la  fols,  mais  sans  qu'elle  puisse  leur  être  comparée  comme  mérite,  la  manière 
des  œuvres  de  Théodore  Rousseau  et  de  Jules  Dupré. 


Nous  relevons  dans  les  ventes  de  l'hôtel  Drouot,  faites  dans  le  courant  du 
mois  dernier,  parmi  les  principales  enchères  :  une  toile  de  petite  dimension,  la 
Tonte  des  moutons,  de  J.-F.  Millet,  adjugée  i3,ooo  fr.;  Un  massacre  dans  une 
église,  par  Isabey,  12,000  fr.  (ce  tableau,  qui  avait  figuré  au  Salon  de  1878,  avait 
fait  partie  de  la  collection  Saucède  et  passé  par  l'hôtel  Drouot  pour  6,25o  fr.  le 
14  février  1879)  ;  le  Pont  de  Mantes,  par  Daubigny,  sur  une  demande  de  6,000  fr., 
a  été  poussé  à  i3,ooo  fr.;  les  Braconniers,  par  Courbet,  3,3oo  fr.;  une  œuvre 
importante  d'Henner,  la  Toilette,  4,000  fr.;  l'Abreuvoir,  étude  par  Jules  Dupré, 
4,900  fr.;  les  Champs  aux  premières  clartés  du  matin,  par  Chintrcuil,  i,85ofr.; 
le  Fou,  par  Roybet.  3, 000  fr. ;  un  Troupeau  de  moutons,  par  Jacque,  3,075  fr. 

l.a  vente  Bonvin,  qui  était  faite  au  profit  de  la  fille  du  maître,  a  eu  lieu,  par 
une  malencontreuse  coïncidence,  précisément  le  jour  même  où  avait  lieu  l'expo- 
sition publique  du  mobilier  de  la  femme  galante,  assassinée  par  Pranzini,  et 
dans  une  salle  voisine  ;  en  sorte  que  la  cohue  des  curieux  avait  fini  par  rendre 
totalement  impossible  l'accès  de  la  salle  où  l'on  adjugeait  les  tableaux  de  Bonvin. 
Cette  circonstance  a  été  fatale  pour  le  résultat  des  enchères  qui  n'ont  pas 
dépassé,  au  total,  8,i5o  francs. 

Dans  une  vente  d'autographes,  on  a  payé  i55  francs  une  intéressante  lettre  de 
Beaumarchais.  Il  exige  qu'on  retire  du  répertoire  de  l'Opéra  le  Mariage  de 
Figaro  qu'il  n'a  pas  désiré  qu'on  jouât  et  qui  a  couvert  ses  frais.  «  J'en  ai  com- 
mencé un  autre,  je  viens  de  le  jetter  au  feu  et  que  le  dieu  des  vers  m'écorche  vif 
comme  Marsias  si  jamais  je  fais  rien  jouer  à  cette  indigne  pétaudière.  C'est  ce 
que  j'ai  dit  hautement  en  quittant  le  théâtre  ce  soir.  »  200  fr.  une  correspon- 
dance de  six  lettres  de  Sophie  Arnould;  plusieurs  partitions  autographes  parmi 
lesquelles  :  5oo  fr.  le  Docteur  Miracle,  manuscrit  comprenant  3o2  pages  d'un 
opéra  bouffe  de  Charles  Lecocq  qui  fut  représenté  aux  Bouffes  le  6  avril  1857,  et 
qui  fut  le  début  du  compositeur;  2  5o  fr.  la  partition  des  Jumeaux  de  Bergame, 
108  pages,  du  même  ;  200  fr.  le  finale  du  deuxième  acte  de  la  Fille  de  Madame 
Angot  :  cet  autographe  présente  des  corrections  et  des  variantes  dans  la  valse  ; 
200  fr.  également  la  Nuit  blanche,  partition  de  62  pages  d'une  opérette  d'Offen- 
bach  qui  fut  représentée  le  5  juin  i855. 

Plusieurs  œuvres  de  Bonvin,  comprises  dans  une  intéressante  collection  de 
tableaux  modernes,  ont  été  adjugées  récemment  ;  voici  les  prix  qu'ont  atteints 
quelques-uns  de  ces  tableaux  :  Moines  au  travail,  4,400  fr.;  l'École  des  Frères, 
2,600  fr.;  Nature  morte,   2,260  fr.;  le  Couvreur  tombé,  1,400  fr.;  la  Musique, 


3io  L'ARTISTE 


i,45o  fr.;  un  Écolier,  r,220  fr.;  VOuvroir,  1,000  fr,;  l'Apprenti  cordonnier, 
1,670  fr. 

Quelques  œuvres  de  Pigalle,  faisant  partie  de  la  succession  de  la  petite-fille 
du  sculpteur,  ont  été  vendues  le  17  mars  :  Y  Enfant  à  l'oiseau,  marbre,  15,000  tr.; 
VEn/ant  à  la  cage,  bronze,  dont  le  marbre  appartient  au  Musée  du  Louvre, 
9,5oo  fr.;  un  plâtre  peint,  d'après  le  Mercure  attachant  ses  talonnières,  du  Lou- 
vre, i,o5o  fr.  Un  tableau  de  Chardin,  représentant  Y  Atelier  de  Pigalle,  a  été 
adjugé  pour  8,000  fr. 

La  collection  Gellinard,  composée  de  tableaux  anciens  et  modernes,  a  donne 
un  résultat  très  satisfaisant  :  un  Portrait  d'Anne  d'Autriche,  par  Philippe  de 
Champaigne,  a  été  acquis  au  prix  de  C,ooo  fr.;  la  Comtesse  de  Valois,  par 
De  Troy,  7,000  fr.;  un  Portrait  de  femme,  par  Largillicre,  9,100  fr.;  de  Carie 
Van  Loo  :  le  Portrait  de  Louis  XV,  4,3oo  fr.;  YArrivde  de  Marie  Lecpnska  à 
Versailles,  11,000  fr.;  les  Portraits  de  la  duchesse  d'Etampes  et  de  son  fils, 
3,800  fr.;  d'Hyacinthe  Rigaud  :  les  portraits  de  la  Duchesse  de  Nemours, 
14,600  fr.;  Af™"  de  Prie,  16,600  fr.;  la  Princesse  de  Conti,  10,000  fr.;  de  Nattier, 
le  Portrait  de  la  duchesse  de  Berry,  fille  du  Régent,  en  Diane,  5,25o  fr.  Les 
tableaux  modernes  ont  atteint  aussi  des  prix  fort  honorables  :  le  total  de  cette 
vente  s'est  élevé  à  près  de  deux  cent  mille  francs. 


La  vente  delà  collection  Spencer,  composée  de  tableaux  modernes  très  impor- 
tants, vient  d'avoir  lieu  à  New-York  tout  récemment.  L'enchère  la  plus  importante 
a  été  atteinte  par  un  tableau  àtTroyon,  Animaux  fuyant  l'orage, (\u\  a  été  adjugé 
i3o,ooo  fr.;  le  même  tableau  avait  été  payé  63,ooo  fr.  à  la  vente  Paturle  qui  eut 
lieu  à  l'hôtel  Drouot  le  28  février  1872.  Le  Soir,  de  Jules  Breton,  a  été  vendu 
102, 5oo  fr.;  le  Charmeur  de  serpents,  de  Gérôme,  qui  avait  coûté  75,000  fr.  à 
M.  Spencer,  a  été  vendu  97,5oo  fr.;  le  Christ  au  tombeau,  par  Delacroix, 
53,000  fr  ;  les  Glaneuses,  un  petit  tableau  par  J.-F.  Millet,  52,ooo  fr.  Deux 
tableaux  par  Meissonier  ont  été  adjugés.  Un  porte-drapeau  de  la  garde  civique 
flamande,  46,000  fr.,  et  un  Musicien,  44,000  fr.  Un  petit  tableau,  Gardeuse  de 
moutons,  par  J.-F".  Millet,  37,5oo  fr.;  Coucher  de  soleil,  par  Th.  Rousseau, 
36,5oo  fr.;  Assomption  de  la  Vierge,  étude  par  Diaz,  i3,25o  fr.;  Effet  de  soleil, 
par  Daubigny,  43,25o  fr.;  Une  après-midi  d'été,  du  même,  25,ooo  fr.;  Une  ferme 
dans  le  Berri,  par  Th.  Rousseau,  26,000  fr.;  le  Matin,  par  Corot,  42,000  fr.; 
Une  ferme  à  l'Isle-Adam, par  Jules  Dupré,  i5,25o  fr.;  Une  après-midi  d'automne, 
par  Th.  Rousseau.  3o,5oo  fr:;  Tigre  se  désaltérant,  par  Delacroix,  3o,5oo  fr.: 
Après  l'orage,  par  Diaz,  3o,5oo  fr.;  Ferme  à  Coubon,  par  Corot,  35,ooo  fr.; 


CHRONIQUE 


3ii 


Fauconnier  arabe,  par  Fromentin,  32,5oo  fr.;  Une  fête  à  l'hôlel  Rambouillet,  par 
Isabey,  23,ooo  fr.;  Une  clairière  dans  la  forêt  de  Fontainebleau,  par  Diaz, 
23,5oo  fr. 

La  vente  de  cette  magnifique  collection  a  produit  la  somme  respectable  de 
1,420,025  francs;  elle  ne  comprenait  que  soixante-huit  tableaux. 


Par  de'cret,  le  conseil  d'administration  de  l'Association  des  artistes  peintres, 
sculpteurs,  architectes,  graveurs  et  dessinateurs,  est  autorisé  à  accepter  le  legs 
fait  à  cette  Association  par  le  sieur  David  ChassagnoUe  et  consistant  :  1°  en  une 
rente  annuelle  et  perpe'tuelle  de  1,000  fr.  payable  après  le  de'cès  de  l'e'pouse  du 
testateur,  à  la  charge  d'entretien  de  deux  tombes  ;  2"  en  une  rente  annuelle  et 
perpétuelle  de  2,000  fr.,  qui  prendra  le  nom  de  rente  Louis-David  ChassagnoUe, 
à  la  condition  que  cette  rente  sera  d'abord  servie,  leur  vie  durant,  aux  sieurs 
Henry  Gruyer  et  Félix  Giacometti,  peintres. 

Le  même  décret  autorise  le  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Beaux- 
Arts,  au  nom  de  l'État  :  i"  à  accepter,  pour  les  musées  nationaux  du  Louvre  et 
de  Versailles,  les  œuvres  d'art  léguées  à  ces  établissements  par  le  même  testa- 
teur et  évaluées  approximativement  à  la  somme  de  5, 000  fr.  ;  2»  à  accepter, 
pour  l'École  nationale  des  Beaux-Arts,  les  œuvres  d'art  et  manuscrits  légués  à 
cet  établissement  par  le  même  testateur  et  évalués  approximativement  à  la 
somme  de  11,000  francs. 

Aux  termes  du  même  décret,  le  ministre  de  la  Guerre,  au  nom  de  l'Etat,  est 
autorisé  à  accepter  le  legs  de  l'épéc  de  soirée  de  Louis  David,  legs  institué  au 
profit  du  musée  d'artillerie  par  le  sieur  David  ChassagnoUe. 


Une  correspondance  d'Amérique  nous  informe  que  le  Congrès  de  Washington 
va  être  saisi  d'une  proposition  tendant  à  permettre  l'entrée  en  franchise  des 
objets  d'art  importés  aux  États-Unis,  et  à  abolir  ainsi  les  droits  énormes  qui 
existent  depuis  i883.  Mais  il  est  à  craindre  que  les  protectionnistes  ne  soient 
encore  en  majorité  au  Congrès  américain  pour  maintenir  le  présent  état  de 
choses.  Les  artistes  et  les  marchands  de  tableaux  de  notre  pays  auraient  tort  de 
faire  quelque  fondement  sur  le  succès  de  cette  proposition  libérale  qui  dégrève- 
rait de  tous  droits  l'importation  des  objets  d'art  ;  ce  serait  s'illusionner  au  delà 
du  vraisemblable.  L'éventualité  la  plus  probable  est  que  l'on  se  bornera  à  abais- 


3ia  L  ARTISTE 


ser  de  dis  ou,  au  maximum,  de  vingt  pour  cent  les  droits  actuellement  existants, 
ce  qui  rétablirait  le  régime  antérieur  à  la  surtaxe  de  i883. 


L'Assistance  publique  mettra  prochainement  au  concours  un  avant-projet  de 
construction  de  l'hospice  Debrousse.  Par  son  testament,  en  date  du  23  mars  1882, 
Mme  la  baronne  Alquier,  née  Debrousse,  décédée  le  18  octobre  i883,  a  fait  un 
legs  à  cette  administration,  dans  les  termes  suivants  :  «  Le  reste  de  ma  fortune 
devra  être  employé  à  la  construction  et  établissement  d'un  hospice  à  Paris, 
laquelle  fondation  portera  le  nom  d'hospice  Debrousse  et  sera  desservie,  autant 
que  possible,  par  des  religieuses,  à  moins  qu'une  nouvelle  loi  ne  les  interdise  en 
France.  Le  Conseil  municipal  de  Paris  devra  nommer  trois  membres  pris  dans 
son  sein  pour  mener  vivement  et  à  bien  l'établissement  en  question.  » 

Toutes  les  formalités  légales  et  celles  requises  par  le  testament  ayant  été 
remplies,  l'administration  s'est  rendue  acquéreur,  pour  y  construire  le  nouvel 
hospice,  d'une  propriété  sise  rue  de  Bagnolet. 

Le  concours  ne  porte  que  sur  un  avant-projet;  l'exécution  définitive  du  projet 
et  le  choix  de  l'architecte  sont  réservés.  Le  programme  fixe  le  montant  des 
primes  à  3, 000,  2,000  et  1,000  francs.  Les  projets  primés  resteront  la  pro- 
priété de  l'administration  pour  servir  de  base  à  l'établissement  du  projet  défi- 
nitif. 


Depuis  quelque  temps,  le  problème  de  l'interprétation  à  donner  à  la  Vénus  de 
Milo  a  un  regain  de  vogue.  Les  hypothèses  les  plus  diverses  sont  mises  en  avant 
par  les  archéologues  et  les  critiques  d'art  de  tous  pays.  D'après  la  théorie 
récemment  émise  par  un  archéologue  américain,  M.  Stillman,  la  merveilleuse 
statue  du  Louvre  ne  serait  pas  une  Vénus,  mais  la  Victoire  aptère  de  l'Acropole 
d'Athènes,  et  serait  l'œuvre  du  sculpteur  Scopas.  La  déesse  primitivement  aurait 
tenu  de  la  main  gauche  un  bouclier  appuyé  sur  son  genou,  et  de  la  droite  un 
style  avec  lequel  elle  écrivait  sur  le  boucherie  nom  des  héros  athéniens.  Tel  est 
succintement  le  système  développé  par  M.  Stillman  dans  un  livre  naguère  publié 
à  Boston.  La  conclusion  n'est  pas  nouvelle  ;  elle  est  conforme  à  celle  de  Millin- 
gen  et  de  beaucoup  d'autres  archéologues  ;  ce  qui  est  nouveau,  dans  l'ouvrage 
du  critique  américain,  ce  sont  les  arguments  qu'il  a  apportés  à  l'appui  de  sa 
thèse  et  qui  résultent  de  recherches  qu'il  a  faites  pendant  une  excursion  à  l'ile 
de  Milo,  ainsi  que  d'ingénieux  rapprochements  avec  d'autres  statues  antiques. 

Une  analyse,  publiée  par  le  Temps,  du  livre  de  l'érudit  américain  a  provoqué 


CHRONIQUE  3i3 


une  autre  hypothèse  qui  a  fait  l'objet  de  la  lettre  suivante,  adressée  au  directeur 
de  ce  journal  : 

«  Marseille. 
c  Monsieur, 

n  J'ai  lu  avec  un  vif  inte'rêt,  dans  votre  journal,  la  nouvelle  identification  par 
M.  Stillman  de  la  Vénus  de  Milo. 

«  A  mon  humble  avis,  ce  marbre  radieux  n'est  ni  une  Aphrodite,  ni  une  Niké  ; 
son  vrai  nom  se  trouve  dans  Euripide,  dans  le  récit  fait  par  Talthybios  à  Hécube 
de  la  mort  de  sa  fille  : 

«  Ayant  saisi  son  péplum  du  sommet  de  ses  épaules,  elle  le  déchira  (le  laissa 
«  tomber),  jusqu'au  milieu  de  ses  hanches,  au-dessous  du  nombril,  elle  montra 
«  ses  seins  et  sa  poitrine  beaux  comme  ceux  d'une  statue,  et  ayant  posé  le  genou 
«  en  terre...  » 

«  C'est  donc  une  Polysène.  Elle  en  a  l'attitude  et  le  caractère,  la  bravade 
héroïque. 

«  Euripide  a  pu  décrire  la  statue  existant  de  son  temps,  ou  bien  le  démiurge, 
l'artiste  s'est  inspiré  des  vers  du  poète  pour  réaliser  le  type.  Il  aurait 
saisi  le  moment  où  Polyxène,  se  portant  en  avant,  allait  mettre  genou 
en  terre. 

Il  Je  livre  cette  hypothèse  à  de  plus  savants  que  moi. 

«  A  ce  propos,  pourquoi  laisse-t-on  frissonner  cet  idéal  de  beauté  dans  un 
humide  caveau  ?  Ce  chef-d'œuvre  ne  peut  s'épanouir  dans  l'atmosphère  lumi- 
neuse de  sa  patrie  ;  mais  pourquoi  ne  le  placerait-on  pas,  pour  le  moins,  au 
centre  du  salon  carré  du  Louvre  ? 

«  Agréez,  etc.  «  Agnostos.  » 

Tout  cela  peut  être  fort  plausible,  sauf  toutefois  la  critique  adressée  à  la  place 
assignée  dans  le  Musée  du  Louvre  à  ce  chef-d'œuvre.  La  galerie  des  Antiques 
n'est  rien  moins  qu'un  «  humide  caveau  »,  et  la  salle  de  marbre  au  centre  de 
laquelle  se  dresse  la  majestueuse  déesse,  forme  à  sa  splendide  beauté  un  cadre 
autrement  approprié  que  ne  le  ferait  le  Salon  carré,  dont  l'ordonnance  ne 
rappelle  en  rien,  avec  les  chefs-d'œuvre  de  toutes  les  écoles  qui  y  sont  exposés, 
l'harmonieuse  et  hiératique  ornementation  qui  donnait  aux  temples  grecs  ce 
caractère  sacré  et  cette  solennité  si  vantés. 


Un  décret,   conforme  à  une  délibération  du  Conseil  municipal  de  Paris,  au- 
torise l'érection  d'une  statue  de  Danton  sur  le  terre-plein  formant  l'angle  de  la 


3i4  L'ARTISTE 


rue  de  l'École-de-Médecine  et  du  boulevard  Saint-Germain.  L'emplacement 
choisi,  qui  est  voisin  de  celui  où  s'élève  déjà  la  statue  du  savant  anthro- 
pologiste  Broca,  est  à  proximité  de  la  Cour  du  Commerce  où  demeurait 
Danton,  et  de  l'endroit  où  se  trouvait,  avant  le  percement  du  boulevard  Saint- 
Germain,  la  maison  habitée  par  Marat.  Les  Parisiens  épris  de  pittoresque  et 
curieux  de  souvenirs  historiques,  se  rappellent  cette  maison  avec  sa  jolie  tou- 
relle en  encorbellement,  surmontée  d'un  élégant  campanile,  qui  en  embellissait 
si  heureusement  l'angle  à  l'intersection  des  rues  Dupuytren  et  de  l'Ecole-de- 
Médecine. 

On  raconte  qu'aux  premiers  temps  de  la  Convention,  avant  que  la  fureur  des 
discordes  politiques  eût  divisé  les  deux  tribuns,  Danton  en  sortant  de  chez  lui 
pour  aller  à  la  séance  passait  habituellement  sous  les  fenêtresdc  l'a  ami  du 
peuple  »,  et  de  sa  voix  de  stentor  :  «  Hé  1  Marat  1  »  hélait-il.  A  cet  appel  bien 
connu,  la  tête  de  Marat,  coiffée  du  sordide  foulard  légendaire,  s'encadrait  au 
croisillon  de  la  tourelle. —  «  Je  descends  p,  répondait-il.  Et  tous  deux  s'achemi- 
naient de  compagnie  vers  la  Convention. 

L'emplacement  a  été  bien  choisi  pour  la  statue  de  Danton,  dans  ce  quartier 
où  les  souvenirs  révolutionnaires  sont  partout  :  Camille  Desmoulins  habitait, 
tout  près  de  là,  aux  abords  de  l'Odéon;  un  peu  plus  loin,  vers  Saint-Germain- 
des-Prés,  se  trouvait  l'Abbaye,  de  sinistre  mémoire. 


Le  peintre  Charles  Camino  vient  de  mourir  à  l'âge  de  soixante-trois  ans. 
C'était  un  artiste  de  goût  et  de  talent  en  même  temps  qu'un  miniaturiste  très 
habile  ;  il  excellait  dans  un  genre  qu'il  avait  fait  sien,  l'aquarelle  sur  ivoire,  et 
auquel  appartient  l'Étude  dont  nous  annoncions,  dans  notre  précédente  livraison, 
l'entrée  au  Musée  du  Luxembourg;  c'est  une  œuvre  très  délicate  et  qui  témoigne 
d'une  légèreté  d'exécution  absolument  séduisante. 


Un  jeune  artiste  qui  avait  fait  preuve  d'un  talent  précoce  et  dont  les  tableaux 
avaient  été  remarqués  aux  derniers  Salons,  Marc-Aurèle  Beaugrand,  vient  de 
mourir  à  l'âge  de  vingt-sept  ans.  Ses  principales  œuvres,  qu'il  signait  Marc- 
Aurèle,  sont  une  Sainte  Cécile,  la  Repasseuse,  Accalmie,  le  Fournil.  A  quatorze  ans, 
il  envoyait  au  Salon  une  aquarelle.  Instruments  de  musique,  qui  n'était  pas  sans 
mérite.  Marc-Aurèle  a  collaboré,  comme  dessinateur,  à  plusieurs  journaux 
illustrés. 


CHRONIQUE 


3i5 


On  annonce  la  mort  du  peintre  orientaliste  Théodore  Frère-Bey.  Né  à  Paris 
en  i8i5,  il  avait  été  l'élève  de  Coignet  et  de  Roqueplan;  de  bonne  heure,  il  partit 
pour  l'Algérie  et  y  passa  de  longues  années,  parcourant  la  région  dans  tous  les 
sens  et  recueillant  dans  ses  voyages  des  études  en  grand  nombre  qui  lui  servi- 
rent pour  ses  curieux  tableaux,  dont  on  remarquait,  aux  Salons  annuels,  l'inté- 
ressante originalité  :  couchers  de  soleil  flamboyants  où  se  découpaient  des 
silhouettes  de  palmiers;  chameliers  en  marche  se  profilant  sur  l'immensité  du 
désert;  oasis  aux  sources  claires,  baignées  des  dernières  clartés  du  couchant  et 
reposées  dans  le  calme  du  soir.  Ces  oeuvres  étaient  généralement  fort  appré- 
ciées ;  elles  attestent  une  grande  sincérité  artistique  et  un  talent  bien  per- 
sonnel. 


Dans  notre  précédente  livraison  nous  avons  annoncé  la  mort  du  peintre 
orientaliste  Félix-Auguste  Clément  ;  nous  publions  aujourd'hui  la  gravure  d'une 
œuvre  importante  de  cet  artiste  de  talent,  la  Circassienne  an  harem,  exposée 
d'abord  au  Salon  de  1880,  puisa  l'Exposition  nationale  des  Beaux-Arts, en  i883. 
I^e  sujet  de  ce  tableau  avait  été  fourni  au  peintre  par  ce  passage  du  Don  Juan 
de  Lord  Byron  :  «  Dudu  semblait  une  espèce  de  Vénus  endormie,  néanmoins 
très  propre  à  tuer  le  sommeil  de  ceux  qui  contemplaient  le  teint  clair  de  ses 
joues,  son  front  athénien  et  son  nez  digne  de  Phidias  ;  ses  formes  offraient  peu 
d'angles,  il  est  vrai;  elle  aurait  pu  être  plus  mince  et  n'y  rien  perdre  ;  cependant 
il  serait  difficile  de  déterminer  ce  qu'on  aurait  pu  retrancher  en  elle  sans  nuire 
à  ses  charmes.  —  Elle  n'était  pas  extraordinairement  vive  ;  mais  elle  s'insinuait 
dans  votre  esprit  comme  une  aurore  du  mois  de  mai.  Une  douce  lumière  flatte 
les  yeux  ;  les  siens  n'étaient  pas  trop  brillants,  mais  à  demi  fermés,  ils  inspi- 
raient une  tendre  émotion  à  ceux  qui  la  regardaient.  Elle  sernblait  (la  compa- 
raison est  toute  neuve),  elle  semblait,  dis-je,  un  marbre  nouvellement  taillé,  une 
autre  statue  de  Pygmalion  s'éveillant  timidement  à  la  vie,  au  moment  où  l'exis- 
tence et  le  marbre  luttent  encore  en  elle.  »  [Don  Juan,  chant  VI,  42-43  ;  tra- 
duction d'Amédée  Pichot.) 


LES     THÉÂTRES 


CoMÉDiE-FRANÇAtsE  :   Rcpiisc  de  la  Princesse  Georges,  pièce  en  trois  actes,  de 

M.  Alexandre  Dumas  fies. 


EPUis  que  le  divorce  est  entre  dans  nos 
lois,  ce  qui  nous  paraît  un  signe  non 
équivoque  qu'il  est  en  passe  d'entrer 
aussi  dans  nos  mœurs,  c'est  la  singu- 
lière impression  qu'a  faite  sur  le  public 
la  reprise,  à  la  Comédie-Française,  de 
la  Princesse  Georges.  Entre  l'adultère 
de  son  mari  et  la  futile  et  mondaine 
existence  de  sa  mère,  l'héroïne  subit 
l'irrémédiable  fatalité  d'une  situation 
sans  issue;  vienne  le  divorce, et  la  por- 
tée de  la  pièce  sera  singulièrement  diminuée  aux  yeux  de  ceux  qui  ne  voient 
pas  que  le  théâtre  vit  de  fiction,  et  pour  lesquels  une  œuvre  dramatique  est 
surtout  un  fait  divers  habilement  agencé.  Quelque  dominante  que  soit,  même 
en  présence  d'une  conception  d'art,  cette  préoccupation  de  l'actualité,  fort 
explicable  d'ailleurs  par  le  temps  de  réalisme  qui  court,  nous  n'admettons  pas 
que  l'on  doive  juger  une  œuvre  telle  que  la  Princesse  Georges,  à  un  point  de 
vue  aussi  contingent.  Est-ce  bien,  au  surplus,  le  public  qui  juge  de  la  sorte? 
Non,  certes  ;  mais  bien  plutôt  l'essaim  de  reporters,  soiristes  et  lundistes,  dont 
la  mission  est  de  proclamer  aux  quatre  vents  de  la  publicité  parisienne  le  cas 
qu'il  faut  faire  de  telle  ou  telle  pièce.  Le  public,  lui,  n'a  qu'une  façon  de  mani- 


LES   THEATRES 


3i7 


fester  son  sentiment,  c'est  en  allant  voir  la  pièce  ou  en  n'y  allant  pas.  Or,  en 
l'espèce,  la  faveur  avec  laquelle  il  a  accueilli  la  Princesse  Georges  témoigne  de 
l'intérêt  qu'il  a  pris  à  son  entrée  au  répertoire  de  la  Comédie-Française. 

Là,  sans  doute,  l'interprétation  n'a  pas  été  sans  reproche;  mais  la  débutante, 
M"«  Brandès,  a  fait  preuve  de  qualités  précieuses,  de  celles  que  l'enseignement 
et  l'étude  ne  suffisent  pas  à  donner  à  une  artiste  ;  elle  a,  à  la  fois,  le  tempéra- 
ment et  le  masque  dramatiques,  et  un  talent  personnel,  dont  l'inexpérience 
n'est  pas  le  moindre  défaut.  Pour  ses  débuts,  elle  a  vaillamment  soutenu  un 
rôle  très  lourd  ;  le  succès  qu'elle  y  a  remporté  lui  sera  un  puissant  encourage- 
ment. M""  Maria  Legault  a  mis  plus  de  froideur  hautaine  et  inconsciente  que 
de  perversité,  dans  le  rôle  de  Sylvanie  que,  plastiquement,  elle  incarne  à  mer- 
veille. 


Opéra-Comique  :  Madame  Tiirhtpin,  opéra-comique  en  deux  actes,  de  MM.  Cor- 
MON  et  Grandvallet,  musique  de  M.  Ernest  GuuiAUD. 


Ceux  qui  se  rappellent  avec  quel  succès  la  charmante  partition  de  Madame 
Tttrlupin  avait  été  représentée  jadis  au  théâtre  de  l'Athénée,  s'étonnaient  à  bon 
droit  que  l'Opéra-Comique  n'eût  pas  mis  cet  ouvrage  dans  son  répertoire  cou- 
rant. Pour  singulière  que  la  chose  paraisse,  c'est,  paraît-il,  à  cause  de  son  titre 
que  l'ancienne  direction,  pourtant  fort  sympathique  au  talent  et  à  la  personna- 
lité de  M.  Guiraud,  s'était  refusée  à  reprendre  Madame  Turlupin.  Mieux  avisé, 
M.  Paravey  a  eu  l'heureuse  pensée  d'inaugurer  son  administration  par  cette 
reprise,  et  l'accueil  qu'y  a  fait  le  public  a  montré  qu'il  avait  été  bien  inspiré. 

Nul  compositeur  ne  pousse  plus  loin  que  M.  Guiraud  le  respect  de  son  art. 
Dans  Madame  Turlupin,  comme  dans  tous  ses  autres  ouvrages,  rien  ne  se  ren- 
contre de  banal  ni  d'un  goût  douteux  ;  les  idées  sont  gracieuses  et  originales, 
le  tour  symphonique,  d'un  style  très  ferme,  les  mélodies  d'une  distinction  et 
d'un  charme  qui  sont  le  secret  de  l'auteur.  M.  Guiraud  continue  les  traditions 
du  genre  français  de  l'opéra-comique  avec  un  art  et  surtout  une  distinction  que 
SCS  prédécesseurs  ne  connurent  pas  toujours. 

A  vouloir  citer  les  morceaux  qui  ont  visiblement  charmé  le  public,  il  faudrait 
citer  toute  la  partition,  depuis  le  chœur  des  buveurs  qui  sert  d'introduction, 
jusqu'au  quatuor  et  la  grande  scène  finale  :  M""  Merguillier  est  ravissante  d'es- 
prit et  d'entrain  dans  le  rôle  de  Maguelone,  et  M.  Fugère  interprète  celui  de 
Turlupin  avec  une  verve  bien  amusante  et  beaucoup  de  brio. 

Il  convient  de  féliciter  M.  Paravey  d'avoir  enrichi,  pour  ses  débuts  dans  la 
direction  de  l'Opéra-Comique,  le  répertoire  de  ce  théâtre,  d'une  œuvre  exquise 
et  d'une  haute  valeur  artistique. 


LA  MUSIQUE  A  MONTE-CARLO 


AMPA,  les  Diamants  de  la  couronne,  Lakmé  et  Mignon, 
telles  sont  les  œuvres  par  lesquelles  le  thc'àtre  du 
.,  U  Casino  a  clos  la  saison  qui  a  ctc  l'une  des  plus  bril- 
v\c'  lantes  auxquelles  nous  ayons  assisté  :  l'administration 
^:  a  conquis  d'unanimes  éloges,  d'autant  plus  précieux 
.""  que  les  dilettantes  raffinés  sont  toujours  nombreux 
dans  la  colonie  étrangère. 
La  représentation  de  Mignon,  qui  était  impatiemment  attendue,-a  été  de  tous 
points  fort  réussie.  C'était  M"«  Sigfrid-Arnoldson,  la  jeune  étoile  suédoise,  qui 
prêtait  au  personnage  de  Mignon  le  charme  de  son  talent  et  de  sa  poétique 
beauté  blonde,  telle  que  Goethe  dut  la  rêver  pour  son  héroïne.  Une  ovation  bien 
méritée  lui  a  été  faite  "après  la  romance  du  premier  acte.  Le  chef-d'œuvre  d'Am- 
broise  Thomas  a  été  supérieurement  interprété  :  M"«  Hamann  dans  Philine, 
M.  Degenne  dans  Wilhelm  Meister,  M.  Degrave  dans  Lothario  ont  largement 
contribué  à  l'éclat  de  cette  belle  représentation,  donnée  devant  une  salle 
comble. 

L'une  des  plus  brillantes  soirées  a  été  celle  où  nos  excellents  artistes  ont  chanté 
Lakmé.  A  Monte-Carlo,  comme  à  Paris,  comme  partout  où  elle  a  été  entendue, 
la  charmante  partition  de  Léo  Dclibes  a  été  très  goûtée  par  le  public  choisi  qui 


LA    MUSIQUE   A   MONTE-CARLO 


3i9 


suit  assidûment  les  représentations.  Il  est  juste  de  dire  que  les  interprètes  ont 
partagé  les  applaudissements  avec  le  compositeur,  et  qu'il  est  rare  de  trouver 
un  ensemble  aussi  complet  et  aussi  homogène  d'artistes  qui  ont  tous  une  par- 
faite intelligence  de  leurs  rôles.  De  combien  de  troupes  dramatiques  ou  lyriques, 
même  parmi  les  plus  ren